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Prison, justice, quel avenir pour les luttes?

Quelle est l'influence des mouvements sociaux sur les politiques pénales et carcérales ? Quels changements laisse espérer le contexte politique actuel ? Des questions auxquelles l'historien Jean Bérard s'est intéressé dans l'essai collectif "Prisons, quel avenir ?" Spécialiste des contestations du système pénal, il analyse ici l'actualité des luttes comme propice à de nouvelles alliances.

Quels ont été les grands mouvements de transformation de la prison au cours des dernières décennies ?

Jean Bérard : Un premier mouvement commence dans les années 1970, à l’instigation de prisonniers en révolte et de groupes militants. Ses figures les plus connues sont le Groupe d’information sur les prisons (GIP) et le Comité d’action des prisonniers, qui rendent publique une critique de la prison comme institution disciplinaire violente et inefficace. Ils affirment la nécessité de définir les droits des prisonniers contre la toute puissance de l’administration pénitentiaire et montrent la nécessité de recourir à moins de prison – voire à plus de prison du tout. Les discours en faveur de l’abolition de la prison ont ensuite décliné mais les discours de défense des droits ont pénétré d’autres mouvements militants (comme l’OIP), puis des instances officielles (à l’échelle française, européenne ou mondiale) et finalement des espaces législatifs, à compter des années 2000. Il y a une deuxième grande ligne de transformation, en sens contraire, que le chercheur David Garland a appelé la « réinvention de la prison ». Alors qu’on pouvait parier, dans la première moitié des années 1970, sur une diminution graduelle de l’utilisation de la prison, c’est l’inverse qui s’est produit dans plusieurs pays, dont la France, dès la fin des années 1970. La troisième tendance, c’est une transformation de la doctrine pénitentiaire, sur les plans juridique et scientifique. Au croisement entre les deux transformations précédentes, l’administration pénitentiaire s’est retrouvée prise en tenaille entre l’obligation de respecter les droits et la contrainte de gérer des prisons surpeuplées, avec des personnes condamnées à des peines de plus en plus longues. Elle a jugé qu’elle avait besoin de moyens disciplinaires importants pour maintenir l’ordre, tout en se conformant à un ordre juridique nouveau. La loi a ainsi d’un côté reconnu des droits et de l’autre différencié les régimes de détention – ce qui revient à faire varier les droits. Pour que le classement des prisonniers ne soit pas vu comme arbitraire, il a fait l’objet d’un travail de légitimation « savante », notamment appuyé sur le développement des outils d’évaluation et de classification des prisonniers.

La vision « sécuritaire » des politiques pénales et carcérales s’est donc imposée progressivement dès la fin des années 1970 ?

Il me semble que ce qui s’est imposé d’abord, au milieu des années 1970, ce sont tous les discours qui ont permis d’augmenter le recours à l’incarcération : « l’insécurité explose, les délinquants sont de plus en plus jeunes, la France a peur, etc »… Ces discours extrêmement répétitifs ont permis de rendre légitimes des mesures pénales elles-mêmes répétitives : alourdissement des peines, périodes de sûreté qui empêchent des libérations conditionnelles, etc. Ces dispositions traversent le temps et conduisent à des augmentations du nombre de personnes en prison. Contre ces tendances, les scandales sur les conditions de détention n’agitent l’espace public que de manière sporadique. Si des fenêtres de débats sur la prison s’ouvrent par moment, il me semble qu’elles n’atteignent pas la force des discours sur l’insécurité et la nécessité de la sévérité pénale.

Après les quelques espoirs suscités par les annonces de Christiane Taubira et la conférence de consensus, comment expliquer les retournements politiques de ce quinquennat ?

Il y avait un déséquilibre entre, d’une part, un espace de discours réformistes en direction de politiques de moindre incarcération (porté par Christiane Taubira) et d’autre part le traitement de la délinquance par la majorité de la presse, par la droite, par l’aile droite du PS. Celles-ci étaient toujours dans le cadrage des questions pénales telles qu’elles sont posées depuis des décennies… On l’a vu de manière très nette quand le rapport de la conférence de consensus est rentré dans le débat public. La droite a crié au laxisme, a dit qu’on allait libérer tous les délinquants, et une partie du PS a affirmé qu’il ne fallait pas affaiblir la réponse pénale. Personne n’a porté les propositions de réformes concernant les condamnés à de longues peines. Il me semble donc que l’expression « conférence de consensus » était à la fois importante et trompeuse. Dans le monde médical, dont est issu cet outil, il ne faut pas seulement que la conférence produise son consensus. Il faut un consensus sur le fait qu’une telle conférence est légitime aboutir à un consensus auquel tout le monde devra ensuite se rallier. Christiane Taubira a certes un peu transformé le cadre par ses prises de position et son style de discours. Mais elle s’est vite trouvée confrontée à des forces structurantes, qui emploient des arguments répétitifs mais puissants pour lutter contre des politiques ambitieuses de réduction du recours à l’incarcération.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous donne espoir dans des possibilités de transformations politiques ?

