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Radicalisation : « La prison est la pire des solutions »

Suspicion généralisée à l’égard des musulmans, succession d’humiliations et de frustrations, pressions des plus forts sur les plus fragiles... Pour Farhad Khosro-khavar, la prison offre un terreau fertile aux processus de radicalisation. Les politiques mises en œuvre pour l’enrayer – surveillance renforcée et mise à l’écart des « radicaux » dans des unités spécifiques – s’avèrent contre-productives.

Farhad Khosrokhavar, sociologue, a dirigé deux enquêtes sur l’islam en prison. Directeur d’études à l’EHESS, il a publié Radicalisation en décembre 2014 (Ed. de la Maison des sciences de l’homme).

Quelles évolutions du radicalisme islamiste en prison avez-vous observées entre vos deux études, réalisées à dix ans d’intervalle (en 2003 et 2013) ?

Il est important de distinguer les fondamentalistes des radicaux. Les premiers, adeptes d’une religiosité rigoriste, restent dans une logique sectaire d’ostentation et de prosélytisme, mais non violente. En prison, ils paient le prix de leur visibilité: sanctions disciplinaires, déplacement dans un autre quartier ou transfert vers une autre prison. Les radicaux, qui prônent le djihad, ont pour leur part totalement changé leur code de comportement entre ma première enquête, de 2000 à 2003, et celle menée entre 2011 et 2013. Au début des années 2000, ils mettaient un point d’honneur à fanfaronner. Aujourd’hui, ils font de la dissimulation la vertu essentielle de leur comportement. Ils ne portent pas de barbe, évitent les interactions avec les autres, y compris avec l’imam, pour ne pas être repérés. Ils ne cherchent plus à rallier le plus grand nombre à leur cause, mais plutôt à établir une relation bilatérale, au plus à trois, avec des personnes fragiles. Une personnalité dominante, le « radicalisateur » assoit son emprise sur une personnalité faible, le « radicalisé », qui devient affectivement dépendant, n’exerce plus du tout son sens critique. Quant à l’amplification du phénomène, elle est très difficile à estimer, aucun chercheur n’ayant une vue d’ensemble des prisons en France. On a observé après les attentats du mois de janvier des manifestations de soutien, des détenus applaudir, crier… Plus que le signe d’une radicalisation, c’est une manière d’exprimer son opposition à la société, de marquer sa solidarité vis-à-vis d’un héros négatif. Cette attitude existait déjà avec la génération de Kelkal [impliqué dans plusieurs attentats et abattu par la gendarmerie en 1995].

Qui sont les radicaux que l’on trouve en prison ?

Je distingue trois catégories de radicaux. Ceux qui, prévenus ou condamnés, sont ainsi étiquetés sur un critère purement judiciaire, l’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’une action terroriste – dont ceux qui reviennent de Syrie. Ceux qui adhèrent à ce discours pour se mettre sous la protection d’un leader afin d’échapper à des pressions exercées par des caïds ou d’autres individus visant à exploiter leur faiblesse ; leur adhésion au radicalisme est parfois une stratégie, au début, mais la dynamique des groupes peut en faire des radicalisés authentiques. Enfin, ceux qui pensent que revendiquer une appartenance à la mouvance islamiste augmentera leur prestige ou leur capacité d’action : pour des détenus qui souffrent d’être des « moins-que-rien », sortir de la mêlée est important. La surveillance étroite exercée par l’administration a plutôt réduit cette dernière catégorie.

Quels ont été les autres effets de la surveillance spéciale mise en place par l’administration pénitentiaire bien avant les attentats de janvier ?

