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« Ils sont nous ». Parcours de vie d’anciens détenus

« La prison voudrait nous faire croire que l’homme qu’elle contient ne nous ressemble plus (1) », écrivait le fondateur de l’OIP. Pour lutter contre cette dissolution de l’homme dans le prisonnier, il faut accepter de regarder de plus près les parcours singuliers des personnes cachées derrière les termes génériques de « délinquant » ou « détenu ». Vouloir comprendre comment, derrière des statistiques et des faits divers, se forge un parcours délinquant et comment, au croisement de facteurs personnels et sociaux, la prison survient dans une existence. Et enfin voir les traces qu’elle y laisse...

Cinq personnes ayant connu la prison ont accepté de parler. De leur vie avant, pendant et après. Chacune livre de son parcours un aperçu nécessairement subjectif, dont les creux et les zones d’ombres disent autant que ce qui est exposé.

Autant d’histoires que de personnes, pour tenir à distance lieux communs et idées reçues, pour échapper à toute tentative de simplification. Comment Marie-Hélène, coiffeuse, née dans une famille « très normale » bascule en quelques minutes dans le meurtre de l’homme qui la maltraitait. Comment Olivier, cadre bancaire, devient un multirécidiviste incapable de lutter contre ses « failles psychologiques ». Comment Virginie, trouvant dans l’alcool un refuge contre la misère et la maladie, atterrit en prison pour ne pas avoir su respecter son obligation de soins. Comment Yazid et Philippe, qui ont très tôt connu la prison, sont finalement devenus consultant en prévention urbaine pour l’un et animateur sportif pour l’autre. L’exercice, inspiré de la technique du récit de vie, contribue à ce que chacun se réapproprie son histoire : « Se raconter, c’est se donner la possibilité de regarder son parcours de vie avec toute l’intelligence que l’on a de sa situation, d’y apporter sa capacité réflexive. (2) » Ce regard des intéressés sur leur propre cheminement donne chair aux statistiques… et tord le cou à bien des préjugés.

L’appel au secours d’adolescents

Yazid et Philippe décrivent la trajectoire d’adolescents révoltés, dont les appels au secours n’ont pas été entendus: les délits sont « une façon de dire ‘j’existe, occupez-vous de moi’, mais personne ne le voit de cet œil ». Tous deux ont grandi dans des cités « reléguées », dans des milieux sociaux « qui n’avaient pas beaucoup de confort ». Comme pour illustrer néanmoins que l’environnement ne justifie pas tout, ils mentionnent l’un comme l’autre avoir été les seuls de leur fratrie à « déraper ». « Au début, je crois que j’aurais bien voulu être honnête, mais avec l’absence de place dans ma famille, l’échec scolaire, le sentiment d’être un nul, et la délinquance à portée de main dans mon quartier, je n’ai pas vu d’autre issue », résume Yazid Kher . « Je me suis mis dans la tête que j’étais un mauvais, et je me suis comporté comme tel. »

Philippe raconte comment, adolescent en quête d’identité, « la rage et la haine » l’entraînent dans un enchaînement de délits de plus en plus graves. Et comment il a été mis à l’écart à l’école dans une « classe poubelle (3) » : « pour eux, j’étais perdu ». Dans des situations de décrochage scolaire, observe Maryse Esterle-Hedibel, « le recours à l’indiscipline, à l’insolence, peut être utilisé par les élèves comme moyen de se construire une identité, déviante par rapport aux normes scolaires, mais conforme par rapport aux normes juvéniles. Fragilisés dans le système scolaire, ils deviennent des ‘outsiders’ (4) ».

De tels parcours font écho aux données recensées sur l’histoire familiale et sociale des personnes détenues : « près de quatre détenus sur dix ont un père né à l’étranger ou dans les anciennes colonies ; plus du quart ont quitté l’école avant d’avoir 16 ans, les trois quarts avant 18 ans ; un détenu sur sept est parti [du domicile parental] avant 15 ans, la moitié avant 19 ans (soit trois ans de moins que pour l’ensemble des hommes), 80 % avant 21 ans ; un détenu sur sept n’a jamais exercé d’activité professionnelle, un sur deux est ou a été ouvrier, contre un sur trois dans l’ensemble de la population (5) ». Autant de facteurs constitutifs d’une « position socio-économico-culturelle faible », explique le psychologue Michel Born, faisant courir le risque à ceux qui l’occupent « de ne pas profiter de l’offre positive de[s] institutions mais de se voir confrontés à leurs aspects discriminatoires et à leurs fonctions de contrôle et de sanction (6) ». Si la déscolarisation marque souvent la première étape d’un processus de « désaffiliation », d’autres formes de rejet ou d’exclusion suscitent des mécanismes de défense similaires. La discrimination à laquelle se trouvent confrontés certains jeunes – dans leurs relations aux forces de l’ordre, dans leur accès à l’emploi… – peut les conduire à poser, par leurs actes délinquants, « la question de la place que la société veut bien leur accorder », témoigne Béatrice Asencio, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP). Dans des quartiers marqués par une grande précarité, une insertion dans la société « dominante » paraît largement inaccessible. Dès lors, « la délinquance peut être considérée comme une stratégie revalorisante.[…]une sortie de l’impasse, une possibilité de ‘paraître’, de devenir quelqu’un (7) ».

