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Plan de lutte contre la radicalisation : La course d’un poulet sans tête

En politique publique, « il ne s’agit pas de s’agiter pour s’agiter », a déclaré le président de la République en début d’année. Les mesures prises en détention depuis un an au titre de la lutte contre le terrorisme ressemblent pourtant assez à cela. En ébullition, depuis que la prison est désignée comme un foyer de radicalisation, l’administration pénitentiaire est sommée de trouver des réponses et peine à donner corps et sens à des annonces politiques faites précipitamment dans une logique d’affichage.

Quelques jours après les attentats de janvier 2015, le Premier ministre a annoncé la création en prison de plusieurs « quartiers spécifiques » pour les « détenus considérés comme radicalisés », sur la base de l’expérimentation initiée à Fresnes trois mois plus tôt. Puis, dans la foulée, tout un plan a été déroulé. D’un côté, on renforce la sécurité des établissements. On acquiert de nouveaux brouilleurs de téléphone portable. On augmente les fouilles de cellules. On crée des cellules régionales de renseignement pénitentiaire. On recrute des analystes-veilleurs des réseaux sociaux. D’un autre, on lance des recherches-actions pour définir de nouvelles modalités de détection et de prise en charge des personnes radicalisées. On recrute des éducateurs et des psychologues. On annonce en outre une hausse des budgets dévolus aux activités mais aussi à l’aumônerie musulmane pour permettre de nouveaux recrutements (soixante en deux ans) (1).

© Grégoire Korganow / CGLPL

Un plan média actif

Un an plus tard, sous le feu des médias et de parlementaires inquiets, le gouvernement entend démontrer que son plan de lutte anti-terroriste (PLAT) en prison est désormais opérationnel. Notamment sa mesure phare : les quartiers spécifiques appelés « unités dédiées ». Devant l’Assemblée nationale, le nouveau garde des Sceaux a assuré, le 3 mars dernier, que le pays compte désormais cinq unités, de vingt à trente places chacune. Deux dédiées à l’évaluation des personnes dites radicalisées, l’une à Fresnes (dans les locaux de l’ancienne expérimentation), l’autre à Fleury. Et trois destinées à leur prise en charge : à Fleury encore, Osny et Lille-Annœullin. De son côté, l’administration pénitentiaire communique à tour de bras depuis leur ouverture, annoncée le 25 janvier dernier. A la presse, elle explique que les détenus considérés radicalisés par les services pénitentiaires, renseignement compris, « passent d’abord par une phase de diagnostic, d’une durée d’un mois » dans les unités d’évaluation. Les affectations se font ensuite, selon « leur degré de radicalité, d’imprégnation religieuse » et « leur risque de passage à l’acte ». Les « plus à risques » sont placés à l’isolement. Ceux qui sont « dans une démarche de prise de conscience avancée » et « ne présentent pas de risque de prosélytisme » sont affectés en détention ordinaire. Et les autres sont répartis dans les unités de prise en charge en fonction de leur accessibilité à la remise en question : Osny et Fleury pour les moins endurcis, Lille-Annœullin pour les autres. Là-bas, ils suivent « des programmes de trois à six mois » destinés à les amener « à se désengager de la violence ».

Des outils d’évaluation « non stabilisés »

