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L’insertion des personnes détenues mise à mal par les calculs politico-médiatiques

Depuis l'attaque meurtrière d'un fourgon pénitentiaire au péage d'Incarville le 14 mai, les annulations d'activités organisées pour des personnes détenues à l'extérieur des prisons se sont multipliées. Des décisions qui mettent à mal les missions d'insertion et de probation de l'administration pénitentiaire, tout comme le travail des juridictions d'application des peines.

Le 23 mai, une visite du château de Versailles organisée pour quelques personnes détenues à Toul est annulée, après plusieurs tweets du syndicat de police Alliance78 la dénonçant comme « irresponsable et scandaleuse ». Peu importe que le projet s’inscrive dans le cadre d’une convention nationale existant depuis de nombreuses années. Quelques jours plus tard, une sortie autour des métiers et de la pratique du surf, organisée tous les ans depuis 2014 par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) de la prison de Lorient-Plœmeur, en partenariat avec l’école nationale de voile de Quiberon, est également annulée. « Notre direction a reçu une consigne du cabinet du garde des Sceaux, qui craignait l’emballement médiatique à la suite d’un tweet émanant des représentants locaux de Reconquête », explique Maud Kervella, secrétaire du syndicat CGT-Spip 56. Le 29 mai, une randonnée est à son tour annulée au centre pénitentiaire d’Aix-Luynes, puis une activité voile à la structure d’accompagnement à la sortie (Sas) des Baumettes, révèle un communiqué de presse des syndicats CGT-IP, Snepap-FSU et UNDPIP[1].

Pour Jennifer Bellay, co-secrétaire régionale Île-de-France du Snepap-FSU, « l’administration pénitentiaire cède au repli sur soi, alors qu’elle est censée faire preuve de pédagogie sur nos missions d’insertion et de probation auprès du grand public », conformément aux règles du Conseil de l’Europe en la matière[2]. L’efficacité de ces missions est pourtant « reconnue scientifiquement », rappelle la Conférence nationale des directeurs pénitentiaires d’insertion et de probation (CNDPIP) dans un autre communiqué, qui dénonce une « réaction au populisme ambiant » au détriment d’actions dont les résultats, notamment en termes de prévention de la récidive, sont « seulement visibles sur le long terme[3] ». « En plaçant des novices face à des apprentis formateurs de l’école de voile, on utilise le surf comme levier pour le dépassement de soi, l’abnégation, la gestion des tensions et la prise en compte de la santé. C’est tout sauf de l’occupationnel », précise Maud Kervella. Cette activité se déroule d’ordinaire sur quatre matinées, les après-midis étant consacrés à des actions citoyennes et d’insertion professionnelle.

Comme celle-ci, toutes les activités prévues à l’extérieur font en outre l’objet d’une longue préparation. Les personnes détenues intéressées sont reçues en entretien individuel avec les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (Cpip), et les candidatures sont examinées en commission pluridisciplinaire (CPU), réunissant divers acteurs du monde carcéral autour du chef d’établissement. Des permissions de sortir sont ensuite demandées pour chaque personne sélectionnée : le juge de l’application des peines (Jap) les accorde ou non à l’issue d’une commission et après avis du parquet, en fonction du profil de la personne, de son comportement en détention, et de l’intérêt de la sortie dans son parcours d’exécution de peine.

Pour certains juges de l’application des peines, ces soudaines suppressions d’activités, tout comme de nouvelles directives fixant des conditions drastiques pour autoriser les permissions de sortir collectives dans certaines régions (voir encadré), constituent donc une entrave à leurs prérogatives. « Ces annulations reviennent à annuler des ordonnances judiciaires qui sont définitives et n’ont pas fait l’objet de recours », souligne Céline Bertetto, présidente de l’Association nationale des juges de l’application des peines (Anjap).

Les professionnels soulignent surtout les conséquences délétères sur les bénéficiaires, si les permissions de sortir collectives venaient à se raréfier : « C’est un sas, un test avant d’accorder des permissions de sortir individuelles, parce que cela permet de voir comment la personne se comporte à l’extérieur. Si l’on s’en prive, quel outil nous restera-t-il pour évaluer si le détenu est en capacité de sortir ou de bénéficier d’un aménagement de peine ? », interroge Pierre Jourdin, Jap au tribunal de Melun et secrétaire général de l’Anjap. Pour le magistrat, les sorties collectives permettent aussi aux personnes détenues de tenir bon entre les murs, d’éprouver leur rapport au monde extérieur, et d’apaiser les tensions avec le personnel pénitentiaire grâce à une expérience commune. « Elles sont essentielles, notamment pour des détenus qui sont depuis des années en prison et qu’on ne laisserait pas sortir seuls d’emblée, sans argent, sans carte d’identité, et ne sachant plus trop comment se comporter dehors », ajoute-t-il. À défaut, les personnes détenues risquent de sortir encore plus souvent de prison sans aucune préparation.

Après des annulations en cascade pendant quelques semaines, des annonces faites dans plusieurs établissements semblent indiquer que les permissions de sortir collectives puissent désormais reprendre leur cours. Il faudra attendre la rentrée pour constater si cette reprise a bien lieu, et si les freins attribués à la pression médiatique n’ont pas laissé des traces durables sur ces rares activités d’insertion accessibles aux personnes détenues.

Par Odile Macchi

 

[1] « De la pédagogie des permissions de sortie, pour éviter de sombrer dans la démagogie… », communiqué Snepap-FSU-CGT-IP, 7 juin 2024

[2] Recommandation CM/Rec(2010)1 du comité des ministres aux États membres sur les règles du Conseil de l’Europe relatives à la probation 20 janvier 2010

[3] « Monsieur le Garde des Sceaux, la Conférence National des Directeurs Pénitentiaires d’Insertion et de Probation est inquiète ! », communiqué CNDPIP, 7 juin 2024.