Pour certains détenus, la promenade est le lieu de tous les dangers : là plus qu’ailleurs, c’est la loi du plus fort qui s’applique. D’autres, parce qu’elle est l’un des rares moments où ils peuvent interagir librement, y voient surtout un espace de liberté. Immersion à Fleury-Mérogis, dans les pas d’un promeneur régulier.
La promenade peut être source d’appréhension, voire de crainte pour « l’arrivant primaire » *. Ce sentiment est dû à la sensation d’étrangeté. Lors de ses premiers déplacements dans la prison, il pourra apercevoir à travers les lucarnes une cour bétonnée, avec de la mauvaise herbe qui s’épanouit en bordure. Mais ce n’est pas la première chose qu’il remarquera. Ce qu’il verra d’abord, c’est une foule dense, une masse d’individus de laquelle s’échappe un énorme brouhaha. Les détenus s’expriment en criant : un individu peut tenir conversation avec quelqu’un qui se trouve à l’autre extrémité de la cour ; certains détenus discutent même depuis la cour de promenade avec des détenus bloqués en cellule, criant à travers les grilles à leur fenêtre. C’est cette densité visuelle et auditive qui peut être perçue comme agressive.
En revanche, pour le détenu « adapté » à la vie carcérale, la promenade est l’un des moments les plus attendus de la journée, car il sait que c’est la seule activité garantie. Toutes les autres sont aléatoires : parce que le professeur, l’aumônier ou l’intervenant n’ont pas pu avoir accès à la prison ; parce que le surveillant n’est pas venu vous chercher en cellule, faute de disponibilité ou, tout simplement, de bonne volonté.
À Fleury, les détenus ont le droit de sortir une fois par jour, pendant deux heures. Une fois que l’on est dans la cour, on ne peut plus remonter en cellule : le détenu se trouve enfermé dehors jusqu’à la fin de la promenade. Les horaires sont imposés.
Comme un chien attendant sa promenade
Il est 15 h, les mégaphones hurlent pour annoncer « DÉPART PROMENADE AU 3E ÉTAGE » (bis, les annonces sont toujours répétées au minimum deux fois). Puis, quelques secondes plus tard : « DROITE DÉPART PROMENADE ». Je suis prêt, devant la porte, avec dans la main ma carte biométrique sans laquelle je ne peux circuler. J’attends. Le bruit des lourdes portes qui s’ouvrent se rapproche, je m’impatiente. Il y a longtemps, j’ai connu une fille qui avait un chien, un Jack Russel. Il avait l’habitude d’être promené à heure fixe. J’ai le souvenir qu’à l’approche de l’heure fatidique, le chien se positionnait devant la porte, dans une sorte de réflexe « pavlovien ». Je me suis déjà surpris à me faire penser à ce Jack Russel…
Comme un chien attendant sa promenade donc, je me tiens prêt devant la porte. La porte s’ouvre enfin. « Promenade ? », me demande le surveillant. Je fais signe que oui, je sors, me place contre le mur et attends qu’un autre surveillant vienne me noter sur sa liste. Je dois présenter ma carte sous peine de me voir refuser de sortir. Je dois ensuite me placer sur la bande noire au centre de la coursive. Je n’ai pas le droit de parler, pas le droit de marcher les mains dans les poches, pas le droit non plus de m’écarter de la bande noire, toujours sous peine de me voir refuser la promenade. Arrivé au bout de la coursive, je dois subir une palpation avant de pouvoir accéder aux escaliers. Cela permet au surveillant de contrôler les accessoires interdits que le détenu peut avoir emportés pour la promenade, comme une serviette trop grande (selon leurs critères), de la nourriture (à l’exception de l’eau), des livres sur l’Islam ou même simplement écrits en arabe ; les CD, les DVD sont également interdits – la liste n’est pas exhaustive.
