Free cookie consent management tool by TermsFeed

Consolider les maigres acquis de la loi Taubira

Juge de l’application des peines au Tribunal de grande instance de Paris, Jean-Claude Bouvier était membre du comité d’organisation de la conférence de consensus sur la prévention de la récidive, censée préparer la réforme pénale. Il revient ici sur les difficultés d’application d’un texte de compromis, assez éloigné de sa philosophie initiale. Mais invite néanmoins les professionnels à se saisir des outils créés, afin de faire évoluer les pratiques.

Début 2012, vous avez coordonné un groupe de travail informel qui a formulé des propositions « Pour une politique pénale efficace, innovante et respectueuse des droits »* à l’attention du futur gouvernement. Quelles étaient vos intentions ?

Jean-Claude Bouvier : Notre objectif était de lancer une réflexion sur un aspect de la justice complètement oublié de la campagne présidentielle : les alternatives à l’emprisonnement. La prison est toujours au cœur du discours autour de la justice pénale, qu’elle soit critiquée ou qu’elle soit revendiquée ; mais tout ce qui relève de la prise en charge des personnes condamnées en milieu libre – ce qu’on appelle la probation – en est absent. Si on l’aborde, c’est seulement pour expliquer qu’il faut développer les alternatives à l’incarcération afin d’éviter la prison. Mais au-delà de cet aspect un peu incantatoire, que met-on derrière ? Quelle politique publique structurée peut être imaginée pour le développement de ces alternatives ? Nous voulions aussi que soient prises en compte des années de réflexion, de travaux de recherche – menés principalement à l’étranger mais aussi en France – qui montraient que la prise en charge des personnes en milieu ouvert était efficace, qu’elle donnait des résultats. Sur ce sujet, la conférence de consensus a ensuite été le véritable point de départ des réformes à venir. Ne fut-ce que par la méthode innovante qui a été choisie : un comité d’organisation a été constitué. Il a ensuite désigné un jury et réuni toute la documentation utile pour que ce jury puisse faire des recommandations et trancher les éventuelles controverses sur la question de la prévention de la récidive et des outils et méthodes les plus efficaces pour y parvenir.

Comment expliquer que cette dynamique créée par la conférence de consensus n’ait pas suffit à porter ces réformes ?

La mise en place d’une politique publique est quelque chose d’assez complexe. Elle nécessite évidemment de la volonté politique. Ensuite, il y a l’outil législatif, qui constitue le socle à partir duquel bâtir cette politique. Et derrière, il y a la diffusion : faire une loi ne suffit pas. Il faut faire en sorte qu’elle puisse être appliquée, cohérente, organisée. La conférence de consensus correspondait à une première étape d’élaboration de la réflexion, pour essayer de recueillir une adhésion et légitimer le futur mouvement législatif. Elle était d’autant plus nécessaire que la majorité en place n’avait pas de réflexion sur le sujet. Lorsqu’est arrivée la phase législative, on s’est aperçu que, malgré ce qui avait pu être emmagasiné, il n’y avait pas de consensus au sein de la majorité. Il y avait même des oppositions très fortes, avec de la part du ministère de l’Intérieur des orientations qui allaient souvent à l’encontre de ce qui était envisagé par le ministère de la Justice. La réforme a fait l’objet de multiples écritures, réécritures, et lorsque le débat parlementaire a été lancé plus d’un an plus tard, la dynamique qui avait été créée autour de la conférence était retombée. Le débat n’a d’ailleurs pas été de qualité, avec une opposition très violente, agitant l’épouvantail d’une gauche qui s’apprêtait à créer des dispositifs permettant de libérer tout le monde. Cette deuxième étape législative a donc été assez difficile. Elle a abouti à une sorte de compromis avec une loi en fin de compte assez éloignée de ce qui avait pu être proposé par le jury de la conférence. Mais je fais partie de ceux qui pensent que des outils ont été créés et qu’il faut s’en emparer.

La contrainte pénale, mesure phare de cette réforme, reflète ce compromis. Comment les professionnels peuvent-ils néanmoins s’en emparer ?

Aussi imparfait soit-il, ce nouvel outil législatif a permis un véritable travail de remise à plat des pratiques. Le dispositif prévoit une période d’évaluation de trois mois, après le prononcé de la peine. À l’issue de cette période, le juge de l’application des peines va, à partir des propositions du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), des réquisitions du ministère public et de ses propres observations, définir le contenu de la contrainte pénale. Ce temps sert aussi à mettre en place un plan de suivi intensif, afin de doter la personne des outils nécessaires pour sortir de la délinquance. Jusque-là, avec le sursis avec mise à l’épreuve, le tribunal fixait la peine et déterminait des obligations et interdictions qui balisaient le suivi à mettre en place par le SPIP. Mais pas toujours à bon escient, le parcours et la personnalité de la personne condamnée étant parfois méconnus. Avec la contrainte pénale, l’administration pénitentiaire a investi le temps de l’évaluation et mené une réflexion sur comment s’intéresser aux problématiques de la personne, prendre en compte son parcours, envisager avec elle les différents aspects de sa prise en charge. Elle a élaboré un manuel de la contrainte pénale qui s’impose aux SPIP et reprend de manière assez cohérente toutes les étapes et les procédures à mettre en œuvre.

