En prison, les personnes étrangères s’exposent au risque d’être expulsées du territoire à leur levée d’écrou. L’incarcération donne en effet l’occasion aux préfets d’examiner leur situation et de décider de leur sort, en actionnant le levier de la « menace pour l’ordre public ». Une situation qui tend à s’aggraver d’années en années, et fait de la prison un rouage central de la lutte contre l’immigration irrégulière.
« L’augmentation du nombre de personnes enfermées en rétention à leur sortie de prison observée en 2018 s’est poursuivie en 2019, leur proportion atteignant 14,5 % des placements. En deux ans, leur nombre a presque doublé, sous l’impulsion d’une politique consistant à laisser libre sur le territoire de moins en moins de personnes après leur incarcération. » Tel est le constat dressé par les associations venant en soutien juridique aux personnes placées en centres de rétention administrative(1), ces lieux permettant de retenir un individu en vue de son expulsion. Ce phénomène met en lumière une réalité connue de longue date mais qui tend toutefois à s’aggraver : pour les personnes étrangères détenues, le passage par la case prison est lourd de conséquences sur leur séjour en France. Et marque la première étape d’un engrenage administratif aux effets délétères.
Le placement sous écrou d’une personne étrangère présente en effet pour les préfectures l’opportunité de s’assurer de la régularité de son séjour en France. La loi enjoint aux services pénitentiaires de communiquer « aux services centraux ou déconcentrés du ministère de l’Intérieur les informations […] relatives aux étrangers détenus faisant ou devant faire l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire »(2). Concrètement, la coopération entre les ministères de la Justice et de l’Intérieur est organisée depuis 25 ans par une série de circulaires successives dont la dernière version date d’août 2019(3). Selon le texte, cette coordination s’opère par le biais de protocoles déclinés localement et associant les différentes administrations qui jalonnent le parcours pénal de l’intéressé. En vertu de ces protocoles, le greffe pénitentiaire est tenu de « signaler toutes les personnes détenues de nationalité étrangère » à la préfecture territorialement compétente, quelle que soit leur situation administrative. Ce signalement contient l’avis d’écrou, la fiche pénale, les documents d’identité et de voyage « ou des pièces comprenant des éléments d’identification et de nationalité fournis par les autorités judiciaires » ainsi que « toute indication relative à l’existence d’une mesure d’éloignement préexistante ». Pendant l’incarcération, les services préfectoraux peuvent donc, sur la base de ces informations, venir à la rencontre de chaque personne étrangère détenue afin de dresser un état des lieux de sa situation administrative et décider de son sort à sa libération. Ce qu’ils sont vivement encouragés à faire, comme le précise la circulaire d’août 2019 dans son avant-propos : « La situation des étrangers incarcérés ayant vocation à être éloignés du territoire à l’issue de l’exécution de leur peine privative de liberté […] doit faire l’objet d’une attention particulière. » Les personnes étrangères visées par une précédente mesure d’éloignement ou bien frappées de « double peine » – à savoir d’une interdiction judiciaire du territoire français (ITF) prononcée par le juge pénal ou de son pendant administratif qu’est l’arrêté d’expulsion (ministériel ou préfectoral) – sont bien sûr concernées. Pour elles, l’administration peut aisément profiter du temps que représente l’incarcération pour organiser leur prise en charge par la police aux frontières en vue d’une expulsion à la levée d’écrou. Mais elles ne sont pas les seules cibles. La circulaire invite plus largement l’administration à « mettre à profit le temps de l’incarcération afin notamment d’envisager d’éventuelles mesures d’éloignement – pour [celles] qui n’en font pas déjà l’objet. »
La prison comme rouage de la politique d’éloignement
