En dépit d’un arsenal toujours plus répressif, seule une part minoritaire des viols fait aujourd’hui l’objet d’une condamnation aux assises. Et quand celle-ci est prononcée, c’est à l’issue d’un parcours éprouvant pour la victime. Réflexions avec Véronique Le Goaziou, sociologue et autrice de « Viols, que fait la justice ? »
Vous écrivez que seulement 1 à 2 % des viols sont sanctionnés par une condamnation des auteurs aux assises. Comment s’explique ce si faible taux de condamnations ?
Véronique Le Goaziou : Il s’explique d’abord par le fait que tous les viols ne donnent pas lieu à plainte. Avant 2018, on estimait à environ 10 % la part de victimes qui portait plainte. #MeToo a beaucoup fait changer les choses, on serait autour de 15 à 20 % aujourd’hui – et il faudra voir comment ça évolue dans les prochaines années. Cette augmentation n’est pas non plus un tsunami. Les personnes qui décident de porter plainte restent minoritaires, alors qu’on n’a jamais autant parlé de violences sexistes et de sexuelles.
Comment cela s’explique-t-il ?
C’est une question à laquelle on n’a, à ma connaissance, jamais réellement consacré de recherche d’envergure. On a des récits, des témoignages, des études réalisées à partir de dossiers judiciaires qui permettent tout de même de faire des hypothèses : ce peut être par méconnaissance ; par peur, parce que l’agresseur est un proche qui vit parfois sous le même toit que soi et qu’on peut craindre des représailles ; parce qu’on ne veut pas que l’affaire soit ébruitée, que l’on sache que son mari ou conjoint, surtout quand c’est aussi le père des enfants, est un violeur ; parce qu’on a peur des conséquences pour soi, mais aussi pour l’autre. Il y a des victimes qui préfèrent tourner la page et ne plus entendre parler de rien. Ce peut être également par manque de confiance dans l’institution judiciaire, par crainte de ne pas être entendue. Les nombreux témoignages que l’on a pu lire et entendre lors de #MeToo et les quelques enquêtes qui existent montrent le véritable parcours du combattant que ce peut être pour les victimes : elles sont mal reçues dans les commissariats ou brigades de gendarmerie, on ne les laisse pas raconter l’histoire comme elles le veulent, on leur pose des questions très précises, on peut leur faire des réflexions inappropriées sur leur manière de s’habiller ou l’heure à laquelle elles étaient dehors… cela n’incite pas au dépôt de plainte. Et une fois la plainte déposée, il est rarissime qu’une victime soit satisfaite de la manière dont la procédure pénale s’est passée. Quand la machine se met en marche, la justice pénale peut être très brutale.
Environ 70% des plaintes donnent lieu à un classement sans suite. Comment cela s’explique-t-il ? Doit-on conclure à un désintérêt de la justice pour ce type d’affaires ?
Je ne parlerais pas de désintérêt. Il faut dire d’abord que le faible taux de poursuites n’est pas une spécificité des affaires sexuelles ; le jugement est une pratique plutôt minoritaire dans le quotidien judiciaire, toutes infractions confondues. La justice fonctionne avec un certain nombre de principes – le principe de l’équité, du contradictoire, de la présomption d’innocence – qui font que ce n’est pas parce que la justice est saisie d’une affaire que, d’une façon automatique ou systématique, celle-ci sera jugée et l’auteur condamné. Au contraire, bien souvent, ces principes l’amènent à considérer qu’elle n’a pas les éléments suffisants pour porter l’affaire devant les tribunaux.
Parmi les dossiers classés, le motif utilisé le plus souvent par le Parquet pour classer une affaire de viol, c’est « infraction insuffisamment caractérisée ». Quand on met le nez dans ces dossiers – du moins ceux qui sont assez étayés pour risquer quelques hypothèses – on se rend compte qu’il y a des affaires dans lesquelles la justice n’a clairement pas d’éléments suffisamment fiables pour commencer à travailler. Je pense à toute une série de dossiers dans lesquels le ou la plaignante était sous l’emprise de stupéfiants pendant les faits et n’a que des souvenirs très elliptiques et très flous de ce qui s’est passé, soit parce qu’elle était ivre, avait fumé ou pris autre chose, soit parce qu’elle était dans un état de sidération tel qu’elle a tout occulté. On peut avoir des affaires classées dans lesquels les plaignant(e)s sont dans un tel état mental qu’on n’arrive pas à savoir ce qui s’est passé ; on a des affaires qui impliquent des jeunes voire de très jeunes enfants qui sont dans l’incapacité de mettre des mots sur ce qui leur est arrivé. Le plus souvent, les procureurs vont quand même demander aux services d’enquête de mener un certain nombre d’investigations. Il arrive aussi que des affaires soient classées de façon lapidaire.
