Police, justice, prison… Pour Gwenola Ricordeau, militante abolitionniste et professeure associée en justice criminelle à la California State University de Chico, les fonctions régaliennes de l’État sont la continuité d’un système de domination fondé sur le patriarcat. Elles ne peuvent donc qu’échouer à répondre à la problématique des violences liées au genre.
Vous êtes féministe et plaidez pour l’abolition de la prison[1], quand la tendance est à l’accroissement de la répression vis-à-vis des auteurs de violences faites aux femmes. Pouvez-vous expliquer cette position ? Que répondez-vous à celles et ceux qui estiment que la prison est le seul moyen de protéger efficacement les victimes ?
Gwenola Ricordeau : À mon sens, ce n’est pas par les politiques pénales que l’on mettra fin à la source de ces violences, c’est-à-dire le patriarcat. Ensuite, est-ce que la punition, et en particulier la peine d’incarcération, est efficace pour prévenir la commission de délits et de crimes, est-ce efficace pour réhabiliter les personnes qui ont commis ce type d’actes ? À ces deux questions, on peut répondre non. Que fait réellement la prison ? Elle permet de mettre à l’écart, pour une période donnée, certains auteurs de violences – une minorité d’entre eux en réalité. Mais résout-on pour autant le problème des violences sexuelles, conjugales ? Penser que la prison puisse être un lieu où les hommes auteurs de violences faites aux femmes vont désapprendre les normes liées à la virilité, au patriarcat etc. est tout à fait contestable ; ça se saurait si la prison était un lieu de rééducation féministe. La seule fonction que l’on peut reconnaître à la prison, c’est son caractère rétributif, punitif, de faire une forme d’équivalence entre le préjudice des unes et le châtiment des autres – mais on peut avoir des aspirations un petit peu plus élevées en termes de justice que simplement la vengeance.
Certaines associations, comme l’OIP, promeuvent les alternatives en milieu ouvert. Un moindre mal, une fausse route ?
Évidemment, on peut reconnaître un bénéfice aux peines en milieu ouvert lorsqu’on les compare à la prison. La réticence que l’on peut avoir d’un point de vue abolitionniste vient notamment du fait que très souvent, ce qui est présenté comme des alternatives finit par s’ajouter à l’arsenal pénal et contribue à ce qu’on appelle l’extension du filet pénal, c’est-à-dire que des personnes qui auparavant n’auraient pas fait l’objet d’une mesure judiciaire finalement le deviennent avec l’instauration de ces alternatives. Surtout, on reste dans une approche punitive. Or, pour nous, abolitionnistes, il ne s’agit pas de punir moins sévèrement, mais de ne plus punir du tout en considérant que la punition ne résout rien – ce que les gens admettent du reste très largement quand il s’agit de leurs enfants.
Au-delà de son aspect punitif, qu’est-ce qui motive votre rejet du système pénal dans son ensemble (police, justice) ?
La prison, comme la police et le système pénal, s’accompagnent de beaucoup de nuisances, d’un coût social excessif pour certaines populations. Contrairement à ce qu’on peut entendre, la prison, ça n’arrive pas à n’importe qui : ce système vise et affecte prioritairement et massivement les populations pauvres, celles issues de l’immigration, de l’histoire coloniale. Même si on se focalise sur les violences sexuelles, on se rend compte que les personnes condamnées pour viols en France sont quasiment à 100 % pauvres et immigrées[2], alors même que les enquêtes de victimation montrent que ces violences touchent tous les milieux sociaux.
Le système pénal, en se focalisant sur tout ce qui tourne autour des violences interpersonnelles, détourne l’attention des problèmes structurels : les inégalités sociales, le capitalisme, le patriarcat, qui sont au fondement de ces violences. Pour les abolitionnistes, la prison, la police etc. ne fonctionnent pas pour nous protéger des crimes et des délits puisqu’ils se produisent malgré tout, mais servent à maintenir la domination de l’État dans un système inégalitaire. Le droit et le système pénal sont au service de la domination. Il y a là un enjeu stratégique : si on veut détruire ces systèmes de domination, on va nécessairement trouver le système pénal sur notre route.
