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Condé-sur-Sarthe : l’ultra sécuritaire en échec

Ouverte depuis mai 2013, pour l’instant utilisée au tiers de sa capacité, la maison centrale de Condé rassemble d’emblée tous les ingrédients d’une poudrière. Architecture oppressante, contacts humains limités au minimum, manque d’activités, isolement géographique limitant les visites familiales, personnel constitué pour moitié de stagiaires inexpérimentés face à des personnes condamnées à de longues peines... Les incidents graves s’accumulent, sans que soit remise en cause une structure intrinsèquement génératrice de violences.

Les neuf premiers mois de fonctionnement de la centrale de Condé-sur-Sarthe ont été rythmés par de multiples incidents, parmi lesquels des violences et une prise d’otage… en tout, « 18 agressions physiques significatives » contre des personnels depuis l’ouverture, indique le directeur (1). Un surveillant a été pris en otage, d’autres ont été attaqués avec des armes artisanales fabriquées en prison… L’établissement n’accueille que 68 détenus pour une capacité de 204, et ils sont encadrés par 189 surveillants. Mais les détenus ne souhaitent bien souvent qu’une chose : partir. Par tous les moyens.

Commande du précédent gouvernement au budget colossal de 65 millions d’euros, la centrale la plus sécuritaire de France a été conçue pour accueillir sur une durée de 9 à 12 mois les « personnes détenues que d’autres centres pénitentiaires ne peuvent pas gérer (2 )». Elle réunit tous les ingrédients favorables à l’explosion, tant dans sa conception architecturale que dans son fonctionnement interne.

Une architecture visant à limiter les contacts et la vie sociale

Le constat a été rappelé en 2010 par un groupe de travail sur les violences à l’égard des personnels pénitentiaires : les architectures qui « rendent difficiles l’exercice normal de relations sociales entre détenus et personnels pénitentiaires (3) » jouent un rôle important dans l’émergence des tensions. Ainsi, reconnait la directrice de l’administration pénitentiaire, même dans les établissements « qui comportent un haut niveau de sécurité, le concept de vie collective est très important : les détenus doivent pouvoir se retrouver pour les activités, le sport, les ateliers. Condé est conçu exactement sur un mode inverse (4) ».

A l’intérieur des locaux, tout a été fait pour compartimenter et cloisonner à l’extrême : multiplication des sas et des grilles, portes et fenêtres les plus petites possible, large déploiement de la vidéosurveillance… Les trois bâtiments de la centrale sont parfaitement étanches entre eux. Chacun est composé de deux ailes de 34 places (17 cellules en rez-de-chaussée et 17 autres à l’étage) et dispose d’un petit terrain de sport en pelouse synthétique qui n’accepte que quinze personnes en même temps. Chaque étage a sa cour de promenade, minuscule, cernée d’un haut mur de béton, ainsi qu’une salle d’activité où il est interdit de se trouver à plus de sept. « Tout est trop petit ici », se plaignent de nombreux détenus. Un syndicaliste résume avec humour : « cette centrale a été conçue pour résister à l’assaut des Vikings, mais absolument pas comme un lieu de vie ». Et d’ajouter : « Tout a été fait pour casser le collectif ». Et de fait, les couloirs sont déserts, les détenus ne peuvent pas se croiser. D’où l’impression des détenus de se trouver dans un quartier d’isolement géant : « J’ai souvent l’impression d’être seul dans cette prison et que je ne sortirai jamais d’ici. Tout est fait pour que les détenus ne soient jamais réunis à plusieurs », indique Mustafa à l’OIP.

A l’extérieur des locaux de détention, « tous les dispositifs de sécurité qui avaient fait leur preuve ailleurs » ont été « dupliqués en mieux » explique un chargé d’opération au bureau des affaires immobilières de la DAP : « quatre miradors », « double mur d’enceinte », « barrières infrarouges sur les façades d’hébergement » (5), filins anti-hélicoptères, etc.

