Pendant les trois derniers mois de 2014, un surveillant pénitentiaire a tenu un blog sous le pseudo de Krapitouk sur le site de Mediapart. Une série de billets bien éloignés du discours clivant et extrémiste des syndicats majoritaires.
Qu’est-ce qui a motivé cette démarche d’ouvrir un blog ?
Une indignation grandissante, dans un contexte d’élections professionnelles, par rapport au rôle des syndicats et au discours qu’ils entretiennent en interne. Au niveau local, ils ont un pouvoir énorme. Ne serait-ce que pour transmettre des informations et des notes aux surveillants, les directions passent par eux. Il y a aussi des gradés dans les syndicats, des premiers surveillants qui tiennent la boutique et maintiennent une culture professionnelle rétrograde. Et les personnels sont obligés d’adhérer à leur discours, tout au moins en apparence, parce qu’autrement ils se retrouvent vite mis à l’écart.
Que rejetez-vous dans le propos syndical ?
Il est binaire et incompatible avec nos missions : il se résume souvent à une distinction entre les « pro » et les « anti voyous ». Il n’y a rien entre les deux. Si vous ne tenez pas un discours hyper sécuritaire, réclamant toujours plus de sanctions et restrictions contre les personnes détenues, on vous soupçonne immédiatement d’une certaine corruption morale «pro voyous ». L’accusation est totalement fictive, mais elle sert à entretenir des mentalités qui datent de la fin du bagne. C’est le discours entretenu localement au sein des établissements pénitentiaires que je vise, et la solidarité quasi obligatoire avec des tracts que je trouve parfois simplement honteux.
Pouvez-vous expliquer en quoi ce discours est incompatible avec vos missions ?
Concrètement, nous sommes supposés donner aux personnes détenues accès aux mouvements [déplacements en détention, ndlr], au sport, aux requêtes, aux cantines, nous devons veiller à ce que toutes les distributions soient faites, etc. Et selon le discours syndical, il faudrait être une espèce de « Terminator » inflexible, qui ne communique pas avec les détenus, ne négocie rien. Au lieu de rendre service à la profession, ils nous mettent dans une position schizophrène. Ils oublient que nous sommes des serviteurs de l’État et les seuls représentants de l’intégralité de ses services auprès des détenus.
Et vous comprenez pourquoi, dans quel but ?
Non, ça n’a pas de sens. Peut-être qu’ils s’accrochent à une image selon eux valorisante de guerrier viril, parce que nous ne sommes pas reconnus socialement et ne pouvons pas communiquer à l’extérieur. Cela génère un entre-soi défensif. C’est une profession endogame, les surveillants se marient entre eux, font des enfants qui deviennent surveillants. Il y a aussi beaucoup d’anciens militaires et gendarmes dans la profession. On baigne dans une culture assez archaïque. On ne peut pas se positionner en simples agents d’un service public, il faut être dans une bataille permanente contre les « voyous ». En réalité, il n’y a pas de guerre, et cet état d’esprit est nuisible tant pour nous que pour les détenus.
Avec quelles conséquences sur les pratiques des surveillants ?
Pour une majorité, cela crée surtout un malaise lié au fait de devoir afficher quelque chose qu’ils ne font pas en réalité.
Car beaucoup comprennent assez vite que la confrontation permanente avec les détenus est intenable. Pour une minorité, cela peut encourager des débordements, par exemple un usage excessif de la force lors d’interventions. Je l’ai néanmoins rarement constaté. Ce qu’on observe plus souvent, ce sont des pratiques génératrices de conflit. Au lieu de régler un problème en discutant tranquillement, le surveillant ne veut rien entendre et entre en con it. Pourtant, si vous vous adressez à un détenu comme à une personne normale, et non comme à un danger potentiel, ça se passe étonnamment bien. Pour des personnes qui sont enfermées, ils pourraient être beaucoup plus hostiles. Rien dans le règlement n’interdit de discuter pendant une demi-heure avec des détenus. Mais c’est très mal vu dans la profession. Au début, on vous dit en plaisantant : « Tu fais du social ? » Si cela devient un mode de fonctionnement régulier, on commence à vous surveiller, vérifier tout ce que vous faites, par exemple si vous ne passez pas du tabac d’une cellule à une autre. Le pire des crimes !