De toutes façons, tous les magistrats vous diront qu’ils ne prendront pas le risque d’envoyer en cour d’assises – qui est une justice qui coûte cher et qui est très encombrée – une affaire qui « ne tient pas la route ». On a des situations où les récits de la victime sont si incohérents aux yeux de la justice, si volatils, si changeants qu’on n’arrive pas à avoir quelque chose de suffisamment stable pour que la justice puisse se raconter une histoire. Si elle n’arrive pas à se raconter sa propre vérité – qui ne sera pas forcément celle de la plaignante, ni celle de l’auteur – alors elle ne prendra pas le risque de poursuivre.
Est-ce que, par nature, le viol n’est pas un contentieux complexe, difficile à appréhender pour la justice ?
Oui il l’est, pour plein de raisons. D’abord, parce qu’il faut des preuves. Le viol, c’est quinze ans de prison, sans compter la quinzaine de circonstances aggravantes. Pour condamner quelqu’un à quinze, vingt ans de prison, il faut des éléments. Or, en matière de violences sexuelles, il n’y en a quasiment jamais en réalité. Le « cas idéal » pour la justice, c’est la victime qui va aller porter plainte dans les dix minutes après avoir subi un viol sans s’être lavée, les vêtements bourrés d’ADN, avec l’auteur déjà fiché. Mais dans la majorité des cas, ce n’est pas ce qu’il se passe. Et même à supposer qu’on ait tous les éléments matériels prouvant qu’il y a eu relation sexuelle, reste la question centrale – pas dans toutes les affaires, mais dans bien des affaires – qui est celle du consentement.
Comment la justice appréhende-t-elle cette question ?
La loi de 1980 dit qu’« est un viol tout acte de pénétration sexuelle commis par contrainte, menace, surprise ou violence ». Donc on essaie de chercher des éléments qui permettent d’établir qu’il y a eu violence, contrainte, menace ou surprise. En général, pour ce qui est de la violence physique, c’est assez facile à détecter, pour peu que les faits soient récents. Mais la surprise, la contrainte, la menace, comment l’attester par des preuves objectives ? Dans ces cas-là, ou quand les affaires sont un peu anciennes, comme c’est le cas d’un grand nombre, il ne reste souvent que la parole de l’auteur et celle de la victime, éventuellement quelques témoignages indirects, les expertises psychologiques que la justice peut demander. Il arrive donc assez fréquemment que la question du consentement se pose. Celle-ci est extrêmement épineuse parce qu’en pratique, il s’agit objectiver quelque chose qui n’existe pas. Le non-consentement c’est « je n’ai pas voulu », mais comment prouver qu’on n’a pas voulu ? Souvent la justice va demander aux plaignantes de donner des éléments qui vont permettre d’établir qu’elles n’ont réellement pas voulu. C’est pourquoi les victimes s’entendent souvent dire « Est-ce que vous avez crié ? Est-ce que vous vous êtes débattue ? Est-ce que vous avez frappé ? », alors que les victimes sont souvent dans un état de sidération tel qu’elles font « switcher » leur cerveau pour se mettre à distance de ce qu’elles sont en train de subir. Et même si elles ont manifesté un refus, comment le prouver si l’auteur le nie ? Parfois, rien ne permet de trancher. Parce qu’au fond, la parole de la victime n’a pas plus de poids que la parole de l’auteur. C’est le principe de l’équité en procédure pénale.
Une affaire peut ne pas être poursuivie comme viol mais comme agression sexuelle, et sera alors jugée non pas aux assises mais au tribunal correctionnel, être « correctionnalisée ». Un processus judiciaire très critiqué par les associations de victimes…
Il faut bien distinguer la « requalification » et la « déqualification ». La deuxième est motivée par des raisons de bonne administration de la justice, parce que les cours d’assises sont surchargées, ou parce qu’on estime que la victime n’a aucune chance face à un jury populaire, même si ce n’est jamais explicité tel quel évidemment. Les cours criminelles départementales ont été créées pour désengorger les cours d’assises et éviter ces phénomènes de déqualification. La « requalification », elle, est inhérente au processus judiciaire : dès le dépôt de plainte, l’officier de police va avoir pour tâche, sous l’égide du procureur, de qualifier les faits qui lui sont rapportés. Le code de procédure pénale donne entière liberté aux magistrats, au procureur et au juge d’instruction, de qualifier et requalifier les faits tout au long de la procédure au vu des éléments dont ils disposent. Un juge d’instruction peut dire que ce n’est pas un viol, pour tout un tas de raisons. L’une des raisons possibles – on est dans des conjectures – peut être le type de pénétration : la grande majorité des affaires de viols qui arrivent aux assises impliquent des « pénétrations péniennes complètes », comme on dit en langage judiciaire, c’est-à-dire pénétration d’un pénis dans un vagin, avec éjaculation. En revanche toute une série de pénétrations – des fellations, pénétrations digitales, avec un objet, tentatives de pénétration – sont des faits qui n’iront pas forcément en cour d’assises. Comme si les magistrats avaient une sorte de hiérarchie implicite – parce qu’elle n’est écrite nulle part – de la gravité des types de pénétrations.
Vous pointez une contradiction entre le poids donné aux victimes dans les discours politiques et médiatiques et le peu de place que le système pénal accorde à leurs besoins et à leur parole.
