Cour européenne des droits de l’homme, Cour de Cassation, Conseil constitutionnel… Depuis l’arrêt historique rendu le 30 janvier dernier par la plus haute juridiction européenne, les décisions se suivent et se ressemblent : on ne peut maintenir des personnes en détention dans des conditions qui sont contraires à la dignité humaine. Autant d’avancées considérables pour les droits des personnes détenues, obtenues dans le cadre d’un long combat contentieux porté par l’OIP.
Face à l’indignité des conditions de détention et à l’ineffectivité des recours internes pour y mettre un terme, l’OIP décidait en 2014 d’engager une campagne contentieuse devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les premières requêtes émanant de détenus du centre pénitentiaire de Ducos, en Martinique, étaient alors déposées. Ont suivi Nîmes, Faa’a Nuutania (en Polynésie), Nice, Baie-Mahault (en Guadeloupe), et Fresnes. Au total, l’OIP a accompagné les plaintes d’une quarantaine de personne détenues.
Contraints de cohabiter à deux, trois ou quatre dans des cellules prévues pour une ou deux personnes, les requérants dénonçaient leurs conditions inhumaines de détention. La promiscuité notamment, à laquelle s’ajoute le manque d’intimité jusqu’aux toilettes, pas toujours cloisonnées : à Nice, une femme expliquait ainsi que « pour couvrir les bruits, [elle] ouvre le robinet du bidet à fond et tire la chasse en même temps, ce qui permet aussi d’éviter les odeurs au maximum ». À Ducos, « ceux qui dorment à terre cohabitent avec des cafards, des souris, des scolopendres, avec les risques de piqûres mortelles que cela peut entraîner », soulignait la requête. Idem à Fresnes, où les plaignants évoquaient les cris des rats et les traces laissées sur leur corps par les piqûres des punaises. À Nuutania, « les jours chauds, même la respiration est difficile parce que le toit se réchauffe et la cellule devient un sauna », alors qu’à Fresnes, les détenus précisaient que faute de chauffage dans les cellules, « en hiver on ferme et on met le plus de vêtements possible ». Dans le centre pénitentiaire polynésien, les détenus évoquaient des cellules aux murs sales, au sol qui s’effrite, des canalisations qui fuient… Un constat accablant réaffirmé par les nombreuses institutions qui se sont associées à la plupart des requêtes déposées devant la Cour : Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Défenseur des droits, Commission nationale consultative des droits de l’homme, Conseil national des barreaux, ordres et organisations d’avocats. Et qui reste d’actualité, dans les établissements visés mais aussi dans nombre de prisons françaises, malgré l’importante baisse – à la faveur de la crise sanitaire – du nombre de personnes détenues : selon les derniers chiffres, au 1er juillet 2020, la maison d’arrêt de Nîmes affichait encore un taux d’occupation de 182 %, celle de Carcassonne 208 %, Perpignan 180 %, Majicavo (Mayotte) 183%, etc.
Se prononçant dans trente-deux de ces affaires, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu le 30 janvier dernier(1) que les requérants avaient été victimes de traitements inhumains et dégradants (violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme) en raison des conditions de détention qui leur étaient imposées. Elle a aussi, de manière plus globale, constaté que « les taux d’occupation des prisons concernées révèlent l’existence d’un problème structurel ». Ainsi, au-delà des six établissements directement concernés, la Cour a condamné le caractère structurel des mauvaises conditions de détention en France, et demandé au gouvernement de prendre des mesures permettant « la résorption définitive de la surpopulation carcérale », recommandant « l’adoption de mesures générales visant à supprimer le surpeuplement et à améliorer les conditions matérielles de détention ».
Pour des voies de recours effectives
Mais la Cour a aussi condamné la France pour violation de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, sanctionnant l’absence de voies de recours internes effectives permettant de remédier à des conditions de détention contraires à la dignité humaine. En particulier, elle souligne l’inefficacité actuelle des procédures de référé susceptibles d’être engagées devant le juge administratif, et notamment du référé-liberté, et invite le gouvernement français à mettre en place « un recours préventif permettant aux détenus, de manière effective, en combinaison avec le recours indemnitaire, de redresser la situation dont ils sont victimes ».
Cinq mois après cet arrêt historique, et alors que le gouvernement n’avait pas encore officiellement réagi, la Cour de cassation, saisie par deux personnes détenues soutenues par l’OIP, a tiré les conséquences de la condamnation européenne dans deux arrêts rendus le 8 juillet(2). La haute juridiction indique alors que le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle, doit, « sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires », « veiller à ce que la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans des conditions respectant la dignité humaine » et « s’assurer que cette privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant ». En conséquence, ce dernier a « l’obligation de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif » permettant de faire cesser la violation de ses droits fondamentaux. Jugeant nécessaire que ce recours puisse être dès à présent exercé dans le cadre d’une demande de mise en liberté, la Cour propose un guide pratique : lorsqu’une personne fournit une description de ses conditions de détention « suffisamment crédible, précise et actuelle pour constituer un commencement de preuve de leur caractère indigne », la chambre de l’instruction doit, « dans le cas où le ministère public n’aurait pas préalablement fait vérifier ces allégations, (…) faire procéder à des vérifications complémentaires afin d’en apprécier la réalité ». Lorsque ces vérifications ont été effectuées, si elle constate « une atteinte au principe de dignité à laquelle il n’a pas entre-temps été remédié », la chambre de l’instruction « doit ordonner la mise en liberté de la personne, en l’astreignant, le cas échéant, à une assignation à résidence avec surveillance électronique ou à un contrôle judiciaire ».
Constatant en outre que les dispositions législatives applicables aux demandes de mise en liberté ne prévoient pas l’existence d’un tel recours, la Cour de cassation a décidé de les soumettre au contrôle du Conseil constitutionnel. Lequel a, le 2 octobre, dans une décision(3) qui brille par sa clarté et sa fermeté, sanctionné le silence de la loi : « Aucun recours devant le juge judiciaire ne permet [à une personne placée en détention provisoire] d’obtenir qu’il soit mis fin aux atteintes à sa dignité résultant des conditions de sa détention provisoire. » Le constat est clair, la sanction forte. Rappelant que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle », le Conseil relève qu’il incombe donc « au législateur de garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir un juge de conditions de détention contraires à la dignité humaine, afin qu’il y soit mis fin ». Faute d’avoir prévu un tel mécanisme de recours, ce dernier a donc méconnu l’étendue de sa compétence et méprisé les droits des personnes détenues. Le juge constitutionnel appelle ainsi le Parlement à se saisir de la question pour leur ouvrir une voie de recours avant le 1er mars 2021. Une avancée historique pour les droits des détenus dont il faudra désormais veiller à l’application.
Par Pauline De Smet et Nicolas Ferran
(1) Arrêt J.M.B. et autres c. France, 30 janvier 2020.
(2) Arrêt n°1400 du 8 juillet 2020 (20-81.739) – Cour de cassation – Chambre criminelle.
(3) Décision n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020.