Familles éclatées ou familles démunies

Beaucoup ont eu « des débuts de vie chaotiques, ont connu des ruptures traumatisantes: parents violents ou absents, rencontre avec une institution vécue comme maltraitante, échecs lors de placements… », rappelle Béatrice Asencio. « Dans ma famille, nous étions sept enfants. Mes parents savaient que je faisais des petites conneries, mais sans plus, à chaque fois, je recevais une dérouillée. Mon père ne savait pas parler. » Aujourd’hui consultant en prévention urbaine, Yazid Kher s’entend souvent interpeller par des parents démunis (« A part taper nos enfants, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? ») et s’insurge contre le cliché des « parents démissionnaires ». Il insiste sur le fait que ces familles sont avant tout en difficulté. Une opinion qui rejoint le constat dressé il y a plus de dix ans par une commission d’enquête sénatoriale consacrée à la délinquance des mineurs : « pour de nombreuses familles, l’urgence reste la gestion de préoccupations immédiates, notamment le gîte et le couvert. Cette situation fait de certains parents, malgré eux, le triste exemple d’une insertion sociale en apparence vouée à l’échec. […] Dans ce contexte, la supervision parentale ne se fait plus (8) ».

Même en rupture, même à la dérive, ces adolescents éprouvent des besoins très classiques à leur âge : « on essaye de se construire, analyse Philippe, ça passe par les copains, on s’attache à un groupe ». Yazid renchérit : « Comme je ne me sentais pas aimé chez moi, j’ai eu tendance à traîner en bas de l’immeuble. […] Les seuls qui me reconnaissaient, c’étaient les voyous. Si bien qu’ils sont devenus ma famille : la bande me protégeait et me permettait d’exister. » Ces groupes, précise le sociologue Laurent Mucchielli « constituent dans certaines situations des cadres d’initiation à la petite délinquance. Ce sont souvent des jeux et parfois des rites initiatiques ou des façons d’affirmer son courage avant même de devenir, éventuellement, des sources de revenus ou d’acquisition de biens de consommation que leurs parents ne peuvent pas leur offrir (9) ».

Accidents de parcours

Il se trouve aussi parmi les personnes confrontées à la justice des gens au parcours « bien rangé », socialement conformes, et qui peuvent soudainement basculer. Marie-Hélène, née dans une famille « très normale », est coiffeuse, mariée, a un enfant. « A l’âge de 40 ans, ma vie a pris un tournant. » Sous l’emprise d’un homme violent, elle endure dix-huit années de maltraitance, avant de le tuer : « Je pense que j’ai eu un réflexe de défense, d’élimination de la menace. Mais je n’avais jamais pensé de ma vie pouvoir tuer quelqu’un. » Le psychiatre Jean-Louis Senon rappelle à cet égard qu’il « nous faut admettre que la violence, la haine, la rage, la jalousie, sont des sentiments humains dont nous sommes tous porteurs et qui peuvent conduire, dans certaines circonstances, au passage à l’acte criminel. En chacun d’entre nous, il y a du clair et de l’obscur (10) ».

D’autres font face à des troubles intérieurs qu’ils ne parviennent plus à maîtriser. C’est le cas d’Olivier, cadre bancaire, qui « menai[t] la vie, à la fois banale et assez heureuse, d’un homme rangé ». Se refusant à indiquer les délits à l’origine de sa chute, il évoque « une faille psychologique personnelle » l’ayant conduit à « un comportement inapproprié ». Il a près de la cinquantaine lorsqu’il est interpellé pour la première fois. « Les articles dans la presse ont fait un mal considérable. Tout mon entourage, y compris professionnel, en a pris connaissance, c’était extrêmement stigmatisant. Mon employeur m’a obligé à démissionner. »

Justice maltraitante, prison « Pôle emploi de la délinquance »

« Lors de mon interpellation, poursuit le cadre déchu, j’ai eu le sentiment d’être rabaissé, piétiné. Ce n’est pas comme ça que l’on va rétablir les gens. » En amont comme en aval de la prison, l’intervention de l’institution judiciaire n’a pas eu d’effets positifs sur les trajectoires qui nous sont racontées. Virginie avoue « ne rien [avoir] compris » de sa condamnation. Déjà fragilisée physiquement et psychologiquement par sa dépendance à l’alcool, elle conclut : « la prison m’a tuée, achevée. Mon problème n’avait rien à voir avec la prison, j’aurais dû aller à l’hôpital ».

