Cyrille Canetti, psychiatre à la maison d’arrêt de la Santé, a été retenu en otage pendant plus de cinq heures par Francis Dorffer, le 7 avril 2010. Lors du procès qui s’est tenu du 17 au 20 juin 2013, il a souhaité s’exprimer sur la responsabilité d’une administration centrale qui n’a jamais respecté ses engagements d’affecter ce détenu dans un établissement proche de sa famille et impose des conditions de détention intenables à certains condamnés à de « longues peines ».
Dans quel contexte est survenue votre prise en otage par Francis Dorffer ?
Cet homme vit en prison depuis l’âge de 16 ans – il en a aujourd’hui 29, et n’a aucune perspective de sortie avant au moins… 2043. Il est soumis au régime des « détenus particulièrement signalés » : transferts incessants, six ans d’isolement… Il n’a qu’une revendication depuis toujours: purger sa peine à Ensisheim, près de sa famille. On le lui refuse, on le trimbale d’une prison à l’autre – il en a connu plus de trente.
Après ses premières prises d’otage – Nancy en 2006 et Clair- vaux en 2009 –, l’administration s’était engagée à le rapprocher de sa famille s’il se tenait tranquille. Cette promesse n’a pas été tenue, et il a le sentiment d’avoir été trahi. Il arrive à la maison d’arrêt de la Santé en novembre 2009, en principe pour une période transitoire. Mais là aussi, le temps passe, Francis Dorffer se sent encore trahi. Nous nous voyons régulièrement, il me raconte son histoire, je mesure bien sa montée en pression. A l’issue d’une consultation, il sort une pique en bois bricolée et m’annonce qu’il me prend en otage. Les cinq premières minutes sont terribles, j’envisage tous les scénarios. Puis la tension retombe, Francis Dorffer m’assure qu’il ne m’arrivera rien, se montre respectueux, presque protecteur. Les négociations s’enclenchent. A la fin, il me remet son arme, de la main à la main.
Mon sentiment d’être victime s’est accru au fil des audiences : j’ai pris la mesure du mépris dans lequel nous a tenus l’administration centrale et j’en ai été profondément meurtri.
Du 17 au 20 juin, Francis Dorffer a comparu devant les Assises de Paris pour la prise d’otage de Clairvaux en 2009 et la vôtre en 2010. Qu’attendiez-vous de ce procès en tant que partie civile ?
Au départ, je ne souhaitais pas me constituer partie civile. J’ai finalement saisi cette tribune pour dire ce que je pensais, en tant que victime, du côté inéluctable de cette prise d’otage, attendue par tous ceux qui côtoyaient Francis Dorffer. Il me paraissait important de mettre en évidence les responsabilités en amont. Il ne s’agit pas d’excuser Francis Dorffer, c’est lui qui tient l’arme et je réprouve ce geste. Mais on manque les trois quarts de l’histoire si l’on s’arrête là. On ne peut présenter la culpabilité de M. Dorffer sans regarder les engagements pris et non tenus, la réalité du besoin de se rapprocher de sa femme, de son fils, la réalité de ses six ans à l’isolement.
Devant la Cour, vous teniez à rappeler les engagements non tenus de l’administration pénitentiaire à l’égard de Dorffer ?
A la fin de la prise d’otage, Francis Dorffer m’a demandé cinq minutes d’échanges, hors d’écoute des négociateurs. L’administration venait de s’engager à le transférer à Besançon. Il m’a solennellement demandé, si cette promesse n’était pas tenue, de témoigner de cette trahison. Je m’y suis engagé. Il est effectivement parti à Besançon, mais j’ai appris au cours du procès qu’il n’y était pas resté, qu’il avait été trimbalé dans onze établissements, pas plus proches de sa famille. Plusieurs témoins, notamment un surveillant de Lille, expliquent que depuis sa dernière prise d’otage à Poissy en juillet 2011, Francis Dorffer est parfait, il encaisse tout. Pour autant, l’administration n’honore toujours pas sa promesse. Le moment était venu pour moi de tenir ma parole et de témoigner du non-respect des engagements pris par l’administration pénitentiaire vis-à-vis de lui.
Comment avez-vous vécu le statut de victime, avant, pendant et après l’intervention judiciaire ?
