L’usage d’Internet et l’accès à des services dématérialisés sont-ils incompatibles avec la prison ? Non, si l’on regarde ce qui se passe à travers le monde, où les nouvelles technologies sont régulièrement mises au service des personnes détenues. Une tendance qui s’accélère, malgré des préoccupations sécuritaires parfois tenaces. Tour d’horizon non exhaustif.
Partout dans le monde, les prisons – dominées par les préoccupations sécuritaires et la volonté de limiter les communications des détenus avec l’extérieur – peinent à suivre le mouvement de numérisation et de dématérialisation de la société. De nombreuses initiatives existent pourtant, parfois anciennes, d’ouverture du numérique au service des prisonniers. D’abord centrées sur le maintien des liens avec les proches et des programmes éducatifs, elles se multiplient aujourd’hui pour toucher l’ensemble des aspects de la vie en détention – un processus qui s’est accéléré avec la crise sanitaire. Un tour d’horizon des pratiques, forcément très incomplet, permet de constater que la France est souvent à la traîne dans ce domaine. Il pointe les progrès que permet cette évolution, mais aussi les risques de dérives. « La technologie est là pour durer et les prisons n’en seront pas exemptes », souligne une étude britannique sur la question(1). Reste à savoir comment et à quelles fins elle sera utilisée.
L’e-mail et la visiophonie au service du maintien des liens
Dans un univers coupé de l’extérieur, c’est en matière de maintien des liens familiaux que le recours aux technologies numériques s’impose le plus naturellement. Dans ce domaine, plusieurs pays permettent les échanges par courrier électronique. Aux États-Unis, il existe de nombreuses possibilités, qui varient selon les États et prisons, de correspondre avec ses proches par messagerie électronique. L’ensemble des établissement pénitentiaires régis par le bureau fédéral des prisons ont par exemple accès à un service appelé Trulincs(2) : sous réserve que leurs correspondants aient été pré-approuvés par les autorités pénitentiaires, les détenus peuvent échanger avec leurs proches par e-mail à partir d’ordinateurs généralement fixés sur des bornes, disponibles en accès libre dans des espaces collectifs. Les messages sont cependant limités à 13 000 caractères et aucune pièce jointe n’est acceptée. Les échanges peuvent par ailleurs être lus et les usages abusifs (menaces, insultes) être sanctionnés. Un autre dispositif existe au Royaume-Uni depuis 2006 avec le programme « Email a prisoner ». Son fonctionnement est plus artisanal : les e-mails sont envoyés par les proches puis imprimés et distribués aux détenus avec le courrier tandis que les lettres des détenus sont scannées et envoyées par e-mails à leur correspondant. Mais le système s’est progressivement modernisé et, dans les établissements qui sont équipés de bornes informatiques, les personnes détenues peuvent désormais consulter directement les messages en ligne. Dans un nombre encore limité d’entre eux, il permet aussi des échanges en visio.
La visiophonie est l’autre domaine qui permet de faciliter les relations entres détenus et proches. Aux États-Unis, les appels vidéo existent depuis les années 1990 et s’y développent de plus en plus, au point d’être devenus un marché particulièrement lucratif : les communications sont payantes – à la charge des familles – et dans certains établissements, les visio-parloirs sont même venus se substituer aux visites, qui ne sont plus autorisées (voir encadré page 41). En Europe, certaines administrations pénitentiaires ont mis en place depuis plusieurs années des dispositifs permettant aux personnes détenues qui recevaient peu de visites de leurs proches de pouvoir échanger via des appels en visio. C’est le cas par exemple au Luxembourg(3), aux Pays-Bas(4), en Pologne ou encore au Portugal, où la personne détenue doit justifier d’un éloignement important pour pouvoir en bénéficier(5). Avec la crise sanitaire, les possibilités d’échange en visio se sont accrues et développées dans nombre d’autres pays(6), souvent pour y être pérennisées, comme c’est le cas en France. En Argentine, une pratique particulièrement innovante a été mise en place pendant la pandémie dans certaines provinces. Dans celle de Buenos Aires, par exemple, les détenus ont été autorisés à communiquer par téléphone portable et tout autre dispositif technologique (ordinateurs, tablettes), à condition que cela s’inscrive dans un objectif de maintien de contacts avec les familles et proches, mais aussi de développement éducatif et culturel et d’accès à l’information concernant leur situation judiciaire. Le protocole mis en place à cette occasion prévoit la possibilité d’accéder à Internet mais interdit l’utilisation des réseaux sociaux, à l’exception notable de la messagerie instantanée Whatsapp. Un protocole similaire a été adopté dans la province de Mendoza. Il semblerait cependant que ces dispositifs n’aient pas été pérennisés à la reprise, bien que partielle, des visites.