Cela en reste à des petites pressions ?
Oui, ce sont des plaisanteries, de petits mots sur votre pratique, même pas une demande d’explication directe de la part de la hiérarchie. Mais cette forme de pression suffit largement à faire peur. Ce monde est régi ainsi. Pour alimenter la lutte contre les détenus, les syndicats jouent beaucoup sur l’idée : ce qu’on leur donne à eux, on nous le retire à nous. Pourtant, il est évident que meilleures seront les conditions de détention, meilleures seront nos conditions de travail.
Comment se fait-il que la majorité des surveillants ne perçoivent pas cette évidence ?
Parce que dans le discours anti voyous, le détenu a toujours trop. La télé c’est trop, les vêtements c’est trop, la douche c’est trop, les parloirs c’est trop… Il faudrait les laisser nus dans des cellules vides sans fenêtre ni rien, et encore ! C’est un discours extrémiste, il ne s’adresse pas à la logique. Nous sommes aussi les seuls à avoir des syndicats qui réclament plus de travail : plus de fouilles, plus de contrôles… Moi je préfère fouiller deux détenus que soixante ! Un syndicat de la métallurgie qui réclamerait plus de pièces à l’heure pour le même salaire, on le prendrait pour un fou.
Comment expliquez-vous le refus d’appliquer les dispositions de 2009 sur les fouilles corporelles ?
Je pense que c’est lié à la peur de perdre du pouvoir sur les détenus, le seul que nous avons. Il y a toujours eu des agressions, des trafics, des portables et de la drogue qui rentraient. Les fouilles en pagaille n’y ont rien changé. Et puis si les détenus utilisaient vraiment leur téléphone pour préparer des évasions, il y en aurait tous les jours. Je pense que les arguments avancés ne sont pas la vraie raison des blocages. Tout progrès pour les détenus est juste systématiquement réprouvé par ces syndicats, et donc par l’ensemble de la profession.
Y a-t-il un problème au niveau de la formation dispensée par l’ENAP ?
Non, il y a surtout des problèmes au niveau du recrutement, trop d’amateurs de « bleu marine » – on va le dire comme ça. Il est vrai qu’il n’y a pas autant de postulants qu’on pourrait l’imaginer vu le taux de chômage. C’est particulier comme métier : il faut être prêt à subir et voir des violences, verbales ou psychologiques. Ne serait-ce que voir des gens se taillader, ce n’est pas anodin. Il est très mal vu en interne de dire que c’est dur, que la prison a un impact sur nous. Tout le monde le cache, et puis un jour ça ne va plus… Le taux de suicide est aussi terrible côté surveillants. Il existe des psychologues pour les agents que quasiment personne ne va voir. Je pense qu’il faudrait mettre en place une sorte de contrôle de l’état mental des gens qui font ce métier. Je rappelle aussi l’espérance de vie très réduite d’un surveillant qui est de 62 ans, il doit bien y avoir des raisons…
Vous en mesurez les effets sur vous ?
Le premier effet visible, c’est une perte d’affect, une sorte d’insensibilisation. Petit à petit, quand on voit par exemple quelqu’un tomber dans les pommes dans la rue, ou bien une bagarre, le truc qui fait parler les gens pendant six mois, ça ne vous fait plus rien, vous y êtes émotionnellement indifférent. Quand vous prenez des congés, il faut au moins une semaine
On attend d’avoir de mauvais échos de la part des détenus pour vous reconnaître comme un bon surveillant !
et demie pour sortir de la prison, que les images disparaissent de votre esprit.
Et la formation, donc ?
