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Quartiers de lutte contre la criminalité organisée : quand la paranoïa sécuritaire justifie la négation des droits

À peine nommé, le nouveau garde des Sceaux fait de la paranoïa sécuritaire le mot d’ordre de son marathon médiatique. Six mois plus tard, les quartiers de haute sécurité (QHS), ancêtre des quartiers d’isolement, sont de retour sous une nouvelle appellation : les quartiers de lutte contre la criminalité organisée (QLCO). Un régime d’isolement quasi-total et intrinsèquement attentatoire aux droits fondamentaux des personnes détenues.

À compter du 31 juillet, le premier quartier de lutte contre la criminalité organisée (QLCO) est censé être opérationnel à la prison de Vendin-le-Vieil. Une centaine de personnes détenues y sont prévues, encadrées par environ 250 surveillant·es[1]. En quelques mois à peine, le garde des Sceaux a concrétisé la mesure sécuritaire la plus drastique des dernières décennies. Fin 2024, fraîchement nommé, il avait annoncé vouloir « couper du monde les cent narcotrafiquants les plus dangereux » en les enfermant dans des « prisons de haute sécurité »[2]. Mais le nombre de personnes visées augmente à mesure que les lieux de détention se précisent. Mi-octobre, une deuxième centaine de personnes détenues devraient être incarcérées dans le nouveau QLCO de Condé-sur-Sarthe – déjà connue pour son régime sécuritaire d’exception[3]. Au total, Gérald Darmanin estime à « 600 à 700 le nombre de personnes qu’il faudra isoler totalement » d’ici 2027.

Pour aller aussi vite, le ministre de la Justice sacrifie tout débat démocratique et informé : il attend début mars, la veille de son audition par la commission des lois de l’Assemblée nationale dans le cadre de l’examen d’une proposition de loi relative au narcotrafic, pour déposer un amendement créant les QLCO et y dévoiler leur cadre juridique. La stratégie est efficace : exit l’obligation de réaliser étude d’impact, exit la possibilité pour la société civile de porter son expertise à la connaissance des parlementaires, exit toute discussion sur les bancs du Sénat[4]. Il y aurait pourtant eu de quoi dire. Avec ces quartiers, définitivement créés en juin[5], c’est un régime d’isolement quasi-total, intrinsèquement attentatoire aux droits fondamentaux des personnes détenues, que le Gouvernement et le Parlement ont rétabli.

Comme leur nom ne le suggère pas, les QLCO visent tout le champ de la criminalité organisée, mais également certains crimes sériels – avec le risque d’effet cliquet propre aux mesures sécuritaires : au fil du temps, il devient de plus en plus difficile de s’en défaire et elles s’élargissent souvent, au contraire, à d’autres types d’infractions. Sont en outre concernées, indistinctement, les personnes condamnées ou simplement mises en cause – et donc présumées innocentes. Seules sont exclues celles qui bénéficient du statut de collaboratrices de justice, et les enfants.

La loi précise certes que le placement en QLCO doit être décidé « à titre exceptionnel »[6], mais les critères relèvent du flou typique des décisions administratives au service d’une politique autoritaire : « prévenir la poursuite ou l’établissement de liens avec les réseaux de la criminalité et de la délinquance organisées, quelles que soient les finalités et les formes de ces derniers ». Ce nouveau pouvoir discrétionnaire appartient au garde des Sceaux, après avis (non contraignant) du juge si la personne est condamnée, ou information du juge qui peut s’y opposer dans les huit jours si la personne est prévenue[7]. Un isolement administratif donc, prononcé à titre préventif, pour des faits supposés qui, s’ils sont identifiés par des éléments objectifs, pourraient donner lieu à l’ouverture d’enquêtes et donc des mesures judiciaires autorisant un contrôle par un juge indépendant. Autrement dit, un terreau de décisions arbitraires, par ailleurs renforcé par le décret du 8 juillet 2025[8] selon lequel « les documents ou informations dont la communication pourrait porter atteinte à la sécurité des personnes ou des établissements pénitentiaires sont occultés ou retirés du dossier de la procédure avant cette consultation[9] ».Et si la décision de placement peut évidemment faire l’objet d’un recours devant le tribunal administratif, il n’est cependant pas suspensif.

