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Les éléments constitutifs d’une transformation de la condition pénitentiaire

La situation des prisons françaises peut être comprise en considérant trois tendances qui caractérisent la période récente.

Première tendance : l’immobilisme en matière juridique et la concentration des moyens budgétaires dans la construction de prisons neuves et dans la dotation des prisons existantes de technologies de sécurité. Rien, depuis 2000, n’est venu fondamentalement remettre en cause le diagnostic posé par le Premier Président de la Cour de cassation, Guy Canivet, dans son rapport relatif à l’amélioration du contrôle extérieur et par les deux rapports d’enquête parlementaire : les prisons demeurent largement hors du droit. Les conditions de vie et de travail y demeurent une “humiliation pour la République“.

Deuxième tendance : la mise en œuvre de réformes comme l’entrée des avocats au prétoire, la juridictionnalisation de l’aménagement des peines, [etc.]. Ces mesures ont été cependant confrontées à des tendances contraires : augmentation de la population carcérale sous l’effet conjugué de l’allongement structurel des peines prononcées, du maintien d’un fort recours à la détention provisoire et d’une part importante des courtes peines […], orientations législatives privilégiant le durcissement des conditions d’octroi de la suspension de peine, restriction des possibilités d’aménagements de peine pour les récidivistes. Parce qu’elles ne prenaient pas en considération les problèmes posés à tous les niveaux du système pénal et carcéral, elles ont aussi rencontré des blocages. Symbole de ces tentatives largement avortées, la procédure d’aménagement de peine prévue par la loi Perben 2. […] La réforme procédurale prévue ne suffit ni à assurer les effectifs de travailleurs sociaux et de juges de l’application des peines indispensables à sa mise en œuvre, ni à disposer à la sortie de prison de solutions en terme d’emploi et de logement nécessaires à la mise en place d’un aménagement de peine. […]

La troisième tendance concerne le fait que, de plus en plus, les instances françaises et européennes de protection des droits de l’homme […] portent un regard exigeant sur le monde carcéral et formulent des recommandations d’ensemble, voire posent des normes contraignantes, pour que les prisons ne soient plus hors du droit et sortent de l’exception juridique dans laquelle on les cantonne. Ce mouvement trouve un écho à la fois dans les pratiques de certains pays, qui ont promu des transformations profondes de la condition carcérale, et, en France, dans des expériences menées localement qui, avec ténacité, montrent qu’un autre fonctionnement des prisons est possible. […]

Il nous semble que les résultats de la consultation contiennent deux indications essentielles. D’une part, le statu quo n’est pas acceptable, car l’insatisfaction concerne tous les pans du monde carcéral et touche l’ensemble de ceux qui y vivent et travaillent. D’autre part, les attentes qui se sont exprimées rejoignent les exigences posées par les instances de protection des droits de l’homme. La loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire donne à celui-ci une double mission : “Le service public pénitentiaire participe à l’exécution des décisions et sentences pénales et au maintien de la sécurité publique. Il favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire […].“ Ces deux missions dessinent les deux axes d’une réforme de la prison : – assurer l’exécution des sanctions pénales de privation de liberté en respectant les droits fondamentaux des personnes détenues […] – faire de la mission d’insertion une tâche centrale de l’exécution des sanctions pénales. Une réforme visant à répondre à ces deux exigences comporte quatre volets : le respect des droits de l’homme dans la prison, le contenu donné au temps passé en prison, la question des soins apportés aux personnes détenues malades et la préparation à la sortie de prison. Ces volets sont liés et, pour éviter de reproduire des échecs passés, doivent être abordés conjointement dans la perspective de l’élaboration d’une loi pénitentiaire. Ainsi, se donner pour objectif qu’aucun détenu ne soit plus mis à l’écart d’une activité est une manière d’affirmer la mission de resocialisation autant que l’ouverture vers une autre gestion des relations en détention. Nul n’ignore en effet que le temps vide de la détention est facteur de tensions et de violences entre les détenus comme entre les détenus et les membres du personnel de l’administration. […] Plus largement, la part consacrée dans les réponses aux questions ouvertes de la consultation à la nécessité d’un changement de regard de la société et du monde politique sur la question carcérale et à celle d’une réforme du droit pénal, rappelle que l’évolution de la condition pénitentiaire doit s’inscrire dans une réflexion plus globale sur la place de la peine d’emprisonnement […], dans la perspective d’en réduire strictement le champ. Cette préoccupation est partagée par les instances européennes de protection des droits de l’homme. Le Conseil de l’Europe encourage régulièrement les États membres à s’engager dans une telle direction. Ainsi la recommandation R (99)22 […] préconise-t-elle un ensemble de dispositions réorientant la politique pénale vers un moindre recours à l’emprisonnement, celui-ci devant être appréhendé comme “une sanction ou mesure de dernier recours“, et l’extension du parc pénitentiaire comme “une mesure exceptionnelle“ car n’étant pas “en règle générale, propre à offrir une solution durable au problème du surpeuplement“. Le Conseil de l’Europe invite également à “réduire le recours aux peines de longue durée“, à “remplacer les courtes peines d’emprisonnement par des sanctions et mesures appliquées dans la communauté“, à inciter les magistrats “à recourir aussi largement que possible“ à ces mesures alternatives, et à dépénaliser, décriminaliser ou requalifier certaines infractions “de façon à éviter [qu’elles] n’appellent des peines privatives de liberté“.(1)