J’ai bien sûr été victime de la prise d’otage, mais je ne me suis pas senti atteint ou fragilisé. Je n’ai pas demandé d’indemnisation. Les excuses présentées par Francis Dorffer pendant le procès m’ont touché. Il me regardait droit dans les yeux, me disant qu’il espérait que d’autres auraient la chance d’avoir un psychiatre comme moi. Après une de mes interventions, l’avocate générale a soufflé que cela allait être compliqué, car j’étais le meilleur témoin de la défense. Mais en l’occurrence, mon sentiment d’être victime s’est accru au fil des audiences : j’ai pris la mesure du mépris dans lequel nous a tenus l’administration centrale – pas seulement moi, mais également la direction et l’ensemble des surveillants de la Santé – et j’en ai été profondément meurtri.
Que retenez-vous de la déposition du directeur-adjoint de l’État-major de sécurité de la Direction de l’administration pénitentiaire, cité comme témoin ?
Je ne comprends pas l’aplomb de celui qui ne reconnaît jamais qu’il aurait été possible de faire autrement. J’ai trouvé très violent de l’entendre répondre sans sourciller : « On n’a pas fait d’erreurs. » Ce monsieur était chef d’établissement à Nancy lors de la première prise d’otage de Dorffer en 2006. Il était sous-directeur de l’État-major de sécurité lors des trois suivantes. A l’issue de la quatrième prise d’otage à Poissy en 2011 (non encore jugée), il s’est engagé auprès de Francis Dorffer, en présence de son avocate, à le faire affecter à Ensisheim s’il se tenait correctement. Cette parole n’a pas été tenue. Il se justifie à la barre en arguant que les 22 mois écoulés depuis lors « ne sont pas suffisants ». Par ailleurs, il soutient qu’il ne se sent plus lié par des engagements pris alors qu’il occupait un autre poste, ce que je trouve extrêmement choquant.
Enfin, il balaye les interrogations – notamment les miennes – sur l’absence de prise en compte des alertes que nous avions adressées sur le risque d’incident, en disant qu’il est toujours facile de prédire un événement après coup. Il ajoute que les critères d’affectation de Francis Dorffer (climat de l’établissement, année de construction…) nous échappent : en clair, l’administration centrale sait faire alors que nous, les acteurs de terrain, avons une appréciation erronée parce que nous avons le nez dans le guidon.
Comment l’administration centrale avait-elle été informée du risque d’incident ?
Tous les témoignages, dont celui du chef de détention et de la directrice de la Santé, sont allés dans le même sens : nous avions tous senti venir la prise d’otage, nous avions alerté, et l’administration centrale n’en n’a pas tenu compte. J’avais, pour ma part, contacté le responsable, au sein de l’administration centrale, de l’affectation des détenus dans tel ou tel établissement. Je lui ai demandé de se saisir du dossier Dorffer, en le prévenant : « Ça va péter. » Et j’ai senti que je n’étais pas écouté. Francis Dorffer répétait qu’il en avait assez, qu’il voulait partir, qu’on lui avait refusé le droit de voir son enfant, né en janvier, parce qu’un magistrat doutait de sa paternité et avait demandé un test – c’est très difficile à entendre pour un jeune père, surtout détenu.
Étant donné la particularité de la situation, j’avais proposé à Francis Dorffer de « trianguler » les relations avec la pénitentiaire: avec son accord, j’avais des discussions régulières avec la directrice de la maison d’arrêt à son sujet. La directrice était consciente de sa montée en pression et du risque d’explosion, elle en avait alerté l’administration centrale. Mais les informations portant sur les engagements pris antérieurement par l’administration, sur les aspects affectifs et relationnels, ne sont pas prises en compte. Du coup, les surveillants souffrent de ne pas être reconnus dans leur rôle d’observation et d’alerte, les directeurs d’établissement se sentent seuls. Et dans les « hautes sphères », se prennent des décisions qui nous échappent et nous exposent tous.
Une autre prise d’otage de Francis Dorffer, à l’encontre d’un surveillant de Clairvaux le 17 novembre 2009, était jugée en même temps que la vôtre. Quel a été le sens des interventions de cette autre partie civile ?
Son expérience d’otage l’a fragilisé, il a exprimé un traumatisme persistant – il n’a d’ailleurs pas repris entièrement son travail. Il n’a pas cru aux excuses de Dorffer, qui, pour lui, arrivaient trop tard : « Seuls demeurent les actes. » Sa prise en otage s’est déroulée dans une coursive, il était bien plus exposé que je ne l’ai été, a été moins rassuré par Francis Dorffer. De plus, il connaissait probablement moins l’histoire de cet homme, dont ce n’était « que » la deuxième prise d’otage. La mienne était la troisième, je me suis dit : « Il connaît, ça s’est toujours bien terminé… »
Pas plus qu’un surveillant, je ne suis là pour être pris en otage. Mais ma présence en détention correspond à un engage- ment, à un choix. S’il m’était arrivé quelque chose lors de cet épisode, au moins, cela aurait été pour une cause à laquelle je tenais. Ce n’est pas vrai pour tous les surveillants. Un autre élément notable, à mon sens, tient à la réaction des médias et à
Je n’arrive pas à comprendre comment ceux qui organisent la détention en France sont capables de passer à côté de cette évidence : à force d’accumuler les frustrations, on fabrique des bêtes.