L’e-learning
L’autre domaine dans lequel le recours aux outils numériques s’est développé depuis longtemps dans les prisons concerne l’éducation et la formation. De nombreuses administrations pénitentiaires à travers le monde ont mis en place des programmes d’éducation à distance qui reposent sur des plateformes digitales. Le plus souvent, il s’agit de systèmes sécurisés accessibles dans des salles de classe ou autres espaces collectifs. Si certains autorisent la consultation d’un nombre restreint de sites internet, de manière contrôlée et très encadrée, la plupart fonctionnent en circuit fermé et font appel à des logiciels spécialement conçus pour les personnes détenues. Il existe des offres variées selon les pays, que ce soit en Europe (Allemagne, Autriche, Royaume-Uni, Espagne, Danemark, Suède, etc.) ou au-delà (États-Unis, Australie). Dans treize des seize Länder allemands ainsi qu’en Autriche, les prisons utilisent par exemple une plateforme d’apprentissage appelée Elis, disponible le plus souvent dans une salle de classe dotée d’ordinateurs, sous la supervision d’un enseignant. D’après ses promoteurs, elle propose « une médiathèque complète avec plus de 400 offres d’enseignement et d’apprentissage différentes, fournissant au total plusieurs milliers de supports »(7). La plateforme est connectée à un serveur central : il n’y a donc pas d’accès ouvert à Internet mais les utilisateurs peuvent, à partir de codes d’identification individuels, avoir accès à des sites pré-approuvés. Les retours d’expérience de ces campus virtuels en pointent cependant les limites : nombre restreint de personnes détenues pouvant y avoir accès, horaires d’accès limités, équipement parfois défaillant, etc. Pendant la crise sanitaire, de nombreux espaces collectifs étaient par ailleurs fermés, rendant les ordinateurs inaccessibles et empêchant toute continuité pédagogique. Aussi, les dispositifs qui se développent reposent sur des ordinateurs ou tablettes numériques disponibles en cellule, qui opèrent à travers des applications sécurisées spécialement développées pour un public incarcéré. Ainsi, certaines prisons d’Irlande et du Royaume-Uni (une grosse vingtaine actuellement) se sont dotées du programme Coracle Inside qui a mis en place un plateforme éducative destinée à être utilisée individuellement. Si la plupart des cours proposés sont surtout de la mise à niveau (apprentissage de la lecture, maths) ou des outils pratiques (apprendre à taper sur un clavier, créer une entreprise), l’entreprise s’est associée en 2017- 2018 à l’organisation Learning together initiative pour mettre en place des partenariats avec des universités et proposer des études universitaires en droit, criminologie et philosophie et éthique.
Aux États-Unis, le programme Securus Lantern propose des formations niveau bac et post-bac, grâce à des partenariats avec une dizaine d’universités du pays. Le système a la particularité d’être interactif : à travers une connexion sécurisée, les élèves peuvent échanger des messages avec leurs enseignants, leur soumettre leurs évaluations, voir les corrigés de leurs copies, etc. Principale limite à ce dispositif : il est payant.
Les outils multimédia en cellule
Mais de plus en plus, les établissements pénitentiaires choisissent de se doter d’appareils qui proposent une plateforme tout-en-un ne se limitant pas au domaine de l’éducation et des apprentissages mais offrant une large palette de jeux, films, musique, etc. ainsi que des logiciels visant à autonomiser les personnes détenues dans la gestion de la détention et dans leur réinsertion. Et pour répondre à ce besoin, des entreprises se spécialisent désormais dans la conception d’outils sécurisés : la société Socrates par exemple a mis en place une plateforme qui propose du matériel éducatif, des modules de formation professionnelle, des conseils en matière de santé ou dans la recherche d’emploi – avec des liens sécurisés vers des sites de recherche d’emploi –, ou encore des programmes « thérapeutiques », notamment sur les problèmes d’addiction, la gestion de la violence, etc. Socrates est déployé dans 45 établissements pénitentiaires du Royaume-Uni ainsi que dans certaines prisons d’Australie et des États-Unis.