Mais entre les discours et la réalité, il y a un gap. Sur les cinq unités dédiées, deux ne sont pas matériellement constituées, celles de Fleury. Par ailleurs, les affectations se font pour l’instant sur seul critère judiciaire, celui d’être condamné ou mis en cause pour une « infraction en lien avec le terrorisme et l’islam radical ». Les autres profils, qui pourraient être concernés mais détenus pour d’autres motifs, ne sont pas intégrés. Car, admet l’administration, « l’outil » qui permettrait un premier niveau d’évaluation en détention « n’est pas encore stabilisé ». Le dispositif mis en place revient dès lors à la pratique qui avait cours dans l’unité expérimentale de Fresnes et avait été épinglée par la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL). Car elle aboutit à « inclure dans le processus de regroupement » des personnes aux « niveaux d’ancrage très disparates » dans la radicalisation. C’est notamment le cas des « retours de Syrie », écroués indistinctement pour « participation à une association de malfaiteur en relation avec une entreprise terroriste », alors qu’ils recouvrent une variété de profils : ceux qui ont participé aux combats, ceux qui n’y sont restés que brièvement et sont revenus traumatisés ou désabusés, ceux qui n’ont apporté qu’une aide logistique à des départs, ceux dont le voyage a été avorté, etc. En les confinant ensemble, on accroît le risque de pression sur les plus vulnérables.Plusieurs détenus affectés dans l’ancienne unité de Fresnes avaient d’ailleurs fait part au CGLPL de leur crainte « de ne pouvoir se défaire de l’emprise de leurs codétenus ». La nouvelle unité d’évaluation de Fresnes – comptant une vingtaine de détenus – aurait justement pour objectif de faire le tri parmi ces différents niveaux d’ancrage, d’évaluer « l’existence ou non d’un risque de passage à l’acte violent », « les facteurs de radicalisation » et, le cas échéant, « la capacité de la personne à adhérer à un programme de prise en charge » (2). Il s’agirait de dégager pour chacun des axes de travail et un plan d’accompagnement, hors ou en unité dédiée. Des outils et méthodes d’accompagnement spécifiques seraient testés à cet effet, avec comme principe, le croisement de regard des différents professionnels (conseillers d’insertion et de probation, surveillants, éducateur, psychologue, direction, magistrats, etc.) et un temps d’évaluation de quatre à six semaines. Cependant, en liant évaluation et affectation dans un même lieu, le nouveau dispositif ne règle en rien la problématique soulevée par le CGLPL.

Quand le « détenu modèle » devient suspect

Autre élément alarmant : en l’absence même d’outil standardisé, l’administration encourage ses personnels, hors unités dédiées, à procéder à des signalements pour alimenter le renseignement pénitentiaire ou alerter les directeurs d’établissement, afin d’augmenter le niveau de surveillance des personnes considérées comme radicalisées. Car en détention ordinaire, la « prise en charge » relève encore essentiellement de ce registre : accentuation des fouilles, des contrôles des relations internes et des communications extérieures, voire placement à l’isolement. Or, ceci se passe sur des bases d’autant plus incertaines que personne ne semble bien savoir ce qui doit être signalé. De la cible première qui était le détenu prosélyte à posture fondamentaliste avec attitude de violence, on est passé, avec le concept de « dissimulation », à un prisme bien plus large. Amedy Coulibaly pris en exemple, le terroriste potentiel peut désormais se cacher derrière celui qui ne présente aucun signe ostentatoire de radicalité islamiste. Suivant cette logique, même le « détenu modèle » devient suspect. On invite ainsi à ne pas négliger les « signaux faibles » (3), sans toutefois les définir ; dans un contexte où l’on avance que certains « passent de non pratiquant à djihadiste sans passer par la case religieux radical ». « Il faut chercher ce qui est de l’ordre de l’invisible » relève un responsable de l’administration pénitentiaire. Aux personnels de s’y retrouver… Et l’on voit bien que les esprits s’échauffent. Un détenu qui devient « calme, posé, docile, c’est désormais suspect ! » souligne un officier d’encadrement à Fleury-Mérogis. « Pourquoi attendre qu’un signe se manifeste ? Que se passe-t-il si aucun signe n’est observable ? Le risque sera-t-il considéré comme non établi ? Sera-t-il pour autant inexistant ? » (4) se demande le syndicat péntentiaire UFAP-UNSA.

Le règne de « l’a priori du doute négatif »

