Monsieur le Premier ministre,
Dans votre discours de politique générale, le 1er octobre, vous avez présenté les grands axes des réformes que votre gouvernement entendait mener dans le domaine pénal et pénitentiaire. Ces annonces nous inquiètent au plus haut point, tant elles semblent faire fi la gravité de la crise dans laquelle s’enfoncent les prisons françaises.
Le durcissement constant des politiques pénales, que vous proposez d’accentuer, conduit déjà à des niveaux de surpopulation carcérale sans précédent : plus de 127% d’occupation en moyenne dans les prisons françaises ; près de 154% dans les maisons d’arrêt, où sont incarcérées près de sept personnes détenues sur dix, en attente de jugement ou condamnées à des peines inférieures ou égales à deux ans ; plus de 200% dans au moins dix-sept quartiers de détention. Les conditions de détention sont de plus en plus indignes, avec des personnes détenues qui s’entassent à deux ou trois dans des cellules exiguës, et 3 609 d’entre elles qui dorment sur des matelas de fortune posés à même le sol[1]. L’accès aux soins, aux activités et à l’accompagnement est toujours plus illusoire, aux antipodes de l’objectif de réinsertion fixé par la loi. Les conditions de travail du personnel pénitentiaire sont si dégradées que les vacances de poste sont légion.
Les précédents gouvernements ont proclamé, comme vous, qu’une bonne partie de la solution consistait à construire de nouvelles prisons. Mais vous n’êtes pas sans savoir que malgré des budgets colossaux, cette politique immobilière n’a jamais permis de rattraper l’envolée des condamnations à l’emprisonnement, établissant l’équation largement éprouvée selon laquelle plus on construit, plus on enferme. Entre 1990 et 2024, le nombre de places de prison a augmenté de 25 152, et celui des personnes détenues de 30 477. Les prisons françaises enferment déjà près de 4 000 personnes de plus que le nombre de places prévu à l’horizon 2027. En phagocytant le budget de l’administration pénitentiaire au détriment de la rénovation des prisons déjà existantes, du développement des dispositifs d’insertion et de l’accompagnement des personnes détenues, cette politique est en outre largement contre-productive.
Vous savez au fond que cette fuite en avant n’a permis que de retarder le moment où la société française devrait s’interroger sur le sens et le résultat des politiques pénales mises en place ces dernières décennies. Mais ce moment est arrivé : la gravité de la crise carcérale interdit d’attendre plus longtemps. Extraire le débat démocratique des discours populistes et des postures idéologiques est possible, à condition que le gouvernement adopte un discours de vérité.
Peut-être serait-il utile de commencer par rappeler que le nombre de prisonniers pour 100 000 habitants et la durée de détention moyenne ont doublé en quarante ans – sans rapport avec les courbes de la délinquance[2]. Que toujours plus de comportements sont passibles d’emprisonnement et que les peines encourues ne cessent de s’alourdir[3]. « Ces tendances, qui attestent d’un durcissement de la réponse pénale pendant les vingt dernières années, n’ont pas été perçues par l’opinion publique, qui continue de considérer la justice comme trop laxiste », relevait en 2023 la Cour des comptes[4], au diapason de la plupart des professionnels du secteur. Il vous appartient d’œuvrer à faire connaître ces tendances, afin que le débat puisse reposer sur des fondements factuels et non sur des présupposés erronés.
Nous regrettons que votre discours de politique générale accrédite au contraire bon nombre de ces présupposés, présentés comme l’expression de ce que « les Français demandent » alors qu’ils reflètent surtout les fantasmes d’une partie de la classe politique.
« Les Français demandent […] à ce que les peines soient réellement exécutées », dites-vous, suggérant que ce n’est pas le cas alors que 95% des peines de prison ferme sont mises à exécution, d’après votre ministre de la Justice[5].
