Au cours de la journée de clôture du 14 novembre 2006, les partenaires des États généraux ont réaffirmé le sens de leur engagement dans cette démarche inédite. Témoignant d’une mobilisation générale pour obtenir, enfin, la transformation de la condition pénitentiaire.
« trouver l’ouverture pour enfin combattre cette impuissance publique »
Bruno Thouzellier, Union syndicale des magistrats (USM) « […] Magistrats, personnels pénitentiaires, détenus, etc., nous sommes tous confrontés à la même situation d’impuissance publique. […] Tous ces grands principes que nous développons ensemble depuis ce matin [sont] d’une logique à la fois juridique et politique évidente. La classe politique dans son ensemble est maintenant, sauf quelques exceptions, d’accord sur le diagnostic. Alors, comment se fait-il que, depuis des années, l’institution judiciaire comme l’institution pénitentiaire soient dans le même état de dégradation absolue. Comment se fait-il que nous subissions l’humiliation de rapports européens réitérés qui nous mettent véritablement au ban de l’Europe judiciaire et de l’Europe des droits de l’homme. Comment se fait-il que la France soit un des seuls pays d’Europe qui ne soit pas capable de libérer des ressources, des énergies pour essayer de transformer cette réalité ? […] Il y a un véritable problème dans le débat politique. Nous ne sommes pas capables de convaincre nos élus qu’il faut aller parfois à l’encontre de l’opinion publique. […] Cela suppose une volonté politique, d’avoir le courage de dire à ses électeurs : “C’est une priorité, il faut en être conscients et il faut agir“. Ce qui m’intéresse dans le débat que nous avons aujourd’hui et dans ce manifeste, c’est bien entendu de rappeler des principes fondamentaux, mais c’est avant tout d’essayer de trouver l’ouverture pour enfi n combattre cette impuissance publique que toute la classe politique porte en responsabilité depuis des années. »
« faire une place à chacun »
Dominique Jeanningros, Emmaüs « […] Le premier compagnon accueilli dans les communautés s’appelait Georges, c’était un ancien bagnard. La question des personnes sortant de prison est donc liée directement à l’histoire d’Emmaüs. Mais, au-delà d’Emmaüs, sont concernées toutes les structures d’accueil, d’insertion par l’économie, tous ceux qui essaient d’accueillir en leur sein des personnes exclues. […] La question qui se pose à propos des personnes incarcérées rejoint celles des personnes exclues dans la société : Est-ce qu’on organise notre société pour faire une place à chacun ? […] Nous sommes témoins, dans les différents lieux où nous intervenons, que les personnes incarcérées sortent souvent de prison sans préparation, ni point de chute, ni projet. Nous rencontrons des personnes qui vivaient à la rue avant d’être incarcérées et que nous retrouvons à la rue, après être sorties le matin de Fleury ou d’une autre maison d’arrêt. […] Il faut ouvrir davantage les prisons, que les personnes incarcérées puissent aller à l’extérieur rencontrer des structures pouvant les accueillir et que ces mêmes structures puissent venir à l’intérieur. La mise en place d’activités diversifi ées au sein des prisons peut être intensifi ée, notamment par le biais des structures d’insertion par l’économie. Beaucoup de gens aujourd’hui seraient prêts à aller beaucoup plus loin dans l’accueil et le travail avec les personnes incarcérées ou sortant de prison. […] »
« Il est temps pour nous, magistrats, de prendre nos responsabilités »
Côme Jacqmin, Syndicat de la magistrature (SM) « […] Pour avoir été pendant quelques années juge de l’application des peines, une chose m’a frappé, c’est cette espèce de pesanteur culturelle à laquelle nous sommes confrontés. On arrive jeune juge, sans connaître le monde pénitentiaire, la réalité des choses, mais seulement les cadres juridiques censés être appliqués, et puis on est confronté à un certain nombre d’interlocuteurs qui vous disent : “Oui, c’est vrai, la loi dit que la libération conditionnelle peut être octroyée […] dans les centres de détention à partir du tiers de la peine. […] Mais, ici, ce n’est pas comme ça qu’on fait.