Si bien que le directeur de la centrale se félicite d’avoir là « un outil extraordinaire6 », peut-on lire sur une plaquette de présentation de l’établissement. Les architectes s’y gargarisent pour leur part d’un travail sur « la lumière et la couleur » pour « l’humanisation des locaux ». A leur arrivée, la réaction des premiers détenus a été toute autre : « Guantanamo », « un QHS moderne », « mortifère », « un cimetière »… écrivent-ils de concert à l’OIP. Le seul aspect positif des locaux selon Eric, c’est « la douche en cellule, le reste… que du béton et de la sécurité pour rien ». Et Christopher de suspecter, « la douche c’est fait pour qu’on ne sorte plus de la cellule » !

Un éloignement géographique qui casse les liens familiaux

A une limitation des contacts au sein de la prison, s’ajoute une perte de liens avec l’extérieur. Construite en secteur rural, loin de tout, à 4 kilomètres d’Alençon, la centrale n’est desservie par aucune navette de bus. Pour y accéder, les familles doivent venir en voiture ou prendre un taxi depuis la gare d’Alençon. La maison d’accueil des familles est fermée entre 12 heures et 14 heures, et ne permet pas aux personnes venues de loin de s’abriter durant la pause déjeuner. Elle n’offre pas non plus de possibilité d’hébergement. Pour la plupart des détenus, le transfert à Condé a entraîné une diminution des parloirs. L’épouse de Mustafa habite à plus de 400 kilomètres: deux visites par mois lui coûtent 400 euros (sur un modeste salaire) en frais d’essence et d’hôtel. L’éloignement géographique n’a pas été compensé par des facilités d’accès au téléphone : un seul poste est prévu pour chaque étage de 17 détenus, les tarifs sont élevés et ne sont pas affichés, les cabines postées dans les coursives n’ont pas de cloison, si bien que « la confidentialité laisse à désirer », ironise Rachid.

La perte de liens familiaux fait partie des motifs déclencheurs d’incidents à Condé. « Dans la légalité ça ne marche pas, je peux faire quoi d’autre ? Je veux partir d’ici », explique Alexandre. Au mois de novembre, il a décidé de commettre une faute disciplinaire, refusant de sortir de la « salle de convivialité ». Il s’en expliquera devant la commission de discipline : « Ici je ne prépare pas ma sortie, je ne prépare rien. Je n’ai pas de parloirs sur Alençon. J’ai plein de petites choses qui font monter la pression comme mon ordinateur, je ne l’ai plus depuis Fleury ». Il n’avait pas vu sa femme pendant six mois alors qu’elle était enceinte. « Je suis trop loin d’elle et souhaite me rapprocher […], je n’ai qu’une seule demande, c’est de maintenir le lien familial », ne cesse-t-il de protester. Dans le vide.

Telle était aussi la demande de Rachid et Fabrice, les deux auteurs de la prise d’otage d’un surveillant-stagiaire pendant quatre heures, le 30 décembre 2013. Entrés en prison pour des peines relativement courtes, ils cumulent depuis les condamnations pour des faits commis en détention. Leur fin de peine a été repoussée respectivement à 2032 et 2038 après leur condamnation à huit ans de prison pour la prise d’otage avec violences. D’autres détenus, tous condamnés à de longues peines, se disent prêts à payer par quelques années de plus le fait de partir de Condé : « Si je dois prendre des années pour être transféré ou pour faire respecter mes conditions de détention, je le ferai sans hésiter », assure Christopher.

Un personnel jeune et mal formé

Selon l’administration pénitentiaire, « 46 % des détenus ont été affectés à Condé après avoir été exclus d’un autre établissement et 44 % ont des antécédents disciplinaires pour violence (7 )». En face, un personnel composé pour moitié de surveillants stagiaires « sans doute pas suffisamment préparés à faire face aux rapports de force que crée un mode de prise en charge extrêmement encadré dans un espace assez contraint (8) », relève la directrice de l’administration Isabelle Gorce. La défaillance n’a pas échappé aux détenus : « à chaque problème qu’on cherche à résoudre, ils appellent leurs gradés pour renseignement, car ils ne savent presque rien », remarque Mustafa. Selon Eric, « ils ont peur de leur ombre ». Rachid ajoute qu’« il y a des surveillants humains, mais ils ne peuvent pas le rester longtemps car d’autres collègues leur reprocheront ».