Les pistes d’espoirs me semblent être dans la vitalité et la diversité des contestations du fonctionnement des institutions pénales, qu’on voit naître et se développer sur la critique de l’action de la police, de la condition carcérale, l’impunité de la délinquance financière, des discriminations, de la destruction de l’environnement ou des violences contre les femmes. Ces formes de militantisme doivent être mises en lien les unes avec les autres pour qu’on puisse fournir des propositions offensives et affirmatives sur ce que pourraient être une justice plus juste, ou moins injuste. Aujourd’hui, il y a autant de lieux de politisation de la justice qu’il y a d’espaces de contestation sociale.

Mais ces différents mouvements ne portent-ils pas des revendications contradictoires ?

Des militants qui dénoncent l’impunité des violeurs, des fraudeurs fiscaux, des multinationales, de la police peuvent effectivement demander l’usage d’outils répressifs comme la prison. Cela pose une difficulté qu’il n’est pas facile de résoudre. Faut-il demander l’application aux dominants aujourd’hui bien souvent impunis des sanctions dénoncées lorsqu’elles s’attaquent aux franges les plus précaires des classes populaires ? Je ne pense pas que cette contradiction soit mineure, ni qu’il faille considérer les discours qui dénoncent l’impunité comme de simples alliés d’un discours réactionnaire de promotion de la sévérité pénale. Au contraire, pour poser la question des prisons dans l’espace public aujourd’hui, il faut prendre la mesure du fait que les enjeux de politiques pénales et pénitentiaires font l’objet d’interpellations très diverses. Il existe un espace de politisation autour de la lutte contre l’inflation carcérale et la construction de nouvelles prisons, avec lequel je suis parfaitement d’accord. Mais, par ailleurs, après la mort de Rémi Fraisse ou d’Adama Traoré, le viol de Théo, des militants dénoncent la manière dont la police et la gendarmerie enquêtent (ou n’enquêtent pas vraiment), et dont la justice euphémise les faits. Il y a quelque mois, un étudiant californien a été condamné pour viol à six mois de prison. Il n’en a finalement exécuté que trois… Faut-il dans ce cas se féliciter de cette modération pénale ou y voir une injustice de classe et de genre ? Dans le cas de la délinquance économique et financière, faut-il promouvoir une forme de justice qui renonce à toute répression et propose de réparer ces infractions avec des transactions et des compromis avec le ministère des finances ? En réalité, c’est déjà ce qu’il se passe. Et on peut se demander si cette forme de justice-là n’entérine pas le rapport de pouvoir qui fait que certains peuvent cacher leur argent et ensuite discuter avec l’administration tandis que d’autres, quand ils commettent un vol, sont soumis à une forme de justice beaucoup plus brutale (arrestation, comparution immédiate, incarcération) dans laquelle on ne va pas leur demander de « réparer ».

Il faudrait donc parler de prison et de justice en parlant aussi d’inégalités sociales et de racisme ?

Oui. On parle d’une justice de classe, mais on pourrait parler aussi d’une justice de genre, de race, d’espèce… Il me semble qu’on traite souvent cela de manière sarcastique ou anecdotique. On voit l’affaire Fillon, et on dit « ah, si c’était un jeune homme noir de banlieue, il serait déjà en prison ». Aujourd’hui, il y a énormément de travaux qui montrent pourquoi certaines infractions restent en-dehors des institutions pénales (par exemple la délinquance financière), ou pourquoi il est difficile de porter plainte quand on est dans une situation de domination, comme dans le cas de violences sexuelles dans le cadre familial. Ce sont des champs de recherche très développés, qui permettent d’établir des résultats qui ne sont pas de l’ordre de l’anecdote. Ils mettent au contraire en évidence les relations entre le fonctionnement du système pénal et des rapports sociaux de domination. Il faut prendre ces rapports sociaux au sérieux pour tenir un discours critique sur le système pénal. Par exemple, les analystes du « populisme pénal » mettent en avant la place croissante prise par les victimes dans les procédures pénales, dont un exemple récent peut être la réforme des délais de prescription. C’est tout à fait vrai, mais il faut rappeler en même temps que neuf cas de violences sexuelles sur dix ne finissent jamais devant les tribunaux. Les personnes qui souhaitent porter plainte longtemps après les faits sont celles qui, très souvent prises dans des rapports de domination domestique, n’ont pas pu faire entendre leur voix auparavant. Dans ces conditions, ne critiquer le système pénal que pour sa supposée sacralisation des victimes me semble pour le moins partiel.

Quelles solutions proposer pour résoudre cette tension ?