“ […] Je partage un grand nombre des observations, voire injonctions ou interpellations, de Guy Canivet. Il est temps pour nous, magistrats, de prendre nos responsabilités. […] Dernier point frappant […] : en matière pénitentiaire, il existe une espèce d’inversion de la hiérarchie des valeurs. Je ne connais pas une décision juridictionnelle […] qui prenne en compte les risques que l’on fait courir à incarcérer quelqu’un […]. La France a été stigmatisée pour ses conditions de détention, qui peuvent constituer des traitements inhumains et dégradants. Et aucune décision juridictionnelle n’en tire les conséquences en disant : “Compte tenu de ce que je sais de l’établissement pénitentiaire du ressort de mon tribunal, je ne peux pas placer en détention provisoire, je ne peux pas prononcer de peine d’emprisonnement ferme“. […] »
« C’est une porte qui s’ouvre aujourd’hui. Ne nous la refermez pas »
Céline Verzeletti, Confédération générale du travail (CGT) Pénitentiaire « Nous nous battons au quotidien pour l’amélioration des conditions de travail des personnels, mais aussi pour l’amélioration du service public de l’administration pénitentiaire. En ce sens, nous avons tenu à participer aux États généraux, avec l’espoir qu’une réforme de la condition pénitentiaire puisse naître. […] Les conditions de détention et nos conditions de travail sont étroitement liées. […] S’il est vrai que très peu de personnels se sont saisis de cet outil, ce qui est sûr, c’est que le constat est unanime. À savoir que l’état actuel des prisons est catastrophique et que des changements doivent être apportés. Ce qui est sûr aussi, c’est que l’amertume des personnels est très grande. C’est peut être aussi une des raisons pour lesquelles ils n’ont pas répondu. […] Nous travaillons depuis des années dans des conditions déplorables. Nous sommes témoins de cette condition pénitentiaire, nous en sommes victimes aussi. Il faut vraiment que les choses changent. Il y a urgence. Il y avait urgence en l’an 2000, les choses ne se sont pas faites. Depuis, les conditions se sont dégradées. Pour beaucoup, cela a fait naître un sentiment de défaitisme. Et il n’y a rien de pire que ce sentiment-là. […] Il faut comprendre que les personnels […] doivent être impliqués [dans la réforme]. C’est très important. J’ai entendu parler de “fenêtre ouverte“. Je dirais que c’est une porte qui s’ouvre aujourd’hui. Ce que je tiens à dire, aux politiques et aux citoyens, c’est : “Ne nous refermez pas cette porte“. Les conséquences seraient terribles, pour la population carcérale, pour les personnels, pour le service public de l’administration pénitentiaire. »
« affirmer ce qu’il faut faire pour que la prison change »
Michel Flauder, Syndicat national de l’ensemble du personnel de l’administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU) « Il était naturel pour nous, j’allais dire évident, de nous engager dans une action collective qui se déroule sur notre champ professionnel et qui prend les choses de façon globale. Depuis sa création, notre syndicat a toujours répondu présent, dans les années soixante-dix, dans les années quatre-vingt, en 2000. À chaque fois, il s’agit un peu des répliques d’un même séisme. Les constats sont aujourd’hui très largement partagés. Je veux croire ce que dit Robert Badinter, que, aujourd’hui, nous sommes à un moment où cela va être possible de bouger les choses. Nous le croyons d’ailleurs à chaque fois. Nous l’attendons. Des choses bougent, mais jamais assez. Alors, nous continuons à rouler la pierre, en attendant de trouver la bonne pente, avec, en bas de celle-ci, des conséquences à la hauteur de l’enjeu. Il nous faut, aujourd’hui, dépasser les constats et affirmer, ensemble, ici, avec tous les participants, les professionnels du droit et de son application et ceux qui sont censés pouvoir se revendiquer de l’application de ce droit tout en subissant la sanction, ce qu’il faut faire pour que la prison change. […] »
« Nos exigences sont celles de citoyens dans un État de droit »
