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Lettre ouverte au Garde des Sceaux : après le drame d’Incarville, stop à la « surenchère sécuritaire »

Lettre ouverte adressée au garde des Sceaux le 5 juin 2024

Objet – Notre profonde préoccupation face aux mesures sécuritaires attentatoires aux droits fondamentaux envisagées par votre ministère à la suite du drame d’Incarville

Nous, organisations d’acteurs du système pénal et pénitentiaire et associations de défense des droits humains, souhaitons par la présente lettre ouverte vous faire part de notre profonde préoccupation face à la réponse exclusivement sécuritaire proposée par votre ministère en réaction à l’attaque mortelle du fourgon pénitentiaire à Incarville.

Nous partageons pleinement l’émotion suscitée par le drame qui a coûté la vie à deux personnels pénitentiaires et en a blessé trois autres. Nous sommes cependant convaincus qu’une réponse formulée trois jours après la survenue des faits, dans une temporalité dictée par l’urgence de cette émotion et en l’absence de concertation collective, ne peut qu’entraîner des conséquences dramatiques.

Dans un contexte de blocage de la plupart des établissements pénitentiaires conduisant à des situations d’enfermement total en cellule, d’annulation de parloirs avec les proches et les avocats et, à certains endroits, à des privations de repas ou encore de graves risques pour la santé des personnes incarcérées, vous avez convenu avec l’intersyndicale pénitentiaire d’une trentaine de mesures, listées dans le relevé de décision du 17 mai 2024.

La quasi-totalité des mesures que vous avez promises en vue d’un protocole d’accord dont la finalisation est prévue la semaine du 10 juin traduit une nouvelle démonstration de force, centrée sur l’augmentation des moyens dédiés au sécuritaire. Au-delà des promesses d’armement renforcé (notamment des fusils-mitrailleurs et pistolets à impulsion électrique) et de déploiement rapide d’équipements sécuritaires déjà prévus, deux mesures sont tout particulièrement attentatoires aux droits des personnes détenues.

La première porte sur le projet d’expertiser « la possibilité de réécriture de l’article L.225-1 du code pénitentiaire », autrement dit d’élargir une nouvelle fois les possibilités de fouilles intégrales systématiques des personnes détenues, une pratique réputée pour son caractère humiliant. Il s’agirait donc de remettre en place, potentiellement dès l’automne dans le cadre du projet de loi relatif à la lutte contre la criminalité organisée, un dispositif abandonné pour ses atteintes massives aux droits humains, sans que l’objectif de sécurité qu’il prétend poursuivre ne soit documenté.

En 2018 déjà, une très large dérogation au principe d’interdiction, pourtant dicté par les normes internationales, avait été adoptée. La loi autorise ainsi en l’état la fouille à nu systématique de toute personne entrant en détention après une période sans surveillance constante (extraction ou permission de sortir) ou « lorsque les nécessités de l’ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire l’imposent ». Elle permet également des fouilles intégrales, en certains lieux et pour des périodes données, indépendamment de la personnalité des personnes concernées.

Autre risque d’atteinte majeure aux droits des personnes détenues : la proposition de limiter les extractions, judiciaires et médicales, en développant le recours à la visio. Ce projet, qui fait actuellement l’objet d’une Mission flash à l’Assemblée nationale, traduit une politique gestionnaire attentatoire aux droits de la défense et à la santé, et renforce la place de la technologie et la déshumanisation des échanges interpersonnels.

Il est fortement préoccupant de voir combien un événement isolé, aussi dramatique soit-il, déclenche une volonté de surenchère sécuritaire qui s’exprime tous azimuts. Le chemin pris par le Gouvernement et sa majorité au Parlement constitue une régression considérable en termes de respect des droits humains.
Dans un rapport de visite en France publié en juin 2021, le Comité européen pour la prévention de la torture regrettait au contraire la persistance de pratiques attentatoires au droit en termes d’extractions médicales ou le trop faible encadrement des fouilles à nu. Il constatait une « surenchère sécuritaire élevant le seuil de sécurité passive de plus en plus haut », vous invitait à « sortir de cette spirale » et à « rétablir une approche fondée sur l’humain et la sécurité dynamique ».
La primauté une fois encore donnée au sécuritaire à travers les mesures promises au personnel pénitentiaire se traduit en outre déjà, derrière les murs des prisons, par ce qui s’apparente à une punition collective. Aux côtés d’annulations ou restrictions d’activités culturelles et sportives organisées dans le cadre de permissions de sortir, des consignes semblent se multiplier, depuis quelques jours, sur différents territoires pour un contrôle accru des actions pourtant mises en place à des fins de réinsertion, l’une des missions fondamentales de l’administration pénitentiaire.

Enfin, si la question des ressources humaines et de la surpopulation carcérale figure parmi les mesures promises, elles sont balayées par des formulations floues. Les causes profondes d’une gestion de la détention devenue intenable relèvent pourtant précisément de ces sujets : manque criant de moyens matériels et humains, surpopulation grandissante, mais aussi atteintes aux droits fondamentaux créatrices de tensions et de violences. Le respect de la dignité des personnes détenues est un impératif non négociable. Il est aussi l’un des meilleurs garants de la sécurité des personnels pénitentiaires et de la qualité de leurs conditions de travail.

Monsieur le garde des Sceaux, il est de votre devoir de refuser toute prise de décision dans la précipitation et de rappeler à l’ensemble des membres du Gouvernement, du Parlement, des acteurs du monde prison-justice et de l’opinion publique que le respect des droits fondamentaux des personnes détenues ne saurait être considéré comme optionnel.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le garde des Sceaux, l’expression de notre considération respectueuse,

 

Contact presse : Sophie Larouzée-Deschamps · 07 60 49 19 96 ·  sophie.larouzeedeschamps@oip.org