Free cookie consent management tool by TermsFeed

« Un bon quartier d’isolement est un quartier vide »

Chargée de recherche associée à l’université d’Oxford, Sharon Shalev travaille sur les régimes d’isolement carcéral depuis une trentaine d’années. Elle a conseillé différents États et organisations internationales à ce sujet, et coordonné une étude comparative de ces régimes dans 42 pays, parue en janvier 2024*.

Pourquoi vous intéressez-vous à l’isolement en particulier ?

Sharon Shalev : C’est un point aveugle de la prison – et dans bien des pays, c’est littéralement le cas : un endroit à l’abri des regards, physiquement séparé du reste de la détention, et dont les ouvertures sont le plus souvent obstruées, quand il y en a. Mais à l’inverse, l’isolement est aussi révélateur du fonctionnement de la prison : on y trouve les détenus les plus vulnérables, ceux qui ne peuvent pas être maintenus en détention ordinaire parce qu’ils font l’objet d’intimidations voire craignent pour leur vie, et aussi ceux qui les intimident. Le quartier d’isolement et le quartier disciplinaire en disent long sur les relations en détention et le traitement des prisonniers. Si l’on veut comprendre une prison, il faut impérativement les visiter.

Votre rapport part de de la définition de l’isolement posée par les recommandations de l’ONU** et du Conseil de l’Europe***, à savoir 22 heures ou plus en cellule sans contact humain significatif…

C’est la seule définition commune dont nous disposions. Elle fournit un socle qui peut mettre tout le monde d’accord, et recouvre des usages très similaires dans tous les pays que j’ai étudiés : l’isolement pour protéger une personne ou le groupe, et l’isolement disciplinaire. Mais je ne trouve pas non plus cette définition parfaite. Elle permet toujours de jouer au plus fin : je me souviens d’une décision de justice invoquant le fait qu’un détenu n’avait pas passé 22h mais 21h45 dans des conditions d’isolement. Ou encore d’un chef d’établissement qui comptabilisait chaque minute de présence des surveillants comme autant de « contacts humains significatifs »… Significatifs pour qui ? On ne demande jamais aux détenus ce qui est significatif pour eux… On pourra toujours ergoter sur le nombre et la qualité des contacts. Je pense de plus en plus que l’important n’est pas là, mais dans la séparation du régime ordinaire, de la compagnie des autres.

Que signifie concrètement un isolement « réduit au minimum absolu », comme le prescrivent les standards internationaux**** ? Comment s’assurer que ce soit réellement un « outil de dernier recours » ?

La première implication, c’est que l’isolement doit toujours rester très court. Le plus court possible, et en tout cas jamais plus de deux semaines, d’après les règles « Nelson Mandela » de l’ONU. Pour que l’isolement soit vraiment un dernier recours, il faut aussi que d’autres solutions aient été tentées au préalable. Bien trop souvent, c’est une réponse quasi-automatique, tellement inscrite dans l’habitude qu’on ne la questionne plus. Mais on doit toujours se demander : en quoi est-ce la seule réponse adaptée dans ce cas précis ? Quel est l’objectif poursuivi ? Quelles alternatives ont été recherchées avant d’en arriver là ? Cela doit rester une mesure exceptionnelle, étroitement contrôlée dès le départ par une autorité indépendante. Un bon quartier d’isolement est un quartier à peu près vide.

Il faut également maintenir le plus d’interactions humaines possible. Laisser plusieurs personnes isolées faire leur promenade ensemble, par exemple. Garder suffisamment de flexibilité pour pouvoir s’adapter à la personne en question. Et ne pas jouer au plus fin : peu importe le nom du régime ou de l’unité dans laquelle la personne est affectée, qu’elle y soit à des fins de protection ou autre, elle ressentira les maux de l’isolement de la même manière.

Le Conseil de l’Europe impose que l’isolement s’accompagne d’un « programme individualisé » visant à remédier aux problèmes qui l’ont motivé : de quoi s’agit-il ?