Les premières décisions de placement enclenchées courant juillet semblent confirmer que la procédure dite contradictoire relèverait en réalité du simulacre. Les personnes concernées seraient finalement identifiées « sur la base d’un critère de dangerosité » et les motifs de placement « classifiés secret-défense. »[10] Une avocate dénonçait de son côté des éléments raclés dans les « fonds de tiroir pour noircir le dossier », datant parfois de plus de dix ans, et des placements initiés en dépit de l’absence d’incidents en détention ou, pour certaines personnes détenues qu’elle défend, lors de permissions de sortie.

Surtout, la décision de placement a une durée de validité d’un an, et est renouvelable à l’infini, dans les mêmes conditions. Le Comité européen pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe (CPT) recommande pourtant un « réexamen complet » de la mesure d’isolement en vue d’y mettre fin « le plus rapidement possible » dès lors qu’elle dépasse 24 heures, notamment au vu des « effets extrêmement dommageables sur la santé mentale, somatique et le bien-être social » des personnes détenues qui y sont soumises[11]. En 2000, l’Assemblée nationale critiquait quant à elle les « conséquences désocialisantes et psychiquement déstructurantes d’une décision de mise à l’isolement »[12] et faisait état de la « raréfaction des sensations, des perceptions et des stimulations » dont témoignaient des personnels de santé qui concluaient que « l’isolement prolongé rend complètement fou ».

Si le régime de l’isolement qui existe déjà dans les prisons françaises impose des conditions de détention à des années-lumière[13] des préconisations internationales – ce qui lui vaut régulièrement d’être assimilé à de la « torture blanche »[14]–, les QLCO poussent bien plus loin encore ses travers (voir p.8). Par l’objectif même qu’ils poursuivent, ils sont sans contenu, et donc sans issue. Là encore, aux antipodes des recommandations du CPT. Pour ce dernier, tout isolement administratif doit s’accompagner d’un « programme individualisé, axé sur la manière de traiter les motifs de l’isolement » et de « réintégrer le régime normal », « chercher à maximiser les contacts avec autrui » et « proposer un éventail d’activités le plus vaste possible pour occuper les journées[15] ». Les quartiers feront par ailleurs l’objet de « conditions de sécurité renforcée », et les personnes affectées de « mesures de sécurité individualisées[16] ».La question du sens de la peine est totalement occultée par l’obsession sécuritaire, tout comme l’effet de cette politique sur la construction d’un projet de sortie de prison.

Pire, les mesures les plus attentatoires aux droits humains et libertés fondamentales y sont automatisées : fouilles à nu systématiques, parloirs hygiaphones, interdiction d’accès aux unités de vie familiale et parloirs familiaux, ou encore restriction drastique de l’accès au téléphone à un minimum de deux heures deux fois par semaine – hors relation avec l’avocat·e. Sur ce dernier point, le décret exclut également les appels avec le Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL) et le Défenseur des droits (DDD)[17]. Mais il pose à tort cette durée minimale comme la norme, et renvoie au règlement intérieur de chaque prison les modalités de répartition des plages horaires – qui peuvent pourtant conditionner l’effectivité de l’accès au téléphone et donc du maintien des liens familiaux. Autre difficulté : si les parloirs hygiaphones ne s’imposent pas à la relation avec l’avocat·e ou l’aumônier·e, la fouille à nu qui s’ensuivra risque de conduire des personnes détenues à solliciter un dispositif de séparation. Enfin, la loi prévoit que des « impératifs de sécurité » peuvent conduire à des « aménagements » portant « atteinte à l’exercice des droits des personnes détenues[18] ».