La préoccupation de dissimuler son radicalisme en découle directement. Plus largement, les surveillants sont perçus comme des espions. Pratiquement tous les musulmans que j’ai rencontrés qui n’ont rien à voir avec le radicalisme pensent que les surveillants prennent des notes sur eux, les transmettent aux renseignements généraux… Beaucoup ne se rendent plus à la prière collective. Le sentiment d’être suspecté parce que musulman est partagé par une écrasante majorité, avec le grief constant de n’être pas traité sur le même pied que les autres. Si vous allez à la messe, les surveillants notent aussi votre nom, mais cela n’entraîne aucune conséquence. Les détenus évoquent cette discrimination comme une évidence. Or, en étendant la suspicion à l’ensemble des musulmans, et plus particulièrement aux adeptes du fondamentalisme, on provoque une stigmatisation qui peut contribuer à créer l’effet de radicalisation que l’on souhaitait éviter.

Les grilles conçues par l’AP pour identifier les islamistes radicaux sont-elles opérantes ?

Avec le passage de l’ancien modèle « extraverti » au nouveau modèle « dissimulateur », les critères de repérage deviennent de plus en plus complexes. Les surveillants, surchargés, ne les maîtrisent évidemment pas. Et la grille existante leur paraît inapplicable, trop compliquée. Pour pouvoir la remplir, il faudrait des facultés d’observation plus fines, des surveillants passant beaucoup de temps avec les détenus. Du coup, la tendance est de se baser sur des stéréotypes, avec le risque de confondre fondamentalistes religieux et islamistes radicaux.

La prison serait donc bien un lieu favorisant les processus de radicalisation ?

Plusieurs facteurs peuvent peser dans ce sens. La prison impose une cohabitation forcée à des individus qui ont un rapport souvent tendu avec la société et souffrent fréquemment de frustration sociale, d’exclusion économique ou de stigmatisation culturelle. Ils vivent la prison comme une injustice supplémentaire. Le contrôle exercé par les autorités, la succession des humiliations et des frustrations, alimentées par l’incompréhension dont les autorités font preuve à l’égard des demandes légitimes des détenus – accès aux loisirs, au sport, vie décente dans une cellule à deux maximum, conditions moins draconiennes de visite familiale au parloir, etc. – peuvent se traduire par une disponibilité supplémentaire à la radicalisation. Les entraves à l’exercice du culte constituent aussi une source particulière de frustration. Le manque d’aumôniers musulmans en fait partie. Dans de nombreuses prisons, la prière collective du vendredi ne peut pas être célébrée, faute d’imam. Les détenus musulmans vivent cette impossibilité comme une manifestation de mépris. La pénurie d’aumôniers favorise en outre l’influence des individus radicalisés, qui peuvent ainsi s’autoproclamer imams et promouvoir leur interprétation de l’islam. Ils transforment en une colère sacrée la haine que certains détenus portent à la société. Sans un ministre du culte pour empêcher la sacralisation de la haine, l’individu instable – qui n’a connu que l’exclusion sociale et l’indignité – risque de transcrire sa rage sous une forme totalisante, voire de devenir djihadiste. L’inverse existe aussi néanmoins : pour certains, la prison peut représenter le lieu où ils se détournent de la radicalisation, grâce à un approfondissement des préceptes et des lois islamiques.

Le sentiment d’être suspecté parce que musulman est partagé par une écrasante majorité.

Quels peuvent être les effets positifs et négatifs du regroupement des détenus qualifiés de radicaux dans des unités spécifiques ?

Le principal effet positif est de neutraliser leur influence : cette ségrégation évite aux personnes psychologiquement fragiles d’être influencées par les islamistes. Cependant, les effets négatifs sont énormes. Une majorité des personnes concernées revient de Syrie – c’est le cas à Fresnes, où la plupart sont en détention provisoire. Or, il y a parmi eux des djihadistes endurcis, convaincus de la justesse de leur cause, mais aussi des repentis. Ils gardent certaines convictions idéologiques, mais pensent que les excès de violence dont ils ont été témoins ne servent pas la cause. Il est particulièrement dangereux de les placer aux côtés des endurcis, qui risquent de les convaincre que cette violence est nécessaire et de les ramener vers la radicalisation. D’autres encore sont revenus traumatisés, potentiellement violents parce que mentalement très perturbés. Leur premier besoin est une prise en charge psychologique. Mettre ces trois groupes bien différents ensemble est catastrophique: les djihadistes endurcis vont renforcer leurs liens et avoir un effet d’entraînement sur les autres, qu’il faudrait sauver de leurs griffes.