Il y a beaucoup de débats sur la question de la place à accorder aux plaignantes. On aurait tort de croire que la justice a pour vocation d’entendre les besoins de la victime. Le but de la justice pénale, c’est de qualifier un acte, identifier et interpeller le coupable, établir la faute au sens pénal et non moral du terme, et administrer une sanction ou pas. Certes, elle va entendre la parole de la plaignante, mais au titre de la procédure pénale. Ce n’est pas la victime qui porte l’accusation, c’est le Ministère public. La plaignante, sauf si elle se constitue partie civile, auquel cas elle peut avoir une véritable place, n’est qu’un des éléments du « théâtre judiciaire », surtout en cours d’assises. Et elle n’a pas la place principale dans le procès. C’est à l’auteur que s’intéresse la procédure pénale. Est-ce bien cette personne qui a commis l’infraction ? L’infraction est-elle caractérisée ? Quelle peine va-t-on lui donner ? Dans tout ce processus, la plaignante peut être malmenée, maltraitée, du stade policier jusqu’à l’issue du jugement – même si je pense que ça s’est amélioré, les magistrats, les policiers, les gendarmes étant aujourd’hui davantage formés aux violences sexuelles, au traumatisme, au phénomène de sidération… tout ce que l’on sait maintenant et que l’on ignorait jusqu’à présent. Mais tant que l’auteur n’a pas été reconnu coupable, elle n’est pas reconnue victime. Ce n’est pas forcément bienveillant et protecteur, mais est-ce le rôle de la justice d’être protectrice et bienveillante ? Là-dessus, il y a de très nombreux débats. Il y a même des procureurs qui vont jusqu’à dire que les victimes ne devraient pas paraître au procès, leur présence posant le problème de « la place de l’émotion » dans la décision de justice.
Par ailleurs, si on sort de l’institution judiciaire, il y a un paradoxe, une sorte de démagogie, entre la place que l’on dit accorder aux victimes et le véritable parcours du combattant auquel elles sont confrontées pour obtenir l’aide dont elles ont besoin. C’est toujours la victime qui paie ses expertises, sa demande de soins, les séances de psy… Il y a encore très peu de places d’hébergement pour les victimes de violences conjugales ou sexuelles, peu d’espaces de parole qui leur sont dédiés. On peut dire que c’est mieux depuis le Grenelle contre les violences conjugales, mais on ferait mieux de parler moins fort et d’en faire davantage.
On entend de la part de certains mouvements politiques et féministes une demande pour davantage de répression, au nom des victimes. Est-ce que cela répond réellement aux attentes des victimes ? Que sait-on de ces attentes ?
On est dans un mouvement de pénalisation et de judiciarisation qui dépasse largement la question des violences sexuelles. Est-ce de cela dont ont besoin les victimes ? On n’en sait rien. Une des premières choses qu’il faudrait faire serait de leur poser la question – si tant est que cela ait du sens tellement il y a de victimes différentes, dans des contextes et des situations de vie différentes. Il y en a certes qui veulent que leur agresseur soit enfermé pendant trente ans. Mais est-ce le cas de toutes les victimes ? Parmi les dossiers classés que j’ai pu examiner, il y a des plaignantes qui se désistent de la procédure, notamment dans le cadre conjugal, parce qu’elles ne veulent pas aller jusqu’à envoyer leur conjoint, amant, petit ami devant une cour d’assises et en prison. Parce qu’elles l’aiment, que c’est le père des enfants, qu’elles estiment qu’il a compris, ou qu’il a surtout besoin d’aide, d’être soigné. Peut-être que si le viol était passible d’une moins lourde peine que celle dont il est passible aujourd’hui, il y aurait plus de plaintes ? Je dis cela en pure hypothèse, pour pousser le raisonnement jusqu’au bout, mais la question se pose.
Est-ce qu’on n’attend pas trop de la justice ? Ne faudrait-il pas agir sur d’autres terrains ?
On parle beaucoup de répression et de pénalisation, en considérant les violences sexuelles quasi uniquement sous l’angle de l’infraction pénale. Elles pourraient aussi faire l’objet d’autres lectures. En plus de la justice pénale, ou à côté, il y a peut-être d’autres pistes de réflexion dans la façon de traiter ces violences sexuelles, par exemple à travers la justice réparatrice ou restaurative. On pourrait aussi parler de tout ce qui est prévention, sensibilisation, pour aller vers une conscientisation massive de ce qu’on appelle « la culture du viol ». En matière d’éducation à la sexualité, on est très loin de remplir l’obligation pour les enfants d’avoir trois interventions par an. Si on veut porter une parole de « conscientisation », d’égalité entre les sexes, il faut aller partout et veiller à ne pas délaisser les territoires ruraux ou les quartiers populaires, au risque que ces discours ne fassent que surfer sur les pratiques usuelles. Je ressens parfois un gouffre entre les discours tenus dans les amphithéâtres des universités et les réalités que je rencontre sur le terrain.
Propos recueilli par Laure Anelli
Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°118 – avril 2023 : Violences faites aux femmes, la prison est-elle la solution ?