Les contacts avec les surveillants dont témoignent les détenus ont tendance à se limiter aux ouvertures et fermetures de portes. Ils sont perçus comme « dépersonnalisés », « conflictuels et méprisants, il n’y a aucun dialogue ». « On nous appelle direct par notre nom, jamais de Monsieur untel », relève Mustafa. Les travaux sur la violence en prison ont montré que les «postures professionnelles insuffisamment adaptées», « l’inexpérience […] face à un détenu difficile ou une situation mal gérée » (9 )peuvent suffire à provoquer des incidents. Un syndicaliste relève en ce sens qu’ « à Condé, les stagiaires sortent de Fresnes où ils ont pris l’habitude de s’adresser aux détenus en leur gueulant des ordres. Ils n’ont pas appris à travailler avec des longues peines. Quelqu’un qui en a pris pour des décennies, tu ne vas pas le faire chier en le réveillant en sursaut le matin pour voir s’il est vivant. Tu ouvres doucement sa cellule, et tu regardes s’il respire. Ici, ils ne savent pas faire ça. »

Encadrement à outrance et manque d’activités

La centrale de Condé impose un régime « portes fermées » à l’ensemble des détenus: la tendance générale depuis quelques années est de revenir sur les régimes «portes ouvertes » en centre de détention et maison centrale, qui permettaient aux détenus de sortir de leur cellule à certaines heures de la journée et de circuler dans leur aile de détention. Plusieurs rapports sur les violences en prison ont ainsi mis en évidence que la « dépendance permanente et l’impuissance qui en résulte sont un facteur de stress, de tension et d’énervement quotidien » et qu’une certaine « liberté de mouvement rend les détenus beaucoup moins dépendants des personnels, réduisant ainsi les occasions de tension » (10).

A Condé, les détenus dépendent des surveillants pour le moindre de leurs mouvements. « Si vous êtes à la bibliothèque et que vous souhaitez aller aux toilettes, il faut taper à la porte pour qu’ils vous ouvrent, après il faut qu’ils fassent de même pour la porte des toilettes, ils vous enferment dedans, après il faut retaper pour sortir des toilettes. On n’a plus aucune autonomie », déplore Rachid. Selon le syndicat UFAP, il était prévu à l’ouverture de la centrale que chaque mouvement soit encadré par « un agent pour trois détenus maximum » dans le bâtiment MC1 et « un agent pour cinq détenus maximum » dans le bâtiment MC2 (11). Cette règle apparemment intenable a rapidement été assouplie. Toutefois, les détenus les plus surveillés, notamment ceux placés à l’isolement, déclarent être systématiquement accompagnés de plusieurs surveillants, dont le nombre peut varier de un à… sept.

A cela s’ajoute l’absence d’activités d’enseignement et le manque de travail pour sortir de cellule et gagner un peu d’argent. Rachid suggère : « Il faut occuper les détenus, créer de nouvelles activités gérés par des intervenants… que les détenus voient autre chose que du personnel pénitentiaire et cette structure opprimante ». Face à la carence d’intervenants extérieurs, certains détenus en viennent à proposer d’animer eux-mêmes des activités… sans réponse favorable.

L’absence d’espace de « conflictualisation »

Contrairement à ce qui peut être expérimenté dans d’autres établissements, dont des maisons centrales, il n’existe aucun espace de parole et de négociation entre la direction, les personnels et les détenus. Il est pourtant établi que « la violence est l’opposé du conflit » et qu’elle surgit « quand il n’y a pas d’espace de conflictualisation organisé (droit de grève, droit à manifester, droit à la syndicalisation, à l’association, par exemple) » (12). A Condé, faire remonter des revendications collectives : « c’est interdit », affirme Mohamed. « On le fait quand même, sans violence, mais avec la conséquence de devoir le payer tôt ou tard dans 100 % des cas ». Plusieurs mouvements collectifs ont eu lieu ces derniers mois. Le 16décembre notamment, une vingtaine de détenus a refusé de remonter en cellule. Ils demandaient à pouvoir circuler d’une cellule à l’autre. Autre phénomène connu : « l’attente subie […] dans la réponse à sa question, […] peut engendrer une frustration déclenchant des mécanismes en chaîne non maîtrisés, avec des engrenages de violences plus ou moins importants (13) ». L’attente continuelle et le sentiment d’être, comme le dit Eric, « souvent intelligemment éconduit », les détenus de Condé-sur-Sarthe en témoignent tous. « Une réponse m’est apportée dans des délais terriblement longs », ajoute André.