le respect des droits de l’homme dans la prison

La prison doit être un lieu régi par le droit commun dans lequel le détenu bénéficie d’un statut de citoyen seulement privé de sa liberté de mouvement. Dans ce cadre, l’objectif assigné à la future “loi pénitentiaire“ est de proposer un aménagement d’un cadre de référence précis prenant en considération les recommandations internationales ainsi que les exigences d’un État de droit. […] La réforme réclamée doit s’inscrire dans le champ de ce qui avait été prôné par Guy Canivet en mars 2000, à savoir : “un droit de la prison redéfini dans une grande loi d’orientation pénitentiaire qui induit une autre logique juridique : 1 / celle d’un détenu qui, à l’exception de la liberté d’aller et venir, conserve tous les droits puisés dans sa qualité de citoyen ; 2 / celle d’un lieu, la prison, qui, faisant partie du territoire de la République, doit être régi selon le droit commun, y compris dans les adaptations qu’exige la privation de liberté“. Les préconisations de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) en mars 2004 permettent de compléter ces orientations : “La CNCDH recommande qu’une hiérarchisation des priorités soit respectée dans la définition du statut juridique de la personne privée de liberté. – Une personne incarcérée est, et demeure, une “personne humaine“ à part entière dont les droits fondamentaux ne peuvent être méconnus. Par conséquent, l’État est soumis à diverses obligations pour garantir, en toutes circonstances, le respect des libertés individuelles. – À un deuxième niveau, une personne incarcérée demeure un “citoyen“. […] Les motifs de l’incarcération ne peuvent en aucun cas justifier une mise à l’écart du reste de la société. La prison ne doit plus être conçue seulement comme une éviction. – À un troisième niveau, une personne incarcérée demeure un “justiciable“ bénéficiant des droits procéduraux […] normalement prévus dans les matières considérées […] Les garanties organisées dans ces disciplines doivent trouver à s’appliquer […]. – À un quatrième niveau, une personne incarcérée doit être considérée comme un “usager“ étant en relation, certes obligée, avec un service public administratif. Il en résulte que les détenus peuvent se prévaloir d’un droit à un fonctionnement normal du service à leur égard et à la mise en œuvre des missions assignées par la loi […].“ Pour la CNCDH, la définition du statut juridique de la personne détenue devait garantir “la sauvegarde du droit au respect de la dignité, la protection de l’intégrité physique et psychique, la protection du droit au respect de la vie privée et familiale, le respect du droit à l’enseignement et à la formation, l’application du droit du travail, l’effectivité du droit de vote, et la reconnaissance des droits collectifs“. Cette garantie […] ne peut être complète si elle ne prend en compte des situations de vulnérabilité particulières [ce qui] nécessite la mise en œuvre des recommandations spécifiques formulées par la Commission et l’ouverture d’une réflexion plus ample.