Après avoir descendu les trois étages, je dois encore franchir un portique de sécurité détectant les objets métalliques, encadré par trois surveillants. Si je sonne à trois reprises, je peux être amené à subir une fouille corporelle (lire page 34). De manière générale, le détenu est toujours enfermé, ou plutôt « ensassé » (bloqué entre deux portes, deux grilles, deux sas…). Après avoir passé le checkpoint du portique, je dois traverser un dernier petit sas, qui débouche enfin sur la promenade. Là, c’est une sorte de délivrance visuelle : c’est le moment où mon champ de vision est le plus large.
Le lieu privilégié de tous les échanges
La promenade est le principal vecteur d’interactions sociales. Dans la cour, les détenus se retrouvent, se regroupent par origines géographiques d’abord, puis selon les affinités. Les intérêts communs peuvent être d’ordre sportif, ou ce peut être la cigarette, le shit, une série télé… La promenade est le lieu privilégié de tous les échanges, de toutes les transactions, licites ou illicites, bien que ce soit un lieu extrêmement surveillé : pour une cour, j’ai compté sept caméras, à quoi s’ajoutent deux postes de surveillance, dont un mirador qui surveille deux cours à la fois. Être surpris en possession d’un téléphone portable peut être sanctionné de vingt jours de quartier disciplinaire – « QD » dans le jargon pénitentiaire, et « mitard » ou « tarmi » en argot, une prison dans la prison.
Dans la cour, tous les détenus tournent en rond, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Pourquoi ? J’émets deux hypothèses. La première, c’est que l’on tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre parce que, inconsciemment, on souhaite remonter le temps pour changer le passé. La seconde théorie serait que les individus auraient le cœur si lourd qu’ils feraient pencher le corps sur le côté gauche, créant ainsi une déviation de la trajectoire dans ce sens.
Autre phénomène saisissant, à première vue : sur environ 230 détenus dans la cour de promenade, seulement deux sont français – pardon, « typés français », blancs (comptage effectué un dimanche matin). L’écrasante majorité est noire et de type magrébin. Mais peu importe leurs origines ou leur couleur de peau, ils sont tous issus de la même classe sociale : tous viennent de familles modestes (pour ceux qui ont une famille) et de quartiers populaires, et ont eu un parcours scolaire chaotique. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux éprouvent des difficultés à lire et écrire correctement. Existe-t-il un lien de causalité entre le manque d’apprentissage scolaire et la délinquance ? Je ne pense pas que les classes modestes soient prédestinées à devenir criminelles, ou même qu’il y ait plus de délinquants chez le « pauvre ». En revanche, je constate des inégalités devant les tribunaux. D’où l’opinion, assez répandue dans les cours de promenade des prisons françaises, que, partant du principe que le pauvre est faible, alors la justice est forte avec les faibles, mais elle est faible avec les forts.
Outre les échanges d’objets, la promenade, favorisant l’interaction sociale, permet l’échange d’idées. Ainsi, on peut entendre des individus qui débattent de politique, de religion, de foot ou autres sports, de sujets d’actualité, ou plus simplement des conditions de vie des détenus. À quand la prise de conscience de la condition humaine dans les prisons françaises ? Lorsque les esprits s’éveilleront, ils se battront pour améliorer leurs conditions.
« FIN DE PROMENADE ! 3E ÉTAGE, REMONTEZ ! »
Par Y. R.
* Détenu qui vient juste d’arriver en prison et ce pour la première fois. [note de l’auteur]
Le choix de l’ermite
« Après douze ans de prison, j’ai compris que la souffrance c’est les autres, que l’enfer c’est les autres, que la damnation c’est le regard d’autrui. Alors je vis en ermite, sans relation humaine, en tournant le dos au monde pour oublier la réalité qui m’entoure. J’ai déjà vécu trois ans sans aller en promenade ni au sport en milieu fermé. Vous allez sûrement me trouver particulier, mais vivre à l’isolement serait pour moi la meilleure façon de trouver un espace de liberté. Le silence est source de moments d’introspection, propice à l’équilibre psychique car en ces lieux, la concentration est dure à trouver la journée. » – L. P.