La « transformation » des peines, poursuivez-vous, menace de « faire perdre toute crédibilité à la réponse pénale ». Mais la loi pose au contraire l’aménagement des fins de peines comme un principe, destiné à faciliter la difficile transition entre détention et liberté, pour le plus grand bénéfice de la société. Et malgré cela, plus des deux tiers des personnes détenues condamnées sortent de prison sans y avoir accédé. Quant aux aménagements prononcés ab initio par les formations de jugement, ils constituent simplement la peine que les magistrats jugent la plus appropriée. Ce qui rend ces condamnations peu lisibles, ce n’est pas l’aménagement, généralement synonyme d’obligations contraignantes pour les personnes détenues, mais plutôt la peine de prison « théorique » dont il est assorti, qui ne témoigne que de la place centrale et symbolique de la détention dans notre système pénal. Au détriment d’autres peines alternatives pourtant plus adaptées aux objectifs de réinsertion et de non-récidive que vous devriez prioriser.
Vous préconisez des « peines de prison courtes et immédiatement exécutées pour certains délits ». N’est-ce pas ce que produisent déjà les comparutions immédiates, dont l’usage ne cesse de se développer, bien qu’elles soient largement dénoncées comme une justice expéditive ? En effet, cette procédure, qui frappe essentiellement les personnes les plus précaires, limite à l’extrême la préparation de l’audience et la compréhension des situations individuelles – et engendre de ce fait huit fois plus de risques d’être condamné à de la prison ferme que la procédure ordinaire[6].
Si les gouvernements précédents ont malgré tout tenté, sur le papier, de réduire le recours aux peines de prison les plus courtes, c’est en partant d’un constat bien établi : non seulement elles contribuent à engorger des prisons débordées, mais elles sont particulièrement destructrices et inefficaces, dans la mesure où elles désocialisent brutalement les personnes condamnées (qui perdent bien souvent travail, logement, attaches) sans les accompagner pour rebondir. Quel bénéfice pour la société attendez-vous à les multiplier ?
Nous sommes d’autant plus préoccupés que vous souhaitiez appliquer ce traitement à des mineurs, en proposant de plus d’atténuer l’excuse de minorité. Vous n’êtes pas sans savoir que l’autonomie du droit pénal qui leur est appliquée constitue un principe constitutionnel, reconnaissant que les mineurs n’ont pas le même degré de maturité et de discernement que les majeurs. L’emprisonnement est pourtant déjà la peine la plus souvent prononcée à leur encontre (une condamnation sur trois) et sa durée moyenne ne cesse de s’allonger. À quoi bon soumettre en plus des mineurs à la justice dégradée que représentent les comparutions immédiates, aux antipodes du recul qui leur est aujourd’hui garanti par la césure pénale ?
Monsieur le Premier ministre, la prison où vous promettez d’envoyer toujours plus de monde est à bout de souffle. Dans les faits, les personnes détenues ne sont pas seulement privées de liberté, mais plongées dans un environnement vétuste et violent, contraintes à l’inactivité et à une promiscuité extrême, et le plus souvent privées des moyens de préparer leur réinsertion.
Vous ne pouvez pas ignorer que continuer de multiplier les peines de prison est aujourd’hui aussi irréaliste qu’explosif. Nous vous demandons d’avoir le courage de le dire aux Français.
Des politiques pénales et pénitentiaires différentes sont non seulement possibles, mais surtout urgentes.
Contact presse : Sophie Deschamps · 07 60 49 19 96 · sophie.larouzeedeschamps@oip.org
[1] Chiffres de la direction de l’administration pénitentiaire, 1er septembre 2024.
[2] Conseil de l’Europe, Prison Information Bulletin, 2 décembre 1983 ; ministère de la Justice, Séries statistiques des personnes placées sous main de justice, 1980-2023.
[3] Coir par exemple Jean-Baptiste Jacquin, « Un quinquennat de nouvelles infractions pénales, au risque de la confusion », Le Monde, 16 mars 2022.
[4] Cour des comptes, Une surpopulation carcérale persistante, une politique d’exécution des peines en question, octobre 2023.
[5] Chiffres de la Chancellerie, cités par Didier Migaud le 24 septembre 2024.
[6] Virginie Gautron et Jean-Noël Retière, La justice pénale est-elle discriminatoire ? Une étude empirique des pratiques décisionnelles dans cinq tribunaux correctionnels, 2013.