le contenu du temps passé en prison

Pour la CNCDH, il convient également “[…] de renforcer l’importance de la mission de resocialisation dans tous les domaines […]. Outre qu’il est commandé par l’intérêt général, un tel renversement des perspectives devrait permettre d’atténuer les rapports de confrontation entre détenus et surveillants, et bénéficierait tant aux premiers qu’aux seconds“. Pour que la mission de réinsertion […] ne reste pas plus longtemps un vain mot, la nécessité d’assurer la possibilité chaque jour pour tout détenu qui en fait la demande de suivre un enseignement, une activité culturelle, une formation, ou d’accéder à un travail, a été massivement affirmée […] dans la consultation […]. Cette exigence d’apprentissage et de socialisation n’a de sens que si elle est mise en œuvre de manière parallèle à une politique de maintien des liens familiaux qui permette à la fois le rapprochement des détenus de leur famille et des rencontres qui ne dégradent pas la relation et en préserve l’intimité. Considérer enfin qu’aucun temps de détention ne doit avoir lieu sans qu’une démarche scolaire, formatrice ou professionnelle ne soit engagée est le levier nécessaire à une nouvelle politique d’aménagement des peines et de réduction du temps passé derrière les barreaux. En effet, […] l’anticipation de la libération butte de manière croissante sur l’absence de possibilité de présenter, depuis la prison, un projet de retour dans la société. Il faut que les démarches initiées en détention soient conçues systématiquement dans la perspective d’être poursuivies en liberté et viennent nourrir un renouveau des aménagements de peine. L’exigence d’une offre systématique d’activités aux personnes détenues nécessite une réforme fondamentale des modes de fonctionnement de l’enseignement et du travail en prison. Le développement de l’enseignement est bloqué à la fois par l’insuffisance de l’offre et par le choix qu’ont à opérer les détenus sans ressources entre suivre des cours et tenter d’obtenir et d’exercer un emploi […]. Plus généralement, l’évolution des conditions dans lesquelles sont rémunérés les détenus est confrontée à deux exigences contradictoires : développer l’offre de travail d’une part, assurer des revenus décents d’autre part. En effet, les contraintes auxquelles le travail carcéral est soumis font qu’il ne peut, sauf exceptions, être compétitif qu’à la condition d’offrir une main d’œuvre très bon marché. Sortir de cette ornière nécessite de changer d’optique et de soustraire le travail en prison d’une logique de marché pour l’inscrire dans une démarche d’insertion soutenue par l’État. Une mutation de cet ordre nécessite de se pencher sur les formes d’emplois aidés en vigueur dans le monde libre. […] Les associations qui accueillent les personnes en grande précarité ont développé des actions d’insertion par l’activité économique, qui permettent à la fois de leur assurer une rémunération décente et de les accompagner dans un processus d’insertion professionnelle adapté. Les traits communs de ces emplois sont l’aide dont ils bénéficient de la part des pouvoirs publics et leur double encadrement, à la fois professionnel et éducatif. Rechercher l’introduction de ces entreprises d’insertion en détention serait un premier pas vers la construction d’offres de débouchés professionnels […], tout en présentant l’avantage d’éviter la rupture du processus à la sortie de détention. Le bénéfice des revenus de l’assistance, au premier rang desquels le RMI, ne devrait plus être refusé aux personnes détenues, même si son montant peut être adapté à la situation de détention. Cela devrait aller de pair avec la mise en place d’actions d’insertion […] et d’un accompagnement social en amont de la date prévisible de sortie […], dans les conditions du droit commun. Il devrait également être possible […] d’adopter une approche d’ensemble des revenus de la personne – de la solidarité et tirés d’un travail et d’une formation -, pour que le revenu total augmente graduellement. […]

la question des soins aux malades détenus

En premier lieu, l’affirmation de la mission d’insertion n’est possible que si la question de la santé des détenus est mise en discussion. Depuis la réforme fondamentale […] de 1994 confiant la prise en charge des patients détenus au système général de santé, l’accès aux soins médicaux a fait des progrès indéniables. […] Il n’en demeure pas moins que nombre d’améliorations doivent être apportées pour assurer l’équivalence des soins entre la prison et le monde libre. Comme l’a expliqué un médecin, lors du colloque organisé en 2004 pour dresser le bilan de la réforme de 1994, “[…] un certain nombre de médecins ont le sentiment qu’après les progrès initiaux et les premières perspectives d’améliorations progressives, une détérioration se fait sentir depuis deux ans environ“. […] L’enjeu de ces améliorations est primordial : “Les personnes détenues appartiennent souvent à des catégories qui n’ont généralement pas un accès satisfaisant aux soins à l’extérieur. Initier en détention des processus de soins peut s’avérer un élément primordial de réinsertion.“  En second lieu, une réforme carcérale ne peut pas ne pas prendre en compte une évolution massive : le nombre croissant de personnes incarcérées souffrant de graves troubles psychiatriques. Cette situation ruine le sens de la sanction pénale, crée des détresses insupportables et détériore considérablement les conditions de vie et de travail en prison. […] Dominique Perben, alors garde des Sceaux, a reconnu en 2004 l’ampleur et la complexité du problème, ainsi que le fait que sa résolution n’était pas du ressort du seul ministère de la Justice. L’urgence d’une réflexion sur ce sujet est à la mesure de sa complexité et de sa difficulté, qu’illustre par exemple le fait que la CNCDH et les nouvelles Règles pénitentiaires européennes ont sur ce point émis des recommandations différentes. De même, la mise en place d’établissements pénitentiaires spécialisés (UHSA) divise la communauté des psychiatres. Ainsi, par exemple, pour le psychiatre Gérard Dubret, “développer au sein du système pénitentiaire un dispositif d’hospitalisation psychiatrique […] sans chercher en amont à remédier à cet afflux derrière les barreaux de personnes souffrant de maladie mentale, c’est à coup sûr prendre le risque d’amplifier ce mouvement“.(2)

