Les personnes détenues n’ayant pas accès à Internet en détention, toutes les démarches en ligne liées à la réinsertion leur sont inaccessibles. Elles sont ainsi placées dans une situation de dépendance à des tiers, au péril de l’exercice de leurs droits, et de leur réinsertion.
« Essaie donc de chercher des offres Pôle emploi sans ordinateur ! » Dans un monde où de plus en plus de démarches sont dématérialisées, comment préparer sa réinsertion sans accès à Internet ? C’est le paradoxe auquel s’est confronté Nathan, comme tous les sortants de prison. En effet, et en dépit des nombreux avis émanant d’autorités indépendantes plaidant pour un accès contrôlé(1), Internet est interdit en détention, et son introduction ne figure pas à l’agenda de la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap).
Pourtant dehors, la dématérialisation administrative avance à grands pas. Pour l’administration française, l’objectif est clair : 100% des services publics devront être dématérialisés d’ici 2022. Les prisons ne sont pas épargnées : bon nombre de démarches qui concernent les personnes détenues se font d’ores et déjà essentiellement, voire exclusivement, en ligne. C’est le cas des allocations chômage ou de celles versées par la Caisse des allocations familiales (Caf), qui peuvent être maintenues plusieurs semaines après l’incarcération, ou de l’allocation adulte handicapé, qu’ils continuent de percevoir tout au long de leur peine. Mais surtout, cela concerne un ensemble de démarches indispensables à la préparation de la sortie, comme les demandes de papiers d’identité ou de séjour, qui nécessitent des prises de rendez-vous dématérialisées en préfecture, ou encore la demande d’acte de naissance en ligne – un document systématiquement requis pour les autres démarches, au même titre que la déclaration de revenu. Cela affecte encore la formation et l’emploi, pour lesquels la recherche et les candidatures se font généralement en ligne, mais aussi le logement – les dossiers de demande d’allocations, de logement social ou d’hébergement étant dématérialisés. Autant de démarches que les personnes détenues sont dans l’impossibilité de réaliser elles-mêmes, sauf à utiliser un téléphone portable. Mais ces derniers étant interdits en prison, ils n’ont en réalité légalement d’autre choix que de s’en remettre à d’autres.
Des agents tiraillés entre « faire à la place » et ne rien faire
C’est à l’administration pénitentiaire qu’il revient théoriquement de veiller « à ce que les personnes condamnées accèdent aux droits et dispositifs de droit commun de nature à faciliter leur insertion ou leur réinsertion », indique la loi pénitentiaire. En première ligne, les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) et les assistants de service social. Mais tous n’ont pas forcément les moyens techniques – et humains – d’assurer cet accompagnement aux démarches. Aussi, les situations varient suivant les établissements.
Tout d’abord, si certains disposent d’un ordinateur avec un accès Internet dans leur bureau d’entretien en prison, la majeure partie (selon l’enquête de l’OIP) semble en être dépourvue. Interrogée à ce sujet, la Dap ne dispose pas d’état des lieux en la matière, et se borne à indiquer que si les CPIP disposent généralement d’un ordinateur en salle d’entretien en détention, c’est « souvent sans accès Internet », ceci « se justifiant par des impératifs de sécurité ». Et même lorsqu’ils ont une connexion, c’est le plus souvent avec des restrictions d’accès. « On n’arrivait par exemple pas à aller sur le site de la SNCF pour regarder les horaires de train pour les détenus », regrette un conseiller. Certains évoquent également des difficultés pour accéder aux services de la Caf, de Pôle emploi, du Compte personnel de formation ou encore à certaines messageries. Pour les autres, les difficultés sont encore plus grandes. Pour les contourner, les pratiques diffèrent. Il y a d’abord ceux qui s’accrochent aux dossiers papier : outre qu’ils permettent de réaliser la démarche avec la personne concernée, ces derniers ont l’avantage de « pouvoir être annotés lorsque les cases ne sont pas vraiment adaptées à la situation des personnes détenues », analyse une CPIP. Mais ce procédé suppose d’incessantes négociations avec les institutions pour obtenir le droit d’user d’une voie dérogatoire. Coûteux en temps, il est en outre souvent vain, maintes démarches ne se faisant plus qu’exclusivement en ligne. Aussi, nombreux sont les professionnels qui effectuent ces démarches en différé, depuis leur poste administratif. « On les fait en version papier avec les personnes en détention, puis on retranscrit plus tard en ligne », explique une CPIP. Mais en plus d’être une charge de travail supplémentaire, cela entraîne des allers-retours avec la personne suivie quand une information vient à manquer, et allonge le délai des démarches. « On aurait accès à notre compte Caf pro quand on est en face de la personne, on lui poserait la question et ça serait réglé, alors que là, il peut parfois s’écouler jusqu’à un mois avant que la démarche ne soit finalisée », déplore une intervenante en accès aux droits. Plus fondamentalement, pour ces professionnels, c’est l’éthique même du travail social – accompagner et non pas se substituer à la personne – qui est remise en cause par la dématérialisation. « Plutôt que de “faire avec” les gens, par défaut on fait souvent “à la place” », explique un travailleur social intervenant sur des questions d’accès au logement. L’éthique est d’autant plus malmenée par la dématérialisation que ces démarches, pour pouvoir être réalisées, nécessitent souvent un compte personnel. Deux options : soit le professionnel s’abstient de faire la démarche par principe ou manque de temps, et celle-ci reste en souffrance, soit il se retrouve à devoir demander à la personne accompagnée de lui communiquer ses identifiants personnels. « Pour savoir combien j’avais sur le compte j’étais obligé de passer par l’assistante sociale et de lui passer mes codes personnels, mais ça ne la regarde pas ! », rapporte ainsi Romain. Il arrive aussi que les professionnels soient contraints de créer une adresse mail à la personne accompagnée pour effectuer une démarche, ou bien renseignent leur propre adresse professionnelle. Finalement, en prison « les procédures dématérialisées ne sont réalisables qu’en étant hors des clous », résume une CPIP.