De manière tout à fait contestable, le Conseil constitutionnel a estimé que la durée et l’incidence d’une décision de placement en QLCO « ne méconnaissent pas le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine » et « ne portent pas non plus une atteinte disproportionnée au droit de mener une vie familiale normale[19] ». Sa seule réserve concerne les fouilles à nu systématiques : la loi les conditionnait à une absence de surveillance constante d’un agent pénitentiaire lors d’un contact physique avec une personne en mission ou en visite dans la prison ; pour le Conseil constitutionnel, elle doit avoir été « empêchée par des circonstances particulières tenant à l’intimité de la personne détenue, à la nécessité de préserver la confidentialité de ses échanges ou à des difficultés exceptionnelles d’organisation du service pénitentiaire ». Il précise aussi que l’administration doit prévoir des « assouplissements » pour « tenir compte, notamment, de l’état de santé ou de vulnérabilité de la personne détenue, ainsi que de la qualité particulière de la personne avec laquelle le contact physique a lieu ».

Il n’en reste pas moins que les QLCO ressemblent dangereusement aux quartiers de haute sécurité (QHS) que la France avait abandonnés en 1982, à l’aune des conclusions d’une commission indépendante. Cette dernière concluait en effet qu’il était « bien plus à craindre que les séjours [en QHS] n’aggravent, au lieu de tempérer, la dangerosité de ceux qui y sont affectés, ce d’autant plus que ce séjour est prolongé[20] ». Nul ne peut donc ignorer, outre la banalisation d’un isolement inhumain qu’ils entérinent, les effets contreproductifs que ne manqueront pas d’avoir ces nouveaux QHS.

par Prune Missoffe

Cet article est paru dans la revue de l’Observatoire international des prisons – DEDANS DEHORS n°127 – Une société qui s’enferme : la répression comme seul horizon

 

[1] « Prison de haute sécurité : des détenus informés de leur transfert à Vendin-le-Vieil, des avocats dénoncent « une véritable régression » », Libération, 17/07/2025.

[2] « Gérald Darmanin au Figaro : « Mon plan pour couper du monde les 100 narcotrafiquants les plus dangereux » », Le Figaro, 20 février 2025.

[3] « Condé-sur-Sarthe, sas d’attente sous très haute tension », Dedans Dehors n°115, juin 2022.

[4] Où la proposition de loi a déjà été adoptée.

[5] Loi n°2025-532 du vendredi 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafic.

[6] Nouvel article L.224-5 du code pénitentiaire.

[7] La personne détenue peut présenter ses observations et être assistée d’un avocat.

[8] Décret n°2025-620 relatif aux quartiers de lutte contre la criminalité organisée, à l’anonymat des personnels de l’administration pénitentiaire.

[9] Nouvel article R. 224-38 du code pénitentiaire.

[10] Prison de haute sécurité : des détenus informés de leur transfert à Vendin-le-Vieil, des avocats dénoncent « une véritable régression » », Libération, 17/07/2025.

[11] CPT, 21e rapport général, CPT/Inf (2011) 28.

[12] Rapport de la Commission d’enquête sur la situation des prisons françaises (Assemblée nationale, 2000).

[13] Dedans Dehors n°122 – mai 2024, Isolement carcéral « je suis dans un tombeau ».

[14] Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), « Les droits de l’homme dans la prison », vol.1, 2007

[15] CPT, 21e rapport général, CPT/Inf (2011) 28.

[16] Nouvel article R. 224-28 du code pénitentiaire.

[17] Nouvel article R. 224-37 du code pénitentiaire.

[18] Nouvel article L.224-7 du code pénitentiaire.

[19] Décision n° 2025-885 DC du 12 juin 2025.

[20] Citée par Anne Guérin dans Prisonniers en révolte, Agone, 2013.