Gabriel Mouesca, Observatoire international des prisons (OIP) « Certains souriront peut-être de voir l’OIP s’exprimer après les représentants des syndicats pénitentiaires. […] Il faut cependant rappeler que, lorsque nous appelons à des changements profonds, il s’agit bien évidemment pour nous de mettre en avant la question des droits des personnes détenues, mais il est tout aussi évident pour nous que le progrès doit être partagé. […] Tous les jours, nous recevons, de personnes détenues, de familles, parfois de gens qui travaillent en prison, des témoignages d’atteinte aux droits et, plus grave encore, d’atteinte à la dignité. Il faut rappeler, et aujourd’hui plus fort que jamais, que nous sommes dans un État de droit, et que, malheureusement, nous constatons encore aujourd’hui que le droit s’arrête aux portes des prisons. L’OIP est une association citoyenne. Nos exigences sont celles de citoyens dans un État de droit qui disent : le droit doit aussi entrer en prison […]. Parce que l’administration pénitentiaire existe en notre nom, parce que la justice est rendue quotidiennement au nom du peuple français. Parce que la prison est ce qu’elle est aussi parce qu’elle est financée par chacun d’entre nous. […] Nous sommes donc tous responsables […]. Ce n’est pas uniquement la question de l’administration pénitentiaire, ce n’est pas uniquement la question des magistrats, c’est l’affaire de tous les citoyens ! C’est ce qui a incité l’OIP et les membres des États généraux à se lancer dans cette grande action citoyenne. Et je vous le dis, il n’y a rien de révolutionnaire dans ce que nous faisons, dans ce que nous exigeons des responsables politiques d’aujourd’hui, et surtout de demain. Nous sommes là simplement pour demander une chose : que la loi soit respectée et appliquée, dans les 190 prisons de France. »
« Le contexte politique est favorable. Il faut en profiter »
Loïc Dussau, Fédération nationale des unions de jeunes avocats (FNUJA) « […] Dans les procédures de comparution immédiate, une personne peut être arrêtée un jeudi, faire 48 heures de garde à vue, sans ses affaires, sans se laver, sans à peine manger […], et ensuite, parce qu’il n’y aura peut-être pas de permanence quand elle sortira de sa garde à vue, être placée en rétention, dans des conditions aussi tout à fait déplorables, avant de comparaître. […] C’est dans ces conditions que la plupart des petits délinquants sont jugés aujourd’hui et se retrouvent, comme ça, après dix minutes d’audience, en détention pour quelques mois, quelques années parfois, sans avoir pu prévenir personne, sans aucun de leurs effets personnels. Déjà, il y a un défaut d’humanité. […] L’avocat souvent considère que son rôle s’arrête à la porte de la prison […]. Mais il ne faut pas oublier que la judiciarisation de l’application des peines ne date que de 2000. Donc c’est une mission nouvelle qui nous a été confiée, de même que la défense au prétoire, et cela n’est pas encore rentré totalement dans notre formation, dans nos mentalités. […] Qu’allons-nous faire des résultats de cette consultation ? […] Cela va nous servir à promouvoir un peu mieux les peines alternatives. […] La présence ici des deux principaux syndicats de magistrats prouve leur solidarité et j’espère qu’ils arriveront à faire passer le message auprès de leurs collègues. C’est comme ça qu’on pourra ensemble essayer de faire bouger les choses. […] Je veux croire Robert Badinter quand il nous dit que le contexte politique est favorable. Il faut en profiter. […] Quel que soit le résultat des consultations électorales, le contexte politique pourra être favorable. Cela se fera dans les premiers mois, après ce sera trop tard, Madame Lebranchu en a eu l’expérience. »
« ne pas se contenter de ce que nous avons fait »