Pourquoi, alors que les violences de genre traversent tous les milieux sociaux, les personnes emprisonnées pour ce type de faits sont-elles majoritairement de milieux populaires et racisées ?
C’est lié à tous les biais racistes et classistes de la justice, mais aussi des victimes. On sait qu’aux États-Unis (mais sans doute aussi ailleurs), les victimes ont plus tendance à porter plainte contre un auteur non blanc, peut-être parce qu’elles savent intuitivement que si l’auteur est un homme blanc, elles auront moins de chances d’être entendues. Ce peut être aussi parce que les pauvres ont plus l’habitude et acceptent davantage d’être questionnés sur leur vie intime, qu’il y ait des formes d’interventions médico-sociales dans leur vie privée. À l’inverse, les gens plus privilégiés vont avoir d’autres ressources à leur disposition. Pour simplifier, peut-être qu’une femme issue d’un milieu favorisé victime de violences conjugales aura plus facilement accès à un nouveau logement, à un suivi psy, et aura davantage de temps pour s’occuper d’elle, alors que le seul recours d’une femme pauvre sera d’en parler à l’assistante sociale, d’enclencher quelque chose qui va mener assez naturellement vers le pénal, avec des injonctions de la part des services sociaux et des associations de victimes à aller porter plainte.
Pour vous, le système pénal échoue à répondre aux besoins des victimes. Pourquoi ?
Je m’inscris dans la perspective de l’abolitionniste Ruth Morris[3] pour qui les victimes ont cinq besoins essentiels : d’abord un besoin de reconnaissance du préjudice qu’elles ont subi. En particulier sur les violences à caractère sexuel, il est très rare que les auteurs soient condamnés, donc il est très rare que les victimes obtiennent de la reconnaissance par le système pénal. Il y a le besoin de vérité, et là aussi, on peut dire que ce besoin trouve rarement satisfaction dans le procès pénal, notamment parce que les personnes poursuivies ont intérêt à se défendre pour éviter une lourde peine, et ont donc rarement intérêt à dire la vérité. Ruth Morris parle aussi du besoin de réparation, et on sait que le système pénal n’est pas fait pour réparer les victimes mais pour sanctionner les auteurs. Elle parle aussi du besoin de donner du sens, mais là encore, le système pénal n’est pas fait pour ça. Quant au besoin de sécurité des victimes : être victime c’est sans doute craindre de nouvelles violences de la part d’une personne en particulier, mais c’est souvent un sentiment de vulnérabilité plus général. Le besoin de ressources que peuvent ressentir les victimes pour se sentir plus fortes n’est pas adressé par le système pénal. Dans les cas où les violences s’inscrivent dans des rapports de dépendance, il ne donne pas non plus un travail, un logement, les conditions matérielles qui permettent à la victime d’être moins vulnérable. Les inégalités sociales sont aussi le creuset, pour certaines femmes, de formes de victimation.
Vous soulignez que le système pénal produit même parfois des phénomènes de « victimation secondaire ». Pouvez-vous expliquer ?
Cette expression désigne le fait que le système pénal non seulement ne répond pas aux besoins des victimes, mais parfois accentue les souffrances et les préjudices subis, et ce, de multiples manières. Outre le coût financier pour être bien défendue, il y a un coût émotionnel à devoir raconter sans cesse les faits. Le système pénal a le contrôle du temps et des moments où la victime doit parler ou ne pas parler. Pour être reconnue comme victime, il faut répondre aussi à ce qui est attendu d’une victime. C’est tout un travail à fournir, il faut construire un narratif de la victimation et de sa propre personne pour apparaître comme une victime entendable. Les personnes ont souvent le sentiment d’être dépossédées de leur histoire, de leur récit par le procès pénal. C’est en ce sens que Nils Christie parle du système pénal comme d’un « voleur de conflits »[4].
L’OIP est fréquemment saisi par des femmes, conjointes d’hommes incarcérées pour des violences commises contre elles, qui se voient refuser des permis de visite ou de communiquer, parfois sur seule décision du directeur de l’établissement. Qu’est-ce que ces situations vous inspirent ?