Dans les faits, c’est donc une proportion extrêmement importante des étrangers détenus – ceux qui sont visés par une mesure d’éloignement ou d’expulsion, ceux qui sont « sans papiers » mais aussi ceux dont le titre de séjour périme pendant l’incarcération – qui constitue la cible potentielle de cette fabrique des expulsables. D’abord parce que le parcours pour demander la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour en détention est semé d’embûches. Mais aussi et surtout parce que, quand bien même elles n’entameraient pas de démarches dans ce sens, l’incarcération de ces personnes sera l’occasion pour la préfecture d’examiner leur situation. Dans tous les cas, les préfets disposent d’une arme redoutable : la notion particulièrement floue de « menace pour l’ordre public », qu’ils peuvent invoquer soit pour refuser aux personnes détenues qui l’auraient demandé la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour et permettre le prononcé à leur encontre d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), soit pour notifier une telle OQTF à celles en situation irrégulière qui n’auraient pas déposé de demande. Or la pratique démontre que les préfets s’appuient systématiquement sur la présomption d’une menace pour l’ordre public dès le seuil de l’infraction franchi, même en présence de faits de très faible gravité (vol simple, filouterie d’aliments, conduite sans permis, etc.). Un stigmate qu’il est bien souvent difficile de faire tomber devant les tribunaux. La qualification de la menace permet en outre aux préfets de ne pas assortir l’OQTF d’un « délai de départ volontaire » (période de 30 jours pendant laquelle l’étranger peut en principe organiser son retour ou contester cette décision). Le délai de recours contre la mesure d’éloignement est alors de 48 heures seulement, ce qui rend la contestation presque impossible lorsqu’on est en prison (lire encadré ci-dessous). Le concept de menace pour l’ordre public apparaît dès lors comme un moyen détourné de justifier le recours quasi-systématique à des OQTF pour les personnes étrangères détenues qu’aucun élément ou statut particulier ne viendrait protéger d’un éloignement (attaches familiales solides, état de santé, statut de réfugié, etc.).
Plus largement, ce raisonnement atteste de l’instrumentalisation de la prison au service de la politique d’éloignement. Une démarche qui puise sa source dans la confusion entretenue entre étranger détenu et étranger dangereux, et qui alimente autant qu’il s’appuie sur l’amalgame entre immigration et insécurité – que les statistiques de la délinquance viennent pourtant discréditer. « C’est quelque chose qui n’est pas nouveau mais se développe dans le discours public, constate David Rohi, responsable du pôle rétention à la Cimade. Et le fait que cela soit complètement assumé par le ministère de l’Intérieur, et mis en avant dans sa communication, ne fait qu’aggraver ce phénomène. Il s’agit pour le gouvernement d’un moyen d’alimenter sa position politique ultra-sécuritaire et un affichage de “fermeté” voire de répression envers l’immigration », regrette-t-il.
Une volonté politique orchestrée de l’intérieur
Si la circulaire d’août 2019 invite explicitement les préfets à se montrer impitoyables envers les étrangers détenus, cette méfiance n’est pas nouvelle. En 2017, le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, rappelait dans une circulaire adressée aux préfets que « les étrangers représentant une menace pour l’ordre public et les étrangers incarcérés doivent être l’objet de toute [leur] attention », soulignant que « la lutte contre l’immigration irrégulière est une politique publique qui doit être mise en oeuvre avec la plus grande fermeté »(4). Publiée deux semaines après l’attaque au couteau de deux femmes par un ressortissant tunisien en situation irrégulière, appréhendé la veille pour une tentative de vol et libéré faute de preuves sans qu’une procédure d’éloignement n’ait pu être mise en oeuvre, cette circulaire désignait une fois encore l’étranger « sans papiers » comme une personne dangereuse devant éminemment être expulsée. Le texte dévoilait également l’embarras du ministre à définir l’« ordre public » – pourtant convoqué à tout va –, en assumant sa dimension prédictive au mépris de toute sécurité juridique. Selon le texte, la menace à l’ordre public « ne se fonde pas exclusivement sur les troubles à l’ordre public déjà constatés, comme le ferait une sanction, mais constitue une mesure préventive, fondée sur la menace pour l’ordre public, c’est-à-dire sur une évaluation de la dangerosité de l’intéressé dans l’avenir ». En septembre 2020, le même scénario se répétait : quatre jours seulement après l’attaque au couteau commise par un jeune Pakistanais devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin publiait une instruction indiquant sa volonté d’ « agir avec fermeté contre les étrangers qui, par leurs agissements, constituent une menace grave pour l’ordre public », invitant les préfets « à la plus grande vigilance » en leur intimant « de mettre systématiquement en oeuvre les procédures à même d’interrompre, dans les meilleurs délais, la présence de ces personnes sur notre territoire »(5). Le texte rappelait pour cela la nécessité de « signer, sans tarder, les protocoles avec les maisons d’arrêt dans tous les départements où ce document n’aurait pas encore fait l’objet d’une signature commune ».