Certains services de probation tentent de trouver des supports ailleurs, en se tournant vers des méthodes étrangères ou des outils élaborés par des organismes comme l’Association de recherche en criminologie appliquée (Arca), composée de chercheurs et praticiens en psychologie et sociologie. Mais, dans le flou, le plus grand nombre se fonde sur ses impressions et surtout ses craintes, au cœur d’une ambiance « anxiogène » où « tout le monde voit des radicaux partout » (5). Une barbe longue non taillée, une djellaba, une absence de télévision en cellule, une intensification des prières, le fait de tenir des discours empreints de religion, de critiquer les autres confessions, ou de contester formellement l’intervention de la France en Syrie peuvent motiver des signalements – entretenant les amalgames entre pratiquant, rigoriste religieux, prosélyte, fondamentaliste ou radicalisé, entendu comme prônant l’action violente au nom d’une vision extrémiste de l’islam. C’est le règne de « l’a priori du doute négatif », avec un effet de ciblage sur les détenus musulmans. Certains évitent même de se déclarer musulmans pour éviter la stigmatisation ; avec en retour des soupçons accrus lorsque l’administration s’aperçoit de la « dissimulation ». De nouvelles grilles de détection, adaptées aux différents corps professionnels (surveillants, encadrement-direction, SPIP), seraient en cours d’élaboration. Sans que l’on sache si elles tiendront compte des acquis de la recherche-action (6) menée durant un an par l’Association française des victimes du terrorisme (AfVT) et l’Association dialogues citoyens (ADC), et qui insistent sur la nécessité de s’intéresser aux « parcours de vie » des détenus et notamment à leurs « parcours de violences subies » (cf. 5). Plutôt qu’à la longueur de leur barbe. Ces outils permettront peut-être de réduire un peu les préjugés. Comme les formations dispensées aux personnels pour améliorer leur connaissance de l’islam et des phénomènes de radicalisation (7), qui s’avèrent essentielles. Au sortir de ces modules, certains déclarent : « Il y a une semaine, je pensais qu’un salafiste était un terroriste. »  Toutefois, même si ces grilles s’inspirent de la recherche-action, elles ne lèveront pas une autre limite : comment attendre que les détenus se livrent sincèrement sur leurs parcours et leurs idées, si la perspective qui leur est laissée est un contrôle accru, une surveillance de leurs proches, voire une affectation en unité dédiée qui entraînera un effet d’étiquetage durable ?

L’unité dédiée d’Annœullin : une « coquille vide »

A Lille-Annœullin, où quelques détenus ont été transférés fin janvier dans l’unité installée dans l’ancien quartier maison centrale, les personnels évoquent une « coquille vide » : du « quotidien de maison d’arrêt ». Aucun programme spécifique n’a pour l’instant été mis en place. Et les détenus ne sont pas passés par l’unité d’évaluation de Fresnes – qui a démarré parallèlement. L’administration conçoit en réalité cette unité comme une « alternative » à « l’isolement » (cf. 2). A Osny en revanche – qui a ouvert à la même période, un dispositif a été créé, inspiré de la recherche-action menée par l’AfVT et ADC, qui avait aussi pour commande l’expérimentation de nouvelles méthodes de prise en charge. Sont prévus : formation, entretiens individuels, mais aussi des groupes de parole avec l’intervention de victimes du terrorisme, de repentis, de spécialistes en géopolitique et de théologiens pour amener les participants « à développer leur esprit critique », « les reconnecter à leurs propres émotions » (8) et provoquer une remise en question. « Notre objectif est d’agir sur une déviance violente », avance le directeur d’Osny. Cependant, certains principes essentiels de la recherche-action – dont les résultats étaient pourtant estimés encourageants – semblent avoir été abandonnés en cours de route. « Il y a un risque que nos recommandations se perdent dans les tiroirs », soulignait Eduardo Valenzuela, secrétaire général d’ADC. En effet. Là, où le dispositif expérimenté reposait sur le volontariat et la fidélisation et n’était en rien lié à une affectation en unité dédiée, ici, le suivi du programme est contraint ; sous peine de « recadrage », voire de menace de « transfert vers une autre unité » ou de placement à « l’isolement » (cf. 2). Par ailleurs, si le succès de l’expérimentation était en grande partie liée à l’hétérogénéité des publics, à la confrontation à d’autres modes de réflexion (quelques détenus dits leaders positifs et n’ayant rien à voir avec la mouvance radicale y étaient intégrés), le groupe est ici endogène. Et on voit mal comment la « libre expression », le sentiment « de ne pas être “jugés” sur leurs opinions » (9) présentés comme des éléments essentiels à la dynamique peuvent être préservés, dès lors que du « comportement » et des « discours » (cf. 2) dépend la sortie de l’unité dédiée, voire leur avenir pénal. Il est en effet prévu qu’une synthèse des évaluations faites sur les personnes soit transmise au juge de l’application des peines, ou au magistrat saisi de la procédure pour les prévenus.