En Belgique, le « prison cloud » est expérimenté depuis 2014 dans les prisons de Beveren, Leuze et Marche. Concrètement, les détenus se voient remettre une clé USB qu’ils branchent sur un ordinateur fixe en cellule. Ils disposent alors d’identifiants personnels qui leur permettent d’accéder à un certain nombre d’applications : de bureautique, d’e-learning, de loisirs (film, télévision, jeux), d’information (règlement intérieur de la prison, informations internes), de gestion de leur quotidien (commande de cantine, prise de rendez-vous), etc. Ils peuvent également communiquer avec l’extérieur (téléphone et visio) mais aussi communiquer avec les personnels pénitentiaires pour leur adresser leurs requêtes. Cependant, les messages et conversations peuvent être enregistrés. À la différence du projet « numérique en détention » expérimenté en France, les personnes détenues peuvent imprimer les notifications et réponses, mais l’impression leur est facturée. Enfin, certains détenus ont la possibilité de consulter un nombre restreint de sites internet autorisés par les services pénitentiaires.
L’accès à internet
Si les avancées dans ce domaine restent timides, la possibilité pour les personnes détenues de consulter Internet, de manière plus ou moins encadrée et sécurisée, existe dans un certain nombre de prisons à travers le monde. Le plus souvent, l’accès est limité à des objectifs éducatifs ou de préparation à la sortie. Ainsi, un nombre croissant d’établissements pénitentiaires suisses autorisent les démarches de recherche d’emploi ou de logement en ligne, dans un cadre contrôlé(8). Il peut ne s’agir que d’initiatives locales, au niveau d’un établissement ou d’une juridiction. En Allemagne, par exemple, la consultation de sites de recherche d’emploi et de réinsertion est autorisée, mais seulement dans les établissements de quelques Länder, comme dans le Thuringe. En Australie, l’accès à Internet n’est possible que dans certaines juridictions. Ailleurs, il peut être réservé à un nombre limité de détenus, souvent triés sur le volet. C’est le cas par exemple en Malaisie ou les prisonniers qui suivent un cursus universitaire peuvent accéder à des salles dotées d’ordinateurs connectés, à heures fixes et de manière supervisée. En Lituanie, c’est sous la pression contentieuse que les prisons se sont progressivement ouvertes à Internet. En 2017, l’État a été condamné par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir interdit l’accès à un détenu qui sollicitait la possibilité de suivre des études supérieures à distance. Dès la communication de l’affaire par la Cour au gouvernement, les autorités ont – sans attendre sa décision – introduit un programme intitulé « accès limité à Internet ». En 2017, presque tous les établissements du pays en étaient dotés. Cependant, il n’existe aucun encadrement légal : son application varie donc d’une prison à l’autre, au gré de chaque direction. D’après un état des lieux réalisé par l’ombudsman national(9), le nombre de sites autorisés reste très limité, de 1 à 14 selon les établissements( 10).
D’autres pays ont intégré dans leurs législation la possibilité, pour les personnes détenues, d’accéder à Internet. C’est le cas de l’Ukraine, dont le parlement a adopté en avril 2014 une loi dans ce sens. Mais, dès 2016, un autre texte est venu en restreindre la portée. Aujourd’hui, les personnes détenues peuvent, sous le contrôle de l’administration pénitentiaire, consulter une liste de sites définie par le ministère de la Justice : sites officiels, sites d’organisations internationales, médias, sites d’enseignement supérieur, de sciences, de culture, d’organisations politiques, civiles et religieuses, sites juridiques, etc. Les détenus peuvent créer leur propre adresse mail mais doivent communiquer identifiants et mots de passe à l’administration, qui peut surveiller toute communication. Seuls les échanges avec certaines institutions (défenseurs de droits, parlementaires, etc.) ne peuvent être contrôlés. L’utilisation d’Internet doit s’effectuer en journée, dans des salles spécifiquement équipées, et son usage est réservé aux détenus condamnés. Enfin, cet usage est payant : un coût calculé en fonction de la durée de consultation, des frais de maintenance et des tarifs de l’opérateur. Il est évalué en moyenne à deux euros par mois(11). En Finlande, la loi pénitentiaire de 2015 prévoit également la possibilité pour les personnes détenues d’accéder à Internet. Constatant que l’application de la loi se heurtait à un certain nombre d’obstacles, notamment pratiques, l’administration pénitentiaire a récemment développé un projet pilote de « Smart prison » dont l’objectif est de tester un dispositif d’accès à Internet et des outils numériques individuels qui pourraient être déployés dans l’ensemble du pays.