la préparation de la sortie de prison

À une nouvelle approche du temps passé en détention devrait correspondre une conception de la peine résolument tournée vers l’objectif de maintien et de retour dans la société. Cette approche […] permettrait de mettre l’anticipation et la préparation à la sortie au centre de la mission de l’administration pénitentiaire et de lutter véritablement […] contre les sorties “sèches“, sans préparation ni suivi. Le fait que toutes les peines ont vocation à être aménagées a été affirmé comme un objectif de la politique pénale, consacré par la nouvelle procédure d’aménagement des peines prévue par la loi Perben 2. Cependant, l’échec de cette réforme tient autant à la complexité de la procédure qu’à la difficulté d’élaborer un projet de sortie adaptée […] par manque de moyens en termes d’emploi, de formation, d’hébergement, d’accès aux droits (carte nationale d’identité, titre de séjour, etc.) et/ou aux dispositifs de soins. Cette faiblesse des perspectives de sortie ne peut qu’entretenir une certaine réticence à mettre en œuvre des aménagements de peine, au nom de “l’effectivité de la peine prononcée“ ou d’un doute systématique quant à la réalité de la volonté de réinsertion du condamné. Ainsi, la préparation à la sortie, tout comme le développement des aménagements de peines, ne pourront être effectifs sans mettre en place de façon résolue les moyens d’un accompagnement social […], aussi bien en milieu fermé qu’en milieu ouvert. La consultation a pointé clairement le manque de travailleurs sociaux en détention. Il convient également de pointer la faiblesse des moyens accordés à la mise en œuvre des sanctions et mesures évitant l’incarcération, aussi bien pour les services pénitentiaires d’insertion et de probation que pour les associations de réinsertion sociale […]. Dans une recommandation adoptée en 2003, le Conseil de l’Europe a défi ni les conditions propres à assurer le succès de la préparation de la libération et de sa mise en œuvre : “Les administrations pénitentiaires devraient veiller à ce que les détenus puissent participer à des programmes appropriés pour préparer la libération et soient encouragés à suivre des cours ou une formation qui les préparent à la vie dans la communauté. Des modalités spécifiques d’exécution des peines privatives de liberté – telles que les régimes de semi-liberté ou ouverts ou encore les placements à l’extérieur – devraient être utilisées le plus largement possible […] Les détenus devraient également avoir la possibilité de maintenir, de nouer ou de renouer des contacts avec leurs familles et proches, et de prendre contact avec des services, des organisations et des associations de bénévoles qui pourront les aider […] à se réinsérer dans la société. À cette fin, divers types de congés pénitentiaires devraient être accordés. Il conviendrait d’encourager l’examen précoce des conditions à observer après la libération et des mesures de prise en charge appropriées. Les conditions envisageables, l’aide susceptible d’être apportée, les obligations de contrôle et les conséquences éventuelles du non-respect des conditions fixées devront être soigneusement expliquées aux détenus et discutées avec eux“.

(1) Conseil de l’Europe, Comité des ministres, Recommandation n° R(99)22 du Comité des ministres aux États membres concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale, adoptée le 30 septembre 1999. (2) Gérard Dubret, « Les UHSA, une fausse bonne idée ? », actes du colloque « Santé en prison : dix ans après la loi : quelle évolution dans la prise en charge des personnes détenues ? », tenu le 7 décembre 2004.