Un climat de peur entretenu

Quasi quotidiennement depuis le mois de septembre, les médias se sont fait l’écho des incidents à Condé-sur-Sarthe. Le JT de France 2 est allé jusqu’à évoquer « un climat de panique ». Faisant l’impasse sur le contexte des incidents et les conditions de détention dans cette centrale, chaque acte de violence est présenté sous le seul jour d’une dangerosité de détenus décrits comme les plus ingérables d’entre les ingérables. Et les tracts syndicaux de s’en donner à cœur joie, vilipendant les « voyous (14) » et le « chaos (15) » à Condé. « Rien ne se répandant plus facilement que la peur, une fois qu’elle pénètre un milieu social elle s’étend à l’ensemble des relations qui le constituent (16) »… Et de fait la peur s’est répandue. Parmi les personnels pénitentiaires, et aussi les avocats. Le Bâtonnier a annoncé le 5 février 2014 que les avocats du barreau d’Alençon ne « mettr[aient] plus les pieds » à la centrale « tant que des mesures ne [seraient] pas prises pour assurer la sécurité des avocats » (17) et notamment la mise en place de parloirs vitrés. La grève des avocats a pris fin le 21 février après que le directeur de la centrale a annoncé de nouvelles mesures de sécurité comme l’installation de portiques à ondes millimétriques.

L’engrenage disciplinaire

Comme souvent, les syndicats pénitentiaires n’ont eu de cesse de réclamer davantage de personnels, au moins « 50 postes de surveillants supplémentaires (18 )», et de fermeté à l’égard des détenus. Le député UMP Nicolas Duicq est venu à leur rescousse pour réclamer que « les détenus portent un uniforme », et « saluent le drapeau », déclarant à la presse : « le détenu qui arrive ici doit savoir qu’il a commis des actes extrêmement graves et que s’il veut avoir accès à la rédemption et s’il veut être réinséré, il doit d’abord commencer par respecter une discipline ». Des propos qui prêtent à sourire, a fortiori au vu des difficultés rencontrées par les détenus pour simplement avoir accès au règlement intérieur : « Je n’ai jamais pu [le] voir et ce malgré mes demandes. J’ai appris les règles de Condé-sur-Sarthe le plus souvent après m’être pris la tête avec un surveillant », explique Mustafa. L’avocat Benoît David, qui a demandé communication du règlement intérieur par lettre recommandée en décembre 2013, n’a pas davantage obtenu gain de cause…

La réponse disciplinaire aux incidents n’en a pas moins été surinvestie par la direction du centre pénitentiaire. Les procédures sont quotidiennes, au point qu’un avocat du barreau d’Alençon dénonce le « climat délétère » qui règne dans l’établissement : « on ressent bien que les procédures disciplinaires sont utilisées comme un outil de gestion de la politique RH, une façon de dire aux surveillants “on s’occupe de vous, on va les mater’’ ». Aux sanctions disciplinaires s’ajoutent souvent de nouvelles condamnations pénales. Au risque d’alimenter encore la violence, le cumul des sanctions administratives et judiciaires pouvant « produire des effets inverses chez le détenu agresseur en l’enfermant dans une dynamique agressive où la violence physique devient une réponse à ce qui peut être perçu comme une violence institutionnelle disproportionnée (19) ».