Régime de surveillance extrême et stigmatisant

Ainsi conçu, il y a tout lieu de penser que le programme porte en germe son échec : incitation aux discours de façade et probable renfort de sentiments de rejet, discrimination et révolte en cas de maintien en unité. Car si le séjour est censé être « provisoire » et ne pas « se prolonger au-delà de six mois », l’administration prévoit qu’il peut y avoir « exception » (cf. 2) – sans la définir. Or, l’affectation s’accompagne d’un principe de suspicion maximale, quels que soient le parcours ou l’évolution. Pour tous les détenus en unité, l’administration préconise, en raison de leur « dangerosité », une observation « constante » de « leurs habitudes », de « leurs préoccupations » et de « leur réseau relationnel ». On demande aux personnels d’être attentifs à tout et de mettre « à profit l’ensemble de [leurs] facultés sensorielles » : analyser les « signes de communication non verbale », « être à l’écoute de tous les bruits » et même de « l’absence de bruit » … Les courriers doivent être aussi passés au peigne fin et exploités. Comme les communications téléphoniques. Les parloirs peuvent faire l’objet d’une « surveillance visuelle en continu ». Et les « relations » de leurs proches « avec les autres familles » ne doivent pas être négligées. On prescrit des fouilles régulières de tous les locaux où ils peuvent se rendre. Et les fouilles à nu peuvent être systématiques. En d’autres termes, on attend des détenus en unités dédiées qu’ils se ré-affilient, qu’ils renouent avec la société, modulent leur colère, tout en les soumettant à un régime spécifique extrêmement coercitif et stigmatisant, propre à nourrir le malaise identitaire, les frustrations et les humiliations. Avec un effet d’étiquetage probablement indélébile. Au sujet de l’ancienne expérimentation de Fresnes, l’administration pénitentiaire reconnaissait que l’une des difficultés est « de savoir comment on en sort ». La question reste entière. Car comment cela se passera en cas de réaffectation en détention ordinaire ? Quel regard sera porté sur eux ? A quels types de contrôle et de prise en charge vont être soumis ces détenus forcément éternellement suspects ? D’autant que l’administration ne semble pas avoir les idées claires. Elle qui préparait une note sur la gestion des détenus radicalisés hors unités dédiées vient de « décider de [la] réécrire » (cf. 4). Des binômes d’éducateurs et psychologues ont bien été recrutés (10) dans divers établissements pour contribuer à la prise en charge individuelle et collective de ces publics. Mais aucune politique nationale concertée n’a été mise en place. Et là encore, l’impréparation semble de mise. La CGT SPIP évoque par exemple des binômes qui « envisagent d’intervenir auprès des personnes sans présenter leur cadre d’intervention et leurs objectifs ». Dans un bilan de la recherche-action menée par l’AfVT et ADC, les autorités pénitentiaires avaient relevé que « les motivations des personnes [radicalisées] tiennent souvent au besoin d’appartenir à un groupe, au rejet des institutions, de l’autorité, voire de la société occidentale dans son ensemble (en réaction au rejet dont ils ont eux-mêmes le sentiment d’avoir fait l’objet) et que « certains parlent aussi de l’islam comme d’une cause qui les touche car vécue comme la religion des opprimés ». Au regard de ce qui se dessine, les mesures prises au titre de la lutte contre la radicalisation en prison risquent bien de renforcer ces sentiments.

Par Marie Crétenot

(1) Au 1er août 2015, seuls cinq recrutements avaient été effectués, faisant passer le nombre d’aumôniers de 170 (au 1er janvier) à 175.
(2) DAP, Direction de projet, prise en charge des personnes détenues en unités dédiées, 18 janvier 2016.
(3) Ministre de la Justice, audition par la commission des lois, Assemblée nationale, 21 octobre 2015.
(4) UFAP-UNSA, Gestion des détenus radicalisés, communiqué du 24 mars 2016.
(5) O. Kies, Séminaire IRIS-OIP, EHESS, 14 décembre 2015.
(6) Trois autres recherches-action avaient été annoncées : sur les longues peines, les condamnés à moins de deux ans et le milieu ouvert. La première n’a pas trouvé preneur. Les autres viennent tout juste d’être attribuées.
(7) Sur 188 établissements, 28 « dits sensibles » ont été ciblés en 2015 et 2016 pour bénéficier en priorité de ces formations.
(8) Le Parisien, cahier spécial, 26 février 2016.
(9) G. Blin, R. Seveyras, Bilan à six mois de la recherche-action sur la lutte contre la radicalisation violente, juillet 2015.
(10) 74 recrutements ont été annoncés en 2015, 26 pour 2016 pour constituer 50 binômes.