Quelles seraient les pistes à privilégier pour leur prise en charge ?

En démocratie, on ne peut prendre en charge les djihadistes que s’ils y consentent. On ne peut pas inscrire une personne contre son gré dans un programme de déradicalisation. Mais ce profil d’endurcis ne représente pas plus de 10 à 20 % de ceux qui reviennent de Syrie. Une très grande majorité, endoctrinés via Internet ou par des personnes charismatiques qui leur ont vanté l’aventure syrienne, n’ont pas été « djihadisés ». Au lieu du spectacle grandiose d’un « Etat islamique », ils ont été confrontés à un Etat corrompu, rongé par le clientélisme et la violence. Leur radicalisation est moins ferme, ils peuvent pencher dans un sens comme dans l’autre. Ce sont eux qu’il faut essayer de sauver. Or en France, la prison les attend tous, le système se referme sur eux. C’est la pire des solutions, car ils la vivront comme un rejet de la société. Ils vont côtoyer les « endurcis » et risquent de basculer du mauvais côté. Plusieurs pays – le Danemark, la Norvège, la Grande- Bretagne – proposent des programmes de déradicalisation en dehors d’un cadre pénitentiaire visant à amener les participants à ne plus envisager la violence comme mode d’action. Au lieu d’être parqués en prison, les jeunes qui reviennent de Syrie sont placés dans des centres où ils suivent une psychothérapie, participent à des séances de discussion, à des débats… On ne peut jamais être sûr du résultat, mais on peut raisonnablement penser qu’une partie d’entre eux reviendra à la modération. Dans les motivations de la plupart des jeunes Européens qui partent en Syrie, on retrouve un mélange de trois composantes : une préoccupation « humanitaire » (« sauver » les frères musulmans), un fondamentalisme exacerbé (lutter contre un régime chiite qui procède d’un « islam frelaté » et réprime les « musulmans authentiques », les sunnites) ainsi qu’une dimension « ludique », liée au danger et au dépaysement. Il faut travailler sur ces facteurs.

Quels intervenants doivent participer à ces programmes ?

Il faudrait qu’ils soient multiples : des psychothérapeutes, des policiers, mais aussi des théologiens musulmans, des « barbes blanches », des anciens de leur quartier qui puissent discuter avec eux. Il est important de proposer des éléments de contre-doctrine, au nom même de l’islam.

L’intervention de « repentis » vous semblerait-elle pertinente ?

Il faudrait vraiment leur offrir cette possibilité de parler dans l’espace public sans donner le sentiment que l’Etat veut les manipuler. Ils ont un accent de vérité, leur expérience peut avoir un effet bénéfique sur les autres. Les pays anglo-saxons ont pris cette option. On donne aux repentis la parole, un accès aux médias, aux débats. Sans les glorifier.

Dans quelle mesure les aumôniers musulmans doivent- ils être associés à cette politique de lutte contre la radicalisation ?

Les aumôniers peuvent être utiles aux détenus pas encore radicalisés à condition d’avoir avec eux des relations personnalisées. Or, elles ne sont pas possibles compte tenu de leur faible nombre – il faudrait qu’ils soient deux ou trois fois plus. Et encore, cela ne suffirait pas forcément : l’ancien type d’aumônier, venu d’Afrique du Nord, d’une soixantaine d’années, ne correspond pas toujours aux besoins des détenus. Au fond, ces aumôniers pensent que les détenus sont de mauvais musulmans ; sinon, ils ne seraient pas en prison. Ils ne comprennent pas toujours qu’un détenu a besoin avant tout de se voir soulagé du poids de la peine, beaucoup plus que d’être incriminé. Ils appartiennent à une génération marquée par une pratique ritualiste de l’islam, dépourvue de vision idéologique. Les jeunes veulent s’en démarquer, ils affirment leur redécouverte de la foi sous une forme militante. Leur islam « idéologisé » va de pair avec une fierté reconquise, un sentiment de supériorité et un besoin de marquer symboliquement leur distance, autant vis-à-vis des musulmans passéistes (parents, grands-parents) que d’une société française laïque.

