La Cour européenne des droits de l’homme a confirmé dans un arrêt du 20 octobre que 3 m² de surface au sol par détenu constitue la norme de référence pour apprécier les conditions de détention en cellule collective. Une décision qui a le mérite de clarifier la position de la Cour, mais qui laisse un goût amer jusque dans les rangs des magistrats européens, dont plusieurs jugent la décision insuffisamment protectrice de la dignité des personnes détenues.
Au regard de la situation de surpopulation alarmante des prisons françaises, la Cour européenne des droits de l’homme vient de rendre, le 20 octobre 2016, une décision importante. L’arrêt Muršić c. Croatie clarifie en effet les conditions dans lesquelles le manque d’espace personnel en cellule peut être jugé contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui prohibe les traitements inhumains et dégradants (1).
Dans cette affaire, la Cour estime conforme à la Convention la détention de Mr Muršić dans différentes cellules lui garantissant un espace personnel de 3 à un peu plus de 7 m2.
Elle considère par contre comme une violation de l’article 3 le maintien de l’intéressé pendant 27 jours dans une cellule dans laquelle il disposait de moins de 3 m2.
La Cour européenne précise que lorsque la surface au sol par personne est inférieure à 3 m2, « le manque d’espace personnel est considéré comme étant à ce point grave qu’il donne lieu à une forte présomption de violation de l’article 3 ». Une présomption qui peut être renversée par l’Etat, si trois conditions sont réunies : les réductions d’espace personnel doivent être « courtes, occasionnelles et mineures » ; la privation d’un espace personnel suffisant doit être compensée par une « liberté de circulation suffi santé hors de la cellule » et l’accès à un programme « d’activités hors cellule adéquates ». Enfin, la prison doit offrir « de manière générale, des conditions de détention décentes » et la personne détenue ne doit pas être confrontée à « d’autres éléments considérés comme des circonstances aggravantes de mauvaises conditions de détention » (défaut d’accès à la cour de promenade ou à l’air et à la lumière naturels, manque d’aération en cellule, température trop basse ou trop élevée dans les locaux, absence d’intimité aux toilettes, mauvaises conditions sanitaires et hygiéniques, insuffisance ou mauvaise qualité de la nourriture, etc…).
Lorsque la personne détenue dispose en cellule d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m2, la Cour considère que le facteur spatial demeure « un élément de poids dans l’appréciation des conditions de détention ».
Dans ce cas, elle peut donc conclure à la violation de l’article 3 « si le manque d’espace s’accompagne d’autres mauvaises conditions matérielles de détention ». Au-dessus de 4 m2, les juges européens considèrent que le manque d’espace personnel ne doit plus rentrer en considération dans l’évaluation du respect de l’article 3. Ce qui ne les empêchent évidemment pas de considérer qu’il y a violation sur la base d’autres critères, par exemple dans le cas de conditions d’hygiène défaillantes ou de la vétusté de l’établissement.
Une approche arithmétique en décalage avec les réalités
Alors qu’elle est régulièrement saisie par des personnes détenues dénonçant leurs conditions d’incarcération dans des prisons surpeuplées, la Cour européenne se devait de clarifier sa position sur la question de l’espace personnel minimal auquel les détenus peuvent prétendre. Sa jurisprudence manquant de lisibilité sur ce point, les précisions apportées seront utiles pour contester en justice des conditions de détention. La lecture de l’arrêt Muršić provoque cependant un malaise jusqu’au sein de la juridiction européenne. Car loin des réalités carcérales et du vécu des personnes détenues, l’approche arithmétique choisie par la Cour revient à admettre qu’une variation de quelques centimètres de l’espace personnel sépare les traitements inhumains et dégradants de ce qui relèverait de la « souffrance inhérente à la détention »… Et que la norme minimale de 3 m2 retenue serait suffisamment protectrice de la dignité humaine.
Pour rappel, un arrêté du 25 octobre 1982 prévoit que les enclos dans les chenils ne peuvent « en aucun cas » avoir une surface inférieure à 5m2 par chien – au nom du bienêtre des animaux.
La France toujours dans le viseur de la CEDH
Pas moins de sept juges européens (sur les 17 qui composaient la formation de jugement dans cette affaire) ont ainsi regretté que la Cour ne se soit pas alignée sur les standards du Comité de prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe : 4 m2 minimum par personne dans une cellule collective et 6 m2 dans une cellule individuelle (2). Les juges Sajó, Lopez Guerra et Wojtyczek ont ainsi estimé que l’arrêt Muršić « conduit à accepter des conditions de détention insoutenables », et qu’ « un standard de 3 m2 par personne signifie en pratique que les détenus empiètent en permanence sur la sphère personnelle de leurs compagnons de cellule, et entrent même souvent dans leur sphère intime ». Or, soulignent- ils, « de nombreuses études montrent qu’une telle promiscuité a des conséquences néfastes sur la personnalité des détenus. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à éprouver par eux-mêmes la qualité de vie dans 3 m2 d’espace personnel ». Ce manque d’espace, à l’origine d’une « grande souffrance psychique » chez ceux qui le subissent, implique aussi que « le séjour en prison devient vite totalement dénué de sens ».
Quelles que soient les réserves que peut donc susciter l’arrêt Muršić, les critères qu’il pose conduiront néanmoins à de nouvelles condamnations de la France à Strasbourg. Au 1er novembre, plus de 90 prisons françaises connaissaient un taux d’occupation supérieur à 120 %. Ce taux montait à plus de 150 % pour 46 d’entre elles, et près du tiers des cellules de l’ensemble du parc carcéral pouvaient être considérées comme vétustes, indiquait récemment le ministre de la Justice (3). De nombreuses personnes détenues sont donc durablement contraintes de vivre à trois, 22 heures sur 24, dans des cellules de 9 m2, dans des conditions souvent très précaires : en novembre 2016, 1422 d’entre elles dormaient sur des matelas posés à même le sol et n’avaient pas d’accès à un véritable programme d’activités (4). Aujourd’hui, la menace d’une condamnation européenne est d’autant plus sérieuse que trois vagues de requêtes visant les prisons de Ducos (Martinique), Nîmes et Nuutania (Polynésie) sont en cours d’examen devant la Cour européenne. Des recours s’attaquant aux conditions de détention dans les maisons d’arrêt de Fresnes ou de Nice ont également été déposés avec le soutien de l’OIP, qui ciblera d’autres établissements dans les prochains mois. Objectif : obtenir de la Cour européenne un arrêt pilote qui intimerait à la France d’adopter des mesures structurelles pour remédier aux conséquences de la surpopulation – dont notamment une politique volontariste de moindre recours à l’emprisonnement.
Par Nicolas Ferran et Mathilde Robert
(1) Cour EDH, 20 oct. 2016, Mursic c. Croatie, req. N°7334/13
(2) Espace vital par détenu dans les établissements pénitentiaires : Normes du CPT, Conseil de l’Europe, 15 décembre 2015
(3) Rapport « En finir avec la surpopulation… », publié le 20 septembre 2016
(4) En moyenne, les personnes détenues n’ont accès qu’à une heure d’activité par jour.