Je trouve qu’elle est relativement bien faite, le droit bien expliqué. Mais aussitôt sur le terrain en tant que stagiaire, on vous dit d’oublier ce que vous avez appris à l’ENAP. Et on vous juge sur votre faculté à rester ferme et inflexible, à vous opposer aux détenus, à créer du con it et à l’encaisser, plutôt que sur la gestion des problèmes et la résolution des conflits. On attend d’avoir de mauvais échos de la part des détenus pour vous reconnaître comme un bon surveillant! Ce n’est pas officiel, bien sûr. C’est quand même épatant de voir un service public où un fonctionnaire est officieusement jugé sur sa capacité à générer du conflit avec les usagers.
Le discours de certains directeurs, qui vantent les mérites de la médiation et de l’approche de sécurité dynamique, ne passe pas du tout dans la profession ?
Non, ils sont immédiatement affublés de l’étiquette « pro voyous ». Tout ce qu’ils pourront dire tombera à l’eau. On leur répond « oui oui, monsieur le directeur », mais aussitôt la discussion terminée on entend « c’est n’importe quoi, il est avec les détenus ».
Et les surveillants comme vous, qui ont des discours et des pratiques plus conformes au droit, pèsent-ils dans la machine pénitentiaire ?
Non, pas du tout. Nous arrivons à discuter entre nous, mais on ne passe pas, sauf auprès de certains directeurs. Et il y a encore la barrière de la hiérarchie intermédiaire et de la majorité des surveillants qui essaient de se conformer à cette image de mâle dominant.
Comment êtes-vous arrivé à cette profession ?
Un peu accidentellement. J’avais travaillé dans le privé et j’avais besoin d’assurer un revenu fixe pour ma famille. Dans la fonction publique, il n’y avait que l’administration pénitentiaire qui recrutait. Je n’avais pas d’a priori, j’ai pris la formation de l’ENAP au pied de la lettre, je me suis beaucoup intéressé au droit. Confronté à la réalité du terrain, j’ai constaté le gouffre entre les deux. Alors que rien n’empêche l’application du droit en détention.
Beaucoup disent pourtant que si l’on applique le règlement à la lettre, on fait exploser une prison…
Oui, appliquer le droit ne veut pas dire être rigide, il faut s’adapter aux situations. A l’ENAP, on nous explique que la ligne droite est le règlement, mais qu’il peut être nécessaire de s’en écarter légèrement dans certaines situations, pour
Si vous ne tenez pas un discours hyper sécuritaire,
on vous soupçonne immédiatement d’une certaine corruption morale
“pro voyous”
éviter d’aggraver le problème. Faute de quoi c’est intenable pour le surveillant, qui va encaisser du conflit du matin au soir. Il n’empêche que la ligne directrice reste le droit.
Parvenez-vous à exercer votre métier en restant en accord avec vos valeurs ?
J’essaye, oui. J’arrive à n’être en conflit ni avec moi-même, ni avec les détenus, ni avec ma hiérarchie. Il y a un juste milieu à trouver, alors que nous sommes constamment tiraillés dans trois ou quatre directions différentes: le règlement, le discours syndical, notre propre idéal. Nous ne sommes jamais sûrs de ce que nous faisons.
L’interdiction de s’exprimer en tant que surveillant hors syndicats ne favorise-t-elle pas un entre-soi appauvrissant ?
Si, bien sûr. Le devoir de réserve ne devrait s’appliquer qu’à des cas exceptionnels. Être menacé de sanction alors qu’on dit simplement ce qu’on pense de son travail, c’est vraiment excessif. Tant qu’on ne tient pas des propos qui tombent sous le coup de la loi ou portent atteinte à la sécurité, pourquoi ne pourrait-on pas dire ce qu’on pense? Sans compter que plus vous êtes haut dans la hiérarchie, plus vous avez de latitude pour parler. Pourquoi une certaine catégorie n’est pas menacée, et les surveillants oui ? Quant aux syndicats, qui ont la liberté d’expression, ils en profitent pour tenir des propos injurieux, des incitations à la haine. Au lieu de faire peser la sanction sur ceux qui tiennent un discours modéré, pour l’application du droit en prison, l’administration ferait mieux de poser des limites à ceux qui voudraient rétablir le bagne. La hiérarchie devrait à un moment leur signifier qu’il n’est plus possible de tenir de tels propos. Or, c’est l’inverse qui se produit. La hiérarchie intermédiaire les valorise.