Les mouvements sociaux qui demandent plus de sévérité pénale ont une histoire proche de ceux qui contestent la prison. C’est celle de l’après mai-68 en France, de l’émergence d’un grand nombre de mouvements sociaux : féministe, gay, écologiste, antispéciste, antiraciste, contre l’institution psychiatrique, militaire, etc. Alors que les prisons se révoltaient, des militantes féministes dénonçaient en même temps l’impunité des violeurs et le recours à l’incarcération, quand d’autres estimaient que le recours à la répression était tristement inévitable. Cet espace de questionnement existe depuis les années 1970. Deux types de réponses peuvent être envisagés. La première, c’est de dire qu’il ne faut pas lutter contre un phénomène en incarcérant les auteurs, mais en luttant contre ses causes. On peut en donner un exemple contemporain : suite à l’affaire du violeur de Standford, le gouverneur de Californie a dit qu’il allait imposer des sanctions obligatoires pour les auteurs de violences sexuelles. Des groupes féministes lui ont alors écrit pour lui expliquer que l’imposition de peines obligatoires n’allait pas résoudre le problème, que c’était peut-être même au contraire ainsi qu’on allait empêcher des dénonciations de se faire en plus de nourrir la surpopulation carcérale. Cette analyse qui considère que le système pénal s’attaque seulement aux conséquences, sans effet ou avec des effets contreproductifs sur les causes, est intéressante pour réfléchir à des formes de transformations sociales. Mais ce n’est pas une réponse suffisante à court terme. Parce qu’en attendant que les causes soient transformées, il y a bien ces infractions qui ont lieu et il y a des victimes. Pour cette raison, un deuxième grand ensemble de réponses propose de dire : « il faut qu’il se passe quelque chose, mais autre chose qu’un procès et une incarcération ». C’est dans cet « autre chose » qu’on trouve tout un espace de réflexion et d’innovations pénales alternatives à l’incarcération, de tentatives de justice réparatrice, de soin ou de médiations.

Ces solutions permettraient-elles de sortir d’une vision punitive de la sanction ?

Oui, en partie, car elles impliquent de vouloir retisser des liens plutôt que de trancher par la violence de la sanction. Mais il ne faut pas en faire un remède miracle. Dans les mouvements féministes par exemple, il y a beaucoup de débats pour savoir comment traiter les violences conjugales par des processus de médiation ou des cercles de paroles… Si on traite de manière horizontale un rapport de pouvoir déséquilibré, on peut se demander si on résout le problème ou si en réalité on laisse perdurer des rapports de pouvoir destructeurs pour les victimes. La question vaut aussi pour des processus de rencontre entre victimes et auteurs d’agression sexuelle. Pour des auteures comme Susan Miller, ce qui permet la sincérité de la rencontre, la richesse de tels processus, c’est qu’ils soient déconnectés de la peine. De mon point de vue, il faut donc se poser à la fois la question des alternatives et celle de la réduction des peines. Le criminologue québécois Jean-Paul Brodeur partageait ce point de vue selon lequel une sanction violente ne peut pas résoudre des problèmes sociaux ; mais il montrait qu’on ne pouvait pas faire l’impasse sur une pensée de la peine, pour promouvoir une forme de minimalisme pénal.

Comment peut-on mettre en évidence cette justice à deux vitesses et surtout la transformer ?

Les inégalités devant la justice sont très visibles en ce moment dans les débats publics : l’affaire Fillon, l’affaire Théo, l’affaire Adama Traoré, les violences sexuelles… Ces questions ne sont pas marginales, elles sont centrales. Avec une perspective étroite, on peut avoir l’impression que la question carcérale n’est pas dans la campagne électorale. Mais en réalité, la question des inégalités devant la justice est omniprésente. On pourrait presque dire qu’on ne parle que de ça ! Il me semble urgent de se saisir de cette diversité d’interpellations, d’accepter qu’elle pose des difficultés politiques et d’y réfléchir pour former un corps de doctrine offensif. Depuis que l’insécurité est venue au cœur de l’espace public, les mouvements sociaux sur les questions pénales ont souvent pris des formes défensives et spécialisées. Ces formes sont nécessaires parce qu’il faut beaucoup de technicité juridique pour faire annuler un texte devant le Conseil d’État ou obtenir une condamnation de la France devant la CEDH. Toutes les formes d’action qui visent à démontrer l’inanité des politiques pénales et pénitentiaires qui demandent plus de fermeté sont aussi très nécessaires. Mais aujourd’hui, le passage d’une position défensive à une position offensive nécessite d’élargir le spectre : il faut faire discuter tous les militants et mouvements qui font de la justice pénale un enjeu politique.

Par Sarah Bosquet

Sources:

– Jean Bérard, La Justice en procès, les mouvements de contestation face au système pénal (1968-1983), Les Presses de Sciences-Po, 2013, 344 p.

– Jean Bérard et Jean-Marie Delarue, Prisons, quel avenir ?, Puf-La vie des idées, 2016. 109 p.