De manière générale cependant, Internet reste, partout dans le monde comme en France, essentiellement consulté par les personnes détenues via des téléphones portables introduits illégalement en détention : un pari risqué mais qui a l’avantage de se faire sans contrôle… et à moindre coût.
par Cécile Marcel
Aux États-Unis, un enjeu économique aux conséquences humaines désastreuses
« Nous voyons l’e-mail et l’Internet comme des outils pour rester en contact mais, derrière les barreaux, ils deviennent des outils d’exploitation », met en garde Prison Policy Initiative. L’organisation américaine s’est penché sur les enjeux financiers de l’essor des communications numériques dans les prisons des États-Unis, dans lesquelles plus de deux millions de personnes sont incarcérées : un marché d’autant plus juteux qu’il propose une clientèle « captive » qui ne peut faire jouer la concurrence. Certaines entreprises se sont donc spécialisées dans la sécurisation de la communication avec les détenus : téléphonie, visiophonie, messagerie électronique. En 2016, Prison Policy Initiative recensait par exemple 12 offres de messagerie électronique. Le modèle économique de ces services est simple : ils sont payants pour les utilisateurs – soit les détenus et leurs familles – et n’occasionnent aucune dépense pour la prison qui peut même se voir reverser une commission. Selon Prison Policy Initiative, les revenus annuels de la société JPay sur les seuls services de messagerie électronique s’élevaient, en 2014, à 8,5 millions de dollars, soit 12 % de ses bénéfices totaux. Le marché s’étend désormais aux tablettes numériques. Douze États américains auraient récemment signé des contrats avec des entreprises de téléphonie qui proposent de distribuer des tablettes dans les prisons. Une opération présentée comme « gratuite » mais qui, à l’usage, est loin de l’être pour les détenus : ils doivent louer les livres, acheter des « timbres » pour envoyer des mails, ou encore payer leurs appels en visio – 9 dollars les 30 minutes par exemple, dans l’État de New York. En plus d’imputer une charge financière supplémentaire pour les détenus et leurs familles, souvent déjà précaires, cette marchandisation des services peut emporter des conséquences extrêmement graves sur le quotidien des détenus. Dans un rapport de 2015, Prison Policy Initiative relevait que « 74 % des geôles* interdisent les parloirs physiques lorsqu’elles prévoient la possibilité de visio-parloirs ». Une des principales sociétés du marché avait même exigé explicitement cette interdiction dans les contrats qu’elle signait avec les prisons. Et la dérive se poursuit : avec l’arrivée de tablettes numériques en détention, certaines prisons auraient décidé de fermer des services jusque-là accessibles gratuitement en détention, telles que les bibliothèques…
* Prisons locales qui hébergent les personnes responsables de petits délits ou en attente de jugement. Elles renferment un tiers de la population carcérale des États-Unis.
(1) The Digital prison, Towards an ethics of technology. Victoria Knight and Steven Van De Steene, 2020.
(2) Trust fund limited inmate computer system.
(3) Rapport relatif à la visite effectuée au Luxembourg par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 28 janvier au 2 février 2015.
(4) Rapport relatif à la visite effectuée au Pays-Bas par le CPT du 2 au 13 mai 2016.
(5) Source : Prison Insider.
(6) Italie, Hongrie, Grèce.
(7) Selon le site de l’Institut pour la formation à la société de l’information.
(8) Source : Prison Insider.
(9) Équivalent du Défenseur des droits ou de l’Institution nationale des droits de l’homme
(10) « Prisons et nouvelles technologies : quels enjeux pour la protection des droits fondamentaux », colloque du 23 mai 2019, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne.
(11) Ibid.