Henri Leclerc, Ligue des droits de l’homme (LDH) « […] Cela fait cinquante ans que je suis entré pour la première fois dans une prison, à la Santé, que j’ai eu ce sentiment terrible, que des hommes dont j’avais l’impression que les droits les plus fondamentaux étaient bafoués m’ont parlé. […] Est-ce que les choses ont beaucoup changé ? […] Bien sûr, il y a eu des progrès. Robert Badinter parlait tout à l’heure de “petites avancées“. C’est vrai, mais nous avons l’impression que ces progrès ne touchent jamais l’essentiel. […] La meilleure preuve, c’est que nous sommes aujourd’hui en train d’en parler. […] Il est important aujourd’hui […] d’entendre le premier président de la Cour de Cassation dire ce qu’il nous a dit, dans les termes où il nous l’a dit […]. C’est quelque chose, je crois, un peu nouveau. Que les syndicats de magistrats, les syndicats d’avocats, les syndicats de personnels pénitentiaires soient ici représentés, qu’il y ait eu cette démarche, […] que l’on ait intégré les prisonniers eux-mêmes dans la réflexion – cela aussi c’est la première fois qu’on le fait –, nous sommes en face de quelque chose d’énorme. […] Nous commençons un combat : Il faut que quelque chose change, il faut que nous réussissions. Il va falloir profiter des élections présidentielles pour poser le problème carrément. […] Ce sont des engagements qui seront difficiles. […] Ce que je souhaite, c’est que, s’agissant des prisons, nous ayons des candidats à l’élection présidentielle qui aient le courage de celui de François Mitterrand lorsqu’il avait parlé de la peine de mort. Il faut que nous menions […] une action militante forte. Il ne faut pas se contenter de ce que nous avons fait. Il ne faut pas être satisfaits de notre réunion d’aujourd’hui. Tout cela n’est rien si nous ne faisons pas quelque chose demain. »
« pour une véritable politique publique en matière pénale et carcérale »
Nicole Maestracci, Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) « La FNARS s’est créée en 1956 avec […] pour priorité de mieux s’occuper des sortants de prison. En cinquante ans, nous avons fait des choses, mais nous avons bien conscience que nous n’avons pas tout fait, en particulier sur la question de la continuité à la sortie de prison, sur la prise en charge à la sortie, sur l’articulation avec le service public… […] Beaucoup plus de gens rentrent en prison qu’il n’en rentrait il y a 25 ans, et beaucoup plus d’associations. C’est un progrès important, mais tant qu’on n’arrivera pas à faire en sorte que quelqu’un qui entre en prison soit assuré d’être suivi, pris en charge, aidé jusqu’à sa sortie, et bien, nous n’en sortirons pas. […] Notre fédération compte aussi des associations comme Citoyens et justice, qui regroupe toutes les associations de contrôle judiciaire. Nous avons beaucoup travaillé sur la question des peines alternatives, en particulier la question des placements extérieurs. Sur cette question aussi nous pouvons mieux faire. Mais aujourd’hui ce n’est pas une politique publique totalement affirmée. C’est pour que ces questions deviennent une véritable politique publique en matière pénale et carcérale que nous participons à ces États généraux. […] »
« un combat pour les libertés individuelles »
Céline Curt, Syndicat des avocats de France (SAF) « Notre engagement était une évidence, parce que c’est […] un combat pour les libertés individuelles, pour les libertés publiques en général, pour le respect du droit, d’un État de droit. […] C’est un projet de société nouveau que d’enfermer autant de gens. […] C’est peut-être au prix, non pas de 60 000 détenus, mais de 300 000 détenus demain, que nous aurons une société “nettoyée“ et […] travailleuse à bas prix dans certaines conditions. On peut se poser la question. En tout cas, c’est un champ ouvert de réflexion, qui rejoint une autre question : le contrôle du juge et sa porosité au débat et au climat politique. […] Quand on va dans les prétoires, quand on va en prison, quand on va plaider devant les magistrats, on se rend bien compte qu’ils ne ressentent pas tous comme une évidence que celui qu’ils jugent n’est pas “l’autre étranger“. […] Il y a une difficulté à percevoir l’autre comme n’étant pas très éloigné de soi. Les magistrats vivent dans une bulle. C’est aussi une problématique de politique publique : l’aide juridictionnelle, l’accès à la justice, à la connaissance de ses droits, etc. C’est très bien d’avoir accès aux commissions de discipline, mais tout dépend de la façon dont on permet ou pas un exercice effectif des droits de recours, dont on permet ou pas à quelqu’un d’avoir accès à son avocat. […] Le développement du budget de la justice est aujourd’hui plus faible en pourcentage qu’il y a cent ans. C’est d’une indignité extraordinaire. […] »