Véritables messages d’orientation politique chaque fois proclamés dans l’urgence d’une situation dramatique, ces textes contribuent à raviver la suspicion à l’encontre des étrangers détenus, désignés d’un seul bloc comme de potentielles menaces. « Il s’agit clairement de se prémunir en quelque sorte d’un risque politique que le pouvoir en place a pu identifier : le fait qu’une personne étrangère sortie de prison commette un acte grave », analyse David Rohi. Sous couvert de vouloir répondre à des faits d’actualité, elles participent à la construction d’une figure de l’étranger, qui, plus qu’un éternel invité (à repartir) ou une personne indésirable, serait un criminel en devenir à expulser à tout prix.
L’usage dévoyé de la prison
Le tandem prison et expulsion ne sert pas uniquement la prétendue protection de l’ordre public, il semble parfois poursuivre d’autres finalités. Certaines pratiques tendent en effet à s’interroger sur l’usage de la prison comme outil de pression ou de répression dans le cadre des politiques migratoires. Tel est par exemple le cas des personnes placées en « zone d’attente » et refusant le refoulement vers leur pays de provenance, qui s’exposent à une peine de trois ans d’emprisonnement assortie d’une interdiction du territoire français (ITF) de dix ans(6). « À Créteil, il est relativement fréquent que des personnes ayant refusé l’embarquement soient déférées au parquet et condamnées à des peines de deux ou trois mois d’emprisonnement », constate Charlène Cuartero, juriste à l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé). « Nous avons récemment suivi la situation d’une femme demandeuse d’asile, arrivée et enfermée à Orly avec sa fille de 5 ans. Après dix jours en zone d’attente, la mère a été placée en garde à vue puis condamnée à deux mois de prison ferme et incarcérée à la maison d’arrêt de Fresnes. Sa fille de 5 ans a quant à elle été placée dans un centre de l’aide sociale à l’enfance », dénonce-t-elle en fustigeant un détournement du recours à l’emprisonnement pour des motifs strictement administratifs (puisque, grâce à cette incarcération, la préfecture pourra réitérer quelques semaines plus tard la tentative d’éloignement). Plus fréquentes encore sont les situations où la détention fait suite à la rétention. Certaines personnes s’opposant à l’expulsion sont parfois condamnées à une peine d’emprisonnement assortie d’une ITF pour « refus de se soumettre à une mesure d’éloignement ». Déjà relativement courant, ce procédé semble s’être aggravé pendant la crise sanitaire, notamment à l’encontre de personnes ayant refusé un test PCR en rétention. Révélateurs d’une dérive, ces deux exemples témoignent d’un usage dévoyé de la prison, loin du rôle de protection et de réinsertion qui lui est traditionnellement assigné.