L’instrumentalisation des aumôniers dans la lutte contre la radicalisation ne risque-t-elle pas de les faire passer pour des agents de l’administration aux yeux des détenus ?

Et même pour des agents des renseignements généraux, ou du moins collaborant étroitement avec les forces de l’ordre !

Ce sentiment existe déjé, surtout chez les jeunes de banlieue. Les aumôniers sont pris entre le marteau et l’enclume. Si des détenus soulèvent la question du djihad, ils ne répondent pas. Parce que s’ils répondent, soit ils vont dans le sens de l’administration et les détenus les accusent d’être vendus, soit ils prennent une posture autonome et c’est l’administration qui risque de ne pas être contente. Ils tentent d’avoir une attitude neutre. C’est possible sur beaucoup de questions religieuses assez simples : ce qu’il faut faire ou pas pendant le ramadan… Mais dès lors que les questions abordent des sujets plus politiques, leur posture devient incommode.

Que pensez-vous des termes du débat public en France depuis les attentats de janvier ?

Après un tel traumatisme, l’opinion publique est beaucoup plus dure et les politiques ne peuvent pas se permettre trop de tolérance, d’ouverture. Les attentats de janvier ont eu un effet symbolique fondamental eu égard à ces phénomènes de radicalisation islamiste : ce terrorisme est perçu comme étant importé, étranger à la civilisation occidentale, puisqu’il revendique des motifs religieux. Alors que les idéologies meurtrières en Europe depuis une centaine d’années sont totalement sécularisées – Action directe, Brigades rouges… –, l’islamiste radical, c’est l’étrange étranger (même s’il y a maintenant une composante occidentale dans ce mouvement) qui vient par le biais de l’islam et veut tuer. C’est une différence majeure avec la Norvège, qui a réagi aux attentats de juillet 2011 en demandant plus de tolérance et de démocratie. Ces attentats ont été commis par un Norvégien, bien blond, au nom d’une idéologie qui oppose la race blanche aux musulmans. Il était seul, tandis que l’islam radical est porté par différents groupes. Et il existe dans la société des personnes, dont les fondamentalistes, qu’on peut toujours soupçonner d’être à la source de la radicalisation. Le résultat, c’est que tout ce qu’on peut dire sur les dangers d’une réponse pénale trop sévère ou les effets néfastes du regroupement des détenus de retour de Syrie devient inaudible. Au lieu de tenir compte d’une fragilité et d’y répondre, on s’engage dans la répression. Mais cette orientation aggrave la situation beaucoup plus qu’elle ne fait respecter la légalité et opter pour la non-violence. J’espère que la situation des quelques centaines de jeunes qui reviendront de Syrie ne sera pas automatiquement judiciarisée, parce que c’est cela qui sera dangereux. On inventera de futurs djihadistes.

Recueilli par Marie Crétenot et Barbara Liaras

 

« Ta robe elle fait travelo »
J’ai pu assister à des remarques, regards, réflexions des surveillants à l’encontre des codétenus qui pratiquaient, surtout ceux qui portent l’habit culturel arabe (djellaba) en cellule ou qui ont des barbes. Lors des fouilles, les objets de culte sont malmenés, tapis salis, coran retourné, djellaba au sol, sans parler des réflexions verbales : « Va te raser, ta robe elle fait travelo, des livres pareils ça devrait être interdit, c’est plus une cellule c’est une mosquée, etc. »
« Ça résonne dans toute la détention »
En période de ramadan, certains détenus émettent des prières à l’aide de la chaîne hi-fi, ça résonne dans toute la détention. Ces pratiques restent limitées à quelques individus, les autres semblent pratiquer le respect et la tolérance des croyances de chacun.

Réponses à un questionnaire OIP, mai 2015