la reconnaissance apportée après la prise d’otage. De mon côté, j’ai été invité partout, j’ai pu m’exprimer largement, ce qui n’a pas été le cas du surveillant. Lors du procès, cette différence de traitement m’a sauté aux yeux et m’est apparue très dure.
Savez-vous comment Francis Dorffer a vécu le moment du procès, ce qui s’est passé ensuite pour lui ?
Il a continué à tenir le coup, alors qu’il est maintenant détenu au quartier maison centrale de Réau, où les conditions sont difficiles. Sur son parcours pénitentiaire, il a dit à la fin du procès qu’il ne comprenait rien et qu’il était fatigué. Qu’il demandait Ensisheim depuis des années, qu’il aurait peut-être une chance d’y arriver s’il demandait Marseille. Il a ajouté que s’il refaisait une prise d’otage, ce serait pour prendre une cartouche et se faire enterrer à Ensisheim, près de sa famille.
Il est revenu sur le traitement qu’il subissait à Fresnes au moment du procès, disant sa colère, son envie de tout casser. Certains y voient la preuve qu’il est encore dangereux. J’y vois la preuve qu’il est encore vivant. Le jour où il ne ressentira plus une telle colère, c’est qu’on l’aura complètement broyé. En parvenant à maîtriser sa légitime colère, il apporte la meilleure preuve de son évolution. Son avocate Françoise Cotta l’a souligné : « On l’a trahi, on lui a menti, il est arrivé à Fresnes, on lui passe les repas par une trappe et il ne bouge pas. »
Francis Dorffer a dit durant le procès : « Vous me laissez vivre, mais ne me permettez pas d’exister. » Comment comprenez-vous cette phrase ?
Il a tenu des propos très forts. Je comprends qu’on le maintient en vie, on le nourrit, on ne le condamne pas à mort, mais on ne lui permet pas d’exister dans son identité de mari, de père, d’être humain à part entière. Il a aussi souligné qu’il ne parlait que de la prison parce qu’il ne connaissait rien d’autre. Dans trois ans, il aura passé autant de temps en prison qu’à l’extérieur.
Comme d’autres témoins, vous avez tenté, au cours de ce procès, de poser le problème des longues peines. Quels ont été vos arguments ?
Je tenais avant tout à dénoncer les incohérences et la désorganisation de l’administration pénitentiaire dans la gestion des longues peines. Que donne-t-on à une personne privée d’avenir? Comment lui permet-on de vivre? Que prévoit-on pour sa sortie? C’est le fond du problème. L’administration développe des unités de vie familiale, elle en perçoit les facultés d’apaisement. Mais parallèlement, elle empêche des rapprochements familiaux, affecte les détenus à des centaines de kilomètres de leurs proches.
Le tribunal m’a demandé si, de mon point de vue de psychiatre, il fallait rapprocher Francis Dorffer de sa famille. Mais il n’y a pas besoin d’être psychiatre pour penser qu’il faut rapprocher quelqu’un de sa famille, c’est du bon sens. Au moment de la prise d’otage, les négociateurs lui ont fait miroiter la possibilité de voir son fils s’il se rendait. C’est le seul moment où je me suis énervé : « Non, ça ne rentre pas dans les négociations. C’est un droit qu’il a, vous n’allez pas mettre dans la balance la garantie que ses droits seront respectés. »
Francis Dorffer a été condamné à 13 ans de réclusion pour ces deux prises d’otage. Quel est, pour vous, le sens de cette peine ?
Indépendamment de toute considération humaniste ou éthique, si l’on veut se protéger, on se trompe de méthode. L’absence de tout espoir et de perspective de sortie pousse un individu au pire de lui-même. Jusqu’où va-t-on aller dans la privation ? Est-ce que quelque chose justifie que l’on traite une personne de la sorte? Et ne peut-on imaginer autre chose ? Je n’arrive pas à comprendre comment ceux qui organisent la détention en France sont capables de passer à côté de cette évidence: à force d’accumuler les frustrations, on fabrique des bêtes.
Propos recueillis par Barbara Liaras