Par Julien Fischmeister et Sixtine Leurent
La difficile contestation des OQTF notifiées en prison
L’étranger détenu visé par une obligation de quitter le territoire (OQTF) sans délai de départ volontaire ne dispose que de 48 heures pour contester cette mesure en déposant son recours auprès du chef d’établissement ou en l’adressant directement au tribunal administratif. Dès notification de l’OQTF, il doit être immédiatement « informé dans une langue qu’il comprend » qu’il peut demander au président du tribunal administratif l’assistance d’un interprète ainsi que celle d’un conseil « avant même l’introduction de sa requête ». Mais le fait de solliciter cette assistance n’interrompt pas le délai de recours. En pratique, la brièveté de ce délai rend particulièrement difficile, pour ne pas dire impossible, la contestation de l’OQTF ainsi que l’a révélé une enquête pilotée par l’OIP en 2017*. D’abord, les conditions de notification de ces mesures d’éloignement sont souvent problématiques. Un interprète n’est pas toujours présent au moment de la remise de l’OQTF qui intervient en général dans des conditions expéditives. Des personnes non francophones ont ainsi expliqué au Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) que « confrontées à l’impatience des personnels de surveillance qui travaillent en sous-effectif, elles étaient fortement incitées à signer les notifications qui leur étaient présentées, même lorsqu’elles n’en comprenaient pas le sens »**. Ensuite, l’étranger n’est pas autorisé à conserver avec lui la décision d’éloignement si celle-ci mentionne le motif d’écrou, ce qui est très souvent le cas. L’OQTF est donc généralement retirée à l’intéressé juste après lui avoir été notifiée, de sorte que ce dernier ne peut en disposer librement pour la relire ultérieurement ou pour essayer de la faire traduire par un codétenu. Certes, l’étranger dispose du droit « d’avertir un conseil, son consulat ou une personne de son choix » immédiatement. Mais il ne peut accéder librement à des moyens de communication permettant une prise de contact en urgence. Plus généralement, comme l’a souligné le CGLPL, les étrangers détenus « ne peuvent avoir un libre accès à une association ou à un conseil qui puisse les aider à comprendre le sens de la décision dont elles ont reçu notification et à formuler par écrit, en langue française, un recours dans le délai imparti ». En effet, si de nombreuses prisons bénéficient de la présence d’un « point d’accès au droit » ou d’associations, le temps parfois très réduit de présence des intervenants et la nécessité de demander rendez-vous par écrit pour les rencontrer rendent souvent leur intervention totalement inadaptée à la contestation en urgence d’une OQTF. Quant à la visite d’un avocat en détention, celle-ci n’est envisageable que si ce dernier a préalablement sollicité et obtenu un permis de communiquer, démarche qui peut prendre plusieurs jours. Le respect du délai de recours de 48 heures contre les OQTF notifiées en détention est ainsi presque impossible, ce que confirme l’analyse d’un corpus d’une centaine de décisions de tribunaux administratifs : près de 45 % des requêtes ont été jugées irrecevables au motif qu’elles ont été formées après l’expiration du délai de recours. Un taux qui n’a d’équivalent dans aucune autre branche du contentieux administratif. Ces dernières années, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le CGLPL, le Commissaire européen aux droits de l’homme, le Défenseur des droits ont unanimement dénoncé la brièveté de ce délai de recours incompatible avec le respect du droit à un recours effectif. Ils ont été rejoints par le Conseil d’État qui, dans un rapport récent, affirme à son tour « qu’un délai de recours de 48 heures est trop bref lorsque [l’étranger] ne bénéficie d’aucun appui direct et immédiat à l’introduction de sa requête »***. – Nicolas Ferran
* Pas l’ombre d’un droit, rapport d’enquête, déc. 2017.
** Rapport sur la situation de personnes détenues de nationalité somalienne au sein du centre pénitentiaire de Fresnes et des maisons d’arrêt de Fleury-Mérogis et de Paris-la Santé, 2011, p. 16.
*** Conseil d’État, 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l’intérêt de tous, 9 oct. 2020.
(1) ASSFAM, Forum réfugiés- Cosi, France terre d’asile, la Cimade, Solidarité Mayotte, « Centres et locaux de rétention administrative. Rapport 2019 », septembre 2020, p. 18.
(2) Article 724-1 du code de procédure pénale.
(3) Instruction du 16 août 2019 relative à l’amélioration de la coordination du suivi des étrangers incarcérés faisant l’objet d’une mesure d’éloignement.
(4) Instruction du 16 octobre 2017 relative à l’éloignement des personnes représentant une menace pour l’ordre public et des sortants de prison.
(5) Circulaire du 29 septembre 2020 relative à l’éloignement des étrangers ayant commis des infractions graves ou représentant une menace grave pour l’ordre public.
(6) Articles L. 624-1-1 et L.624-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.