Des annonces à contre-courant, mais minimales

Faute de remettre en question ce nouveau type d’établissement et parlant d’ « une période de rodage » qui « prend du temps et connaît des vicissitudes » à l’ouverture de toute nouvelle prison, la directrice de l’administration pénitentiaire a tout au moins eu le mérite de ne pas céder à la surenchère de dispositifs de contrôle, de sanctions, ou de personnels de surveillance supplémentaires. Lors de son déplacement très attendu le 27 janvier, Isabelle Gorce s’est refusée à considérer que la centrale, dotée de 189 surveillants pour 68 détenus, était confrontée à un manque de personnel. Seul a été annoncé le transfert de quelques détenus et la baisse des effectifs accueillis « avant une reprise de la montée en charge d’ici deux trois mois ». Des facteurs de violence tels que le manque de formation des surveillants et d’activités pour les détenus ont été repérés : « Nous allons renforcer les actions de forma-ion professionnelle sur le site pour que les surveillants soient mieux préparés à la prévention des conflits et de la violence » ; la centrale de Condé-sur-Sarthe doit devenir « un établissement dans lequel existent toutes les activités qu’on peut trouver ailleurs, mais dans un cadre plus contraint ». Un cadre plus contraint et une conception architecturale qui ne semblent pas interrogés, alors qu’une autre centrale du même type doit ouvrir ses portes à Vendin-le-Vieil en 2015. De nouveaux établissements construits en totale ignorance des recommandations des groupes de travail menés par la DAP sur la violence en détention depuis 2007.

Anne Chereul, coordination régionale OIP Nord

(1) Franck Johannès, « La dérive de la prison la plus sécurisée de France », Le Monde, 17 février 2014.

(2) André Breton, directeur de la centrale, plaquette de présentation du CP d’Alençon-Condé-sur-Sarthe, APIJ, octobre 2012.

(3) Groupe de réflexion sur les violences à l’égard des personnels pénitentiaires, rapport de P. Lemaire, mai 2010.

(4) Isabelle Gorce, « Les surveillants n’avaient pas été assez préparés à ce rapport de force », Le Monde, 17 février 2014.

(5) Franck Lamy, plaquette de présentation APIJ du CP d’Alençon-Condé-sur-Sarthe, octobre 2012.

(6) Plaquette de présentation APIJ, op.cit., octobre 2012.

(7) Isabelle Gorce, op.cit., Le Monde, 17 février 2014.

(8) Isabelle Gorce, op.cit., 17 février 2014. 9  Rapport de P. Lemaire, op.cit., mai 2010.

(10) Groupe de réflexion sur les violences à l’égard des personnels pénitentiaires, rapport de P. Lemaire, mai 2010.

(11) Audit réalisé par le Bureau local UFAP-UNSa Justice, janvier 2014. 12 Rapport de P. Lemaire, op.cit., mai 2010.

(12) Rapport de P. Lemaire, op.cit., mai 2010

(13) Rapport de P. Lemaire, op.cit., mai 2010.

(14) Escalade de la violence à Condé-sur-Sarthe, tract de l’UFAP du 2 janvier 2014.

(15) Condé-sur-Sarthe proche du CHAOS !!!!, tract de l’UFAP du 10 janvier 2014.

(16) A. Chauvenet, M. Monceau, F. Orlic, C. Rostaing, La Violence carcérale en question, synthèse, juin 2005.

(17) Maître Bertrand Deniaud, AFP, 7 février 2014.

(18) Emmanuel Baudin, secrétaire régional de FO, AFP, 30 décembre 2013.

(19 )Rapport de P. Lemaire, op.cit., mai 2010.


En réponse au Bâtonnier d’Alençon, annonçant que les avocats ne mettraient plus les pieds à la centrale de Condé-sur-Sarthe en l’attente de mesures de sécurisation, le Réseau d’avocats en droit pénitentiaire a publié une tribune dans Le Monde, le 17 février. Extraits.

Le Bâtonnier de l’Ordre des avocats d’Alençon a indiqué le 5 février dernier qu’il suspendait les interventions des avocats d’Alençon dans la prison de Condé-sur-Sarthe. L’AFP a repris l’information : « les avocats d’Alençon ne veulent plus mettre les pieds à la prison de Condé-sur Sarthe », considérant que leur sécurité ne serait pas assurée lors de leurs entretiens avec les personnes détenues. Des mesures de sécurité supplémentaires sont ainsi demandées et notamment des locaux « adaptés », comme des parloirs qui comprendraient des dispositifs de séparation par hygiaphone…

Plus de sécurité réclamée par les syndicats des personnels, rien de surprenant. Mais de la part des premiers défenseurs des droits des détenus… la demande est inédite. Si la sécurité, tant celle des personnes détenues que des surveillants et des intervenants extérieurs, fait aussi partie des droits attendus, encore faut-il s’entendre sur les moyens d’y parvenir. Le renforcement des mesures de sécurité exclusivement matérielle, comme celle demandée par l’Ordre d’Alençon par la mise en place des dispositifs de séparation lors des parloirs avocat, consacre l’échec de la politique sécuritaire mise en œuvre depuis plus de dix ans et dont la construction des nouvelles prisons est l’émanation récente la plus spectaculaire.