La meilleure manière d’aider une victime est-elle de l’empêcher physiquement, matériellement de retourner chez son mari violent ? Moralement, la plupart d’entre nous diraient non, on ne va pas contraindre une victime de violences conjugales pour son propre bien. On dirait plutôt qu’il faut l’accompagner, qu’elle a besoin d’être aidée, que le parcours risque d’être long, parsemé de retours au domicile, etc. Pourquoi, parce que ces femmes ont leur conjoint ou partenaire en prison, devrait-on agir autrement, être dans la contrainte ? On leur dénie une fois de plus le droit à l’autonomie dans leur prise de décision. L’enjeu devrait moins être de faire appel à un État soi-disant protecteur que de construire collectivement des ressources aux victimes de violences conjugales.
Vous appelez à la réappropriation et à la résolution collective de ces faits de violences et des conditions qui les ont rendues possibles. Comment lutter contre ces violences et protéger les victimes si ce n’est pas par le recours à la justice pénale ?
Pour certains abolitionnistes, cela passe par la construction d’alternatives. L’idée est de libérer des espaces, des pratiques, en dehors du recours à la punition et au système pénal. Ces alternatives relèvent essentiellement de ce qu’on appelle la justice transformative. Donc des formes de justice qui ont pour ambition de répondre à la fois aux besoins des victimes, des auteurs et des communautés, et de transformer les conditions qui ont rendu possibles ces violences. On trouve ce type de pratiques dans certains groupes d’individus qui, de fait, ne peuvent recourir au système pénal, comme les minorités ethniques, les travailleuses du sexe, et qui essaient de répondre collectivement à des préjudices. Le but est de voir comment répondre aux besoins des victimes pour permettre leur réparation, mais aussi aux besoins des auteurs, car il est important de reconnaître que les auteurs ont des besoins aussi et qu’il est essentiel d’y répondre pour éviter la perpétuation des faits, et enfin pour transformer la société. Ce qui veut dire que ce sont des processus collectifs, sur du long terme, et qui échappent à l’institutionnalisation. C’est en cela qu’ils sont différents de la justice restaurative, qui aujourd’hui est une justice qui s’ajoute à la justice pénale, et n’est pas pensée en dehors de la justice pénale. Mais la justice transformative ne peut pas être l’unique moyen. C’est nécessaire, mais pas suffisant.
Pour vous, l’arme du droit ne suffit pas non plus pour détruire les rapports de domination. Pourquoi ?
Parce que c’est assez illusoire de penser une avancée, une émancipation par le droit, même si on peut reconnaître que le droit peut contribuer à transformer les mentalités. La fin de l’interdiction du mariage des personnes homosexuelles par exemple, a contribué à l’avancée des mentalités sur l’homosexualité. Le droit peut donner le goût de certaines victoires, en reconnaissant des formes de discriminations, mais il ne pourra jamais répondre au caractère systémique des dominations. Par exemple, le droit peut dire qu’il y a une discrimination raciale, mais ne va jamais reconnaître que la société repose sur un racisme structurel, et encore moins permettre de le combattre.
Que faudrait-il faire alors ?
Dans mon dernier livre, 1 312 raisons d’abolir la police, je reviens sur les débats stratégiques qui traversent l’abolitionnisme et je décris trois options. La première est celle de la destruction, la voie insurrectionnaliste. La deuxième est l’abandon ou la désertion, avec la construction d’alternatives comme nous venons de l’évoquer. En bref, c’est l’idée de rendre le système obsolète, pour reprendre les mots d’Angela Davis. Enfin, il y a le démontage, une vision procédurale de l’abolition, par étapes, par exemple en décriminalisant, en décarceralisant, etc. Pour dire les choses rapidement, je pense que chacune de ces stratégies est nécessaire et non suffisante.
Propos recueillis par Laure Anelli
Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°118 – avril 2023 : Violences faites aux femmes, la prison est-elle la solution ?
[1] Lire notamment G. Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, 2019.
[2] V. Le Goaziou, « Les viols en justice : une (in)justice de classe ? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 32, no. 1, 2013.
[3] Ruth Morris, « Deux types de victimes : répondre à leurs besoins », in Ricordeau, Crimes et Peines. Penser l’abolitionnisme pénal, 2021.
[4] Voir Nils Christie, « À qui appartiennent les conflits ? » in Ricordeau, Crimes et Peines. Penser l’abolitionnisme pénal, 2021.