Est-ce que la crainte d’être identifié est la cause de la fermeture de votre blog ?
Pas seulement. Je consacrais du temps à écrire ces billets et comme je recevais surtout des insultes et menaces, il valait mieux arrêter. Beaucoup ne comprenaient pas ce que j’écrivais, ils mélangeaient tout, parce qu’ils ne connaissent pas le droit. D’autres vous injurient simplement parce que vous êtes surveillant. Et, à l’inverse, il y avait ceux qui me trouvaient trop souple, pas assez dur, invoquant les victimes à tout bout de champ.
Vous ne pensiez pas risquer quelque chose au niveau professionnel ?
Sur la durée, si, bien sûr. Même si j’estime n’avoir absolument rien écrit de déshonorant, ni pour l’institution, ni pour la profession, au contraire. A un moment, quelqu’un vous reconnaît forcément et votre quotidien professionnel peut devenir impossible.
Une campagne de recrutement de l’administration pénitentiaire a eu pour slogan « la prison change, changez-la avec nous ! ». Un commentaire ?
En réalité, les textes changent, mais pas la prison. Et je ne crois pas que cela puisse venir de l’intérieur. Il faudrait surtout que le grand public connaisse la prison et veuille qu’elle évolue en profondeur.
Sur quels aspects en particulier les citoyens devraient être sensibilisés ?
Déjà, il faudrait qu’ils puissent visiter des établissements. Je ne vois pas pourquoi il n’y aurait pas des « visites citoyennes » pour montrer dans quoi les détenus vivent, au bout de combien de temps en moyenne ils perdent leur épouse, la garde de leurs enfants et ainsi de suite. Je ne comprends pas non plus qu’il n’y ait pas de cours de droit à l’école, tout citoyen devrait avoir étudié les règles qui nous régissent. Un État qui se dit « de droit » et ne l’enseigne pas aux enfants, c’est une aberration. Enfin, sensibiliser sur les taux de récidive et leurs causes. Si le toujours plus de sécurité et d’incarcération avait marché, les prisons seraient vides aujourd’hui. Si c’était si dissuasif, également. En n, chacun devrait savoir que ça peut arriver à n’importe qui. Même en n’ayant rien commis. Il suffit de ressembler à quelqu’un, de se retrouver au mauvais endroit. Quand je pense à tous ceux que j’ai vus en détention provisoire pendant un an, parfois deux ou trois ans, et qui n’ont finalement pas été condamnés. Pendant tout ce temps, j’ai surveillé des innocents. J’ai vu leurs familles au parloir, leurs enfants pleurer et, au bout de quelques mois, ne plus venir. Vous voyez les drames se dérouler petit à petit. Peut-être qu’ils seront indemnisés après, mais en attendant, ils ont subi un traumatisme terrible.
Et pour ceux que la justice condamne, quels impacts d’un passage en prison observez-vous ?
Que ce soit en maison d’arrêt ou en établissement pour peine, en tant que prévenu ou condamné, un passage en détention marque définitivement un parcours. J’en vois qui reviennent. C’est lié aux conditions sociales extérieures. Mais aussi à l’incarcération, car ils perdent tout très vite pour la plupart d’entre eux : famille, travail, argent, statut. Je comprends l’intérêt de la privation de liberté pour mettre la société à l’abri de quelques individus vraiment dangereux. Mais pour les autres, il faut mesurer que, dans la situation économique actuelle, quelqu’un qui a été incarcéré a très peu de chances de s’en sortir après. Cette réponse est parfois trop définitive.
Recueilli par Sarah Dindo