Idée reçue tenace, la multiplication des mesures de sécurité matérielle pourrait résoudre les problèmes d’insécurité. Ces mesures se multiplient effectivement, mais les problèmes demeurent et s’aggravent. L’atomisation des relations sociales au sein des prisons et l’effacement progressif mais continu de l’intimité des personnes détenues décrivent le mouvement de fond de la gestion déshumanisante des établissements pénitentiaires qui s’accompagne d’une surenchère sécuritaire au détriment de tous. La sécurité intérieure des établissements pénitentiaires est l’ennemi de la sécurité publique, estimait le Professeur Martine Herzog-Evans. Rien de plus vrai ! Profitant d’une architecture devant être ultra sécurisée, la maison centrale d’Alençon n’échappe pas à la règle selon laquelle la gestion des personnes détenues sous l’angle exclusif de la sécurité exacerbe les tensions et les pulsions de destruction.

Le communiqué du Bâtonnier d’Alençon interpelle en ce qu’il alerte à son tour sur la situation désastreuse des nouvelles prisons ; mais il est contestable en ce qu’au nom des avocats, il demande des mesures de sécurité qui portent directement atteinte aux modalités d’exercice des droits de la défense.

Et il ne répond nullement aux questions qu’il renferme : quelle légitimité dans l’enfermement de personnes présentant des troubles psychiatriques ? Comment des hommes condamnés à de très longues peines peuvent-ils être enfermés dans un établissement dans lequel si peu d’activités leur sont proposées ? Pourquoi un si grand nombre de comparutions devant l’organe disciplinaire ?

Les parloirs avec séparation ont été supprimés pour les familles des personnes détenues depuis trente ans, mais n’ont jamais existé pour les rencontres avec l’avocat. Dans les autres établissements de France, la question ne s’est jamais posée et aucun Bâtonnier ne l’a jamais envisagée. Une telle séparation matérielle entre la personne détenue et son défenseur ne saurait être acceptée.

De notre expérience commune, il ressort que tous les détenus, et ceux même étiquetés « fou dangereux » par l’administration pénitentiaire, savent reconnaître leur défenseur, lorsqu’ils en ont un. Un acte de séparation serait méconnaître les droits des personnes détenues et, parce qu’il est voulu par le Bâtonnier lui-même, il signifierait que les avocats admettent la violation des droits de celles-ci et ne les reconnaissent plus comme titulaires de ces droits.

Les avocats partagent et cultivent l’idée intempestive selon laquelle un être humain ne doit pas être défini par une qualité aussi incertaine que la dangerosité. Défendre, c’est accompagner, ce qui implique de se tenir côte-à-côte. Aujourd’hui, en notre qualité d’avocats intervenant régulièrement dans tous les établissements pénitentiaires de France, dont pour certains d’entre nous à Condé-sur-Sarthe, nous contestons la demande du Bâtonnier des avocats du barreau d’Alençon. Nous ne pouvons concevoir de rencontrer nos clients dans un parloir sécurisé, derrière un hygiaphone, faisant porter une présomption de dangerosité sur toutes les personnes détenues, alors que des problématiques bien plus larges (conception architecturale d’établissements comme Condé-sur- Sarthe, longueur infinie des peines, personnes présentant des troubles psychiatriques dont la place ne peut être en détention…) devraient se trouver au cœur des préoccupations de tous les avocats et plus largement des citoyens.

Signataires : Benoit David, Mathieu Oudin, Sylvain Gauché, Yannis Lantheaume, Lionel Febbraro, Dominique Maugeais, Jérémie Sibertin-Blanc, Joseph Breham, Nathalie Grard, Etienne Noël, Delphine Boesel, Florence Alligier, Grégory Thuan, Delphine Malapert, Elsa Ghanassia, Hugues de Suremain, Maud Guillemet.