C’est très important, oui. Quel programme est proposé à l’isolement ? Le plus souvent, il n’y en a pas : on a juste enfermé la personne à double tour, au prix de sérieux risques pour sa santé mentale, et c’est tout. Dans le meilleur des cas, on l’a juste laissée se reposer pendant deux semaines. Mais si vraiment on a recours à cette mesure, il faut impérativement en faire une opportunité de travailler avec la personne sur ce qui a conduit à cette extrémité. Sinon, à quoi bon ? Cela implique de repenser complètement notre approche de l’isolement, pour en faire un temps productif, utile, où l’on travaille avec la personne. Et non un temps mort, comme c’est généralement le cas aujourd’hui.

Comment ces prescriptions seraient-elles compatibles avec l’idée de placer une personne à l’isolement pour sa propre protection ?

Séparer quelqu’un du reste de la population carcérale ne doit pas être synonyme d’isolement. Comment le même traitement pourrait-il servir à protéger les personnes en danger et à maîtriser leurs potentiels agresseurs ? Si vraiment certaines personnes doivent être séparées du collectif, cela doit pouvoir être compensé d’une façon ou d’une autre, par plus d’activités par exemple, plus de promenades, des interactions avec des personnes extérieures à la prison…

Un certain nombre de personnes doivent d’ailleurs être préservées de l’isolement par défaut. Celles qui sont atteintes de troubles psychiatriques, en particulier : leur présence à l’isolement est en soi extrêmement problématique. Au Pérou, la loi interdit de placer à l’isolement toute personne de plus de 60 ans. C’est un principe que l’on pourrait tout aussi bien appliquer aux personnes de plus de 50 ans, étant donné les effets accélérés de l’âge derrière les murs.

Avez-vous recensé d’autres pratiques limitant ou encadrant le recours à l’isolement dans certains pays ?

En Ukraine, par exemple, les personnes en situation de handicap ne peuvent pas être placées à l’isolement. Le Yukon, une province canadienne, interdit d’y placer les personnes présentant des troubles du développement intellectuel. Elles peuplent en effet trop souvent les quartiers d’isolement, parce qu’elles ne comprennent pas les règles de la prison, qu’elles sont harcelées par d’autres détenus, etc.

Dans plusieurs États indiens, les personnes isolées peuvent prendre leur repas à deux ou plus, hors de leur cellule. En Norvège, le personnel pénitentiaire est formé à repérer et prévenir les situations susceptibles d’aboutir à un placement à l’isolement. La situation des pays nordiques est d’ailleurs paradoxale : on y trouve des pratiques intéressantes, avec des intervenants extérieurs qui proposent des activités aux personnes isolées depuis longtemps, y compris en-dehors de la prison ; mais aussi des placements à l’isolement très longs et très stricts pendant l’instruction pénale.

Avez-vous observé une tendance à placer certains prisonniers dans des conditions d’isolement de fait, sans qu’ils ne relèvent officiellement de l’isolement ?

La plupart des pays que j’ai visités ont mis en place des unités distinctes pour les personnes détenues en lien avec le terrorisme, par exemple, ou les auteurs de violences sexuelles : que ce soit en Italie, en Inde, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni… C’est souvent une sorte d’isolement, parfois par petits groupes, avec un peu plus d’activités. Mais les personnes qui y sont placées ne bénéficient pas des maigres protections associées au régime d’isolement : elles peuvent y rester des années, voire des décennies. Le développement de ces unités est une véritable tendance, qui me semble très inquiétante.

J’ai aussi bien souvent observé des conditions de détention se rapprochant de l’isolement hors de tout régime spécial. Combien de fois m’a-t-on dit, quand je visitais une prison : « Non, non, ce n’est pas une cellule d’isolement, et puis ces personnes ont demandé à être là… » C’est l’une des raisons pour lesquelles je pense que cette classification par quartiers ou régimes pose problème. Il vaudrait mieux partir de la réalité concrète que recouvre l’isolement.

Propos reccueillis par Johann Bihr

Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°122 – mai 2024 : Isolement carcéral «je suis dans un tombeau»

* Sharon Shalev, Mapping Solitary Confinement, Association for the Prevention of Torture/ University of Oxford, 2024.
** Ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus (Règles « Nelson Mandela »), adoptées par la résolution n° 70/175 de l’Assemblée générale des Nations unies, 17 décembre 2015.
*** Conseil de l’Europe, Règles pénitentiaires européennes révisées, Rec(2006)2-rev.
**** Comité pour la prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe, 21e rapport général, CPT/Inf (2011) 28