L’idée d’une prison dissuasive apparaît également théorique: « On n’y pensait pas. » Le passage en détention devient même une clé de reconnaissance entre pairs délinquants: «lorsque je suis arrivé en prison, j’étais content de faire en n partie des durs », affirme Yazid Kher , décrivant l’incarcération comme un « accident du travail » lui ayant permis de perfectionner sa technique. « J’ai raconté que je m’étais fait prendre à cause d’un signal d’alarme, et les détenus m’ont orienté vers le spécialiste des alarmes. La prison, c’est le Pôle emploi de la délinquance, il y a tous les corps de métiers sur place. » Les études – françaises (11) comme internationales (12) confirment inlassablement l’e et criminogène de l’emprisonnement, qui agit négativement sur les facteurs de commission d’infractions (perte d’emploi, de domicile, des minima sociaux, fragilisation des liens sociaux, etc.).

«Lorsque la réaction de la société à l’égard des déviants consiste à les stigmatiser, les écarter et les exclure, ceux-ci n’ont plus que des occasions limitées d’atteindre au respect de soi et d’appartenir à la société classique ; mais ils sont les bienvenus dans les sous-cultures regroupant les parias stigmatisés de façon similaire (13) », analyse le criminologue John Braithwaite.

Ne pas être réduit à sa délinquance passée

« Je m’en suis sorti, affirme Philippe, parce que j’ai voulu prouver que je pouvais ne pas être réduit à ma délinquance passée ». Son engagement bénévole dans un club sportif et dans des actions de sensibilisation autour du handicap lui en donne l’occasion. « La sortie de délinquance est une question de rédemption personnelle, pas forcément dans le sens spirituel ou théologique du terme, mais plutôt au sens de trouver une façon de réparer un passé troublé et troublant en participant de façon positive à la vie de la famille ou de la collectivité (14) », écrit le chercheur écossais Fergus McNeill.

Le déclic, pour Yazid, vient lorsque témoignent en sa faveur le maire de sa commune et « plusieurs personnes, venues dire que je n’étais pas un ‘irrécupérable’. C’était la première fois de ma vie que j’entendais que je pouvais être un type bien ». Le chercheur Shadd Maruna évoque le « concept de Pygmalion (15) » pour décrire la rencontre décisive avec une personne ou une institution qui redonne à l’individu le sens de sa propre valeur.

Ce processus sera facilité s’il est reconnu par les autres, et plus particulièrement par les autorités ayant condamné l’acte, entérinant un « dés-étiquetage ». « Il ne su t pas que pour s’amender une personne accepte la société conventionnelle, il faut également que la société conventionnelle reconnaisse le changement intervenu chez cette personne », souligne Shadd Maruna. Une interaction dont témoigne Yazid Kher , qui apporte la preuve « qu’on peut avoir été délinquant et changer, quand le regard posé sur vous change ».

Barbara Liaras

(1) B. Bolze, in 70 affiches pour le droit à la dignité des prisonniers ordinaires, 1993.

(2) C. Laviolette, « Récits de vie : construction de sens et de liens », Les Politiques sociales, no 1 et 2, 2013.

(3) M. Esterle-Hedibel, « Absentéisme, déscolarisation, décrochage scolaire, les apports des recherches récentes », Déviance et Société, 2006/1.

(4) Ibid

(5) F. Cassant, L. Toulemon, A. Kensey, « L’Histoire familiale des hommes détenus », Insee, no 706, avril 2000.

(6) M. Born, Psychologie de la délinquance, De Boeck, 2005.

(7) H. Malewska-Peyre, 1997, citée in L. Mucchielli, « La Place de la famille dans la genèse de la délinquance », Regards sur l’actualité, 2001.

(8) Délinquance des mineurs : la République en quête de respect, Rapport de la commission d’enquête de MM. Jean-Pierre Schosteck et Jean-Claude Carle, 27 juin 2002.

(9) L. Mucchielli, « La Place de la famille dans la genèse de la délinquance », op. cit.

(10) Entretien in Dedans-Dehors no 74-75, décembre 2011.

(11) A. Kensey, A. Benaouda, « Les risques de récidive de sortants de prison. Une nouvelle évaluation », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, no 36, mai 2011.

(12) Par exemple P. Smith, P. Goggin et C. Gendreau, Effets de l’incarcération et des sanctions intermédiaires sur la récidive, Rapport pour spécialistes 2002-01, Ottawa, Solliciteur général Canada.

(13) J. Braithwaite, 1989, cité dans S. Maruna et T. LeBel, « Approche socio-psychologique des sorties de délinquance », in M. Mohammed, Les Sorties de délinquance, La Découverte, 2012.

(14) In M. Mohammed, « Les Sorties de délinquance », op.cit.

(15) S. Maruna, T. LeBel, « How Former Prisoners Desist from Crime and Why It Matters for Reintegration », in Insertion et désistance des personnes placées sous main de justice, L’Harmattan, 2012.

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