Une infantilisation contre-productive et paradoxale
Face à ces situations, les personnes détenues font généralement part d’un sentiment de dépossession de leur préparation à la sortie, sur fond d’infantilisation. Elles ne sont pas toujours informées de l’effectivité des démarches et beaucoup déplorent un manque de visibilité sur les sujets qui les concernent. Aussi, devoir compter sur un tiers pour une procédure qu’ils auraient pu traiter seuls, plus rapidement, est souvent source de frustrations, voire de tensions. « On ne peut rien faire nous-même donc on est dépendants des autres, et quand ça se passe mal, ça peut provoquer quelques conflits parce qu’on joue quand même notre sortie », explique ainsi Nathan. Pour Romain, ce manque d’autonomie est difficile à accepter, même quand l’intervenant fait les démarches sur l’ordinateur devant lui. « On suit les démarches mais ce n’est jamais nous qui faisons. On se dit : “Pourquoi ce n’est pas moi ?” » C’est finalement là tout le paradoxe de l’administration pénitentiaire sur la réinsertion : « On rend totalement dépendantes les personnes, en leur demandant dans le même temps une plus grande implication dans leurs démarches d’insertion », conclut une CPIP.
Finalement, que ce soit par positionnement éthique ou par manque de temps en raison du sous-effectif, ces démarches ne sont bien souvent pas faites avec les professionnels. Dans certaines prisons, les personnes détenues peuvent se tourner vers des écrivains publics, majoritairement bénévoles. Mais ces derniers sont loin d’être présents partout(2), si bien que les détenus sont souvent obligés de se débrouiller pour mener à bien leur préparation à la sortie. Certains font donc appel à leurs proches pour les aider. C’est ainsi que Nathan a trouvé son projet de sortie : « Pour choisir ma formation, je suis passé par mes proches, je leur ai dit “je veux faire ça, tu peux chercher ce qui est disponible ?” ». Seulement les personnes détenues ne bénéficient pas toutes de soutien à l’extérieur. Les permissions de sortir se révèlent alors d’autant plus précieuses qu’elles peuvent être l’occasion de réaliser soi-même certaines de ces démarches. « Quand j’étais en permission, j’en profitais pour envoyer des mails, notamment pour faire la demande de financement de ma formation auprès de la région », explique ainsi Nathan. Mais ces dernières ne sont pas toujours accordées(3), et ce n’est finalement qu’à la sortie en aménagement de peine ou à la libération que ces démarches sont lancées.
« Ils disent qu’ils préparent les gens à la sortie, mais ils ne préparent à rien du tout. Ils ouvrent les portes, et débrouillez- vous ! », peste Philippe, qui s’est retrouvé à faire ces démarches seul pendant sa semi-liberté à défaut d’avoir pu les faire plus tôt avec sa CPIP. Cela n’a pas été évident, les ordinateurs étant interdits y compris en quartier de semi-liberté. Contraint de le laisser au casier le soir, il sortait la journée à la recherche d’une connexion Internet. « J’allais me connecter en wifi à la bibliothèque et à Pôle emploi quand j’arrivais à avoir les codes. » Des démarches d’autant plus laborieuses que l’incarcération entraîne souvent la perte de documents : « On perd ses numéros de sécurité sociale, on perd tous ses codes d’accès. Et on ressort avec encore plus de dettes qu’en entrant… », se désole Philippe. Sans compter que les délais de latence avant d’accéder à ses droits, comme le RSA par exemple, peuvent être longs lorsque les démarches n’ont pu être entreprises en amont de la sortie. Sans ressources ou sans logement, reprendre la vie à l’extérieur et actualiser sa situation administrative relève du parcours du combattant.
Interrogée sur ce sujet, la Dap indique que « des dispositifs sont à l’étude afin de permettre notamment la réalisation de démarches administratives dématérialisées » depuis la prison, sans toutefois évoquer de calendrier précis. À court terme, elle mise sur le dispositif Aidants Connect qui « devrait être expérimenté dès 2022 en détention ». Mais en permettant à des aidants professionnels de réaliser des démarches administratives « pour le compte » d’un usager, l’outil est loin de résoudre le problème. Au contraire même : en levant certaines des barrières éthiques et pratiques qui entravent ces démarches, ce dispositif risque d’entériner dans les procédures le « faire à la place », écartant un peu plus les personnes détenues d’une autonomie dont on attend pourtant qu’elles fassent la preuve.
Par Céline Mayoux
(1) Avis du CGLPL de 2019 relatif à l’accès à Internet, rapport du Cese de 2019 relatif à la réinsertion.
(2) DAP/SDIP/ DPSP, Enquête sur la présence d’écrivains publics en établissement pénitentiaire, conclusions partielles, 7 novembre 2019.
(3) En 2019, 71 532 mouvements de permission de sortir ont été enregistrés, concernant 27 846 personnes détenues, sur des flux de condamnées détenues bien plus importants.