Qu’en est-il de la libération sous contrainte, deuxième « grand outil » prévu par la réforme ?

La libération sous contrainte n’a pas fonctionné et a été très mal perçue par les praticiens. Ce dispositif permet de libérer des personnes qui sont arrivées aux deux tiers de leur peine sans qu’elles n’aient forcément élaboré un projet. Avec l’idée de les faire basculer vers une prise en charge en milieu ouvert. Sauf que la question essentielle est : « De quoi sera faite cette prise en charge ? ». Quand des personnes sortent de détention, même avec un aménagement de peine, sans travail, sans domicile, sans savoir vers quoi se diriger, ou avec des problèmes d’addiction – des profils que l’on trouve souvent en détention – on ne peut pas se contenter de les rencontrer en entretien. Comment les orienter, comment les aider dans leurs démarches ? On touche là aux limites de la loi car c’est une problématique qui ne peut pas se résoudre simplement par la norme législative. Il faut une préparation de la sortie en amont. Or, on a été confronté avec la libération sous contrainte à des personnes qui sortaient et dont on ne savait pas quoi faire.

D’autres dispositions de la loi se sont-elles heurtées aux limites de la pratique ?

Un dispositif qui m’apparaissait totalement essentiel dans le cadre de la réforme du 15 août 2014, c’est l’ajournement aux fins d’investigations, qui permet de consacrer une césure du procès pénal. L’idée, c’est que la juridiction correctionnelle se prononce dans un premier temps sur la culpabilité de la personne, mais sans prononcer de peine. Qu’elle ne le fasse que lors d’une deuxième audience, après avoir confié à un service (qui peut être le Spip), le soin d’évaluer la situation de la personne condamnée. Ce dispositif permet de prendre le temps de connaître sa personnalité et ses problématiques, de faire resurgir les éléments de son parcours, plutôt que de statuer uniquement à partir des faits qui ont été commis. Cette logique favorise le recours aux alternatives à l’incarcération. Malheureusement, c’est un dispositif qui a été voté mais pas appliqué. Dans le contexte de marasme ambiant, les juridictions ont des appréhensions à prévoir deux audiences là où il n’y en avait qu’une auparavant.

À l’inverse, la réforme a-t-elle négligé des questions qui vous semblent essentielles ?

Un pan entier n’a pas été abordé : la question de la dépénalisation. Travailler sur la promotion des alternatives à l’incarcération ne peut pas être le seul élément de réflexion d’une réforme ambitieuse. Aujourd’hui, les prisons sont totalement surpeuplées, mais les SPIP sont aussi submergés, y compris par des mesures en milieu ouvert. En fait, c’est la machine pénale toute entière qui est engorgée. Est-ce que tous les comportements doivent faire l’objet d’un traitement pénal ? Est-ce que tous les comportements faisant l’objet d’un traitement pénal doivent être sanctionnés par l’emprisonnement ou par une peine alternative à l’incarcération impliquant un suivi ? Ce sont des questions qui étaient absolument essentielles en amont mais qui ont été complètement passées sous silence. Malheureusement, on est vraiment très en retard sur ce sujet, même s’il est compliqué à aborder.

Les personnes condamnées à de longues peines sont aussi les oubliées de la réforme…

Oui, cette question a été complètement exclue de la loi du 15 août 2014. Certaines catégories de prisonniers sont confrontées à une difficulté spécifique : à partir d’un certain quantum de peine, le processus d’octroi de la libération conditionnelle obéit à une procédure très contraignante, voire dissuasive. Les praticiens revendiquaient l’assouplissement de ces procédures. Cela n’a pas été fait. Par ailleurs, alors que le législateur insistait sur l’importance de promouvoir les alternatives à l’incarcération et les aménagements de peine, il a paradoxalement renforcé certains mécanismes de sûreté – qui ont vocation à s’exécuter une fois que la peine d’emprisonnement est terminée. On a, au final, un système pénal qui fait coexister des dispositifs issus de logiques totalement différentes. Un aménagement de peine, c’est une sortie anticipée qui se travaille et se prépare avec la personne. Les mesures de sûreté, elles, se mettent en place à la fin de la peine et ont une vocation de surveillance, de contrôle, qui ne repose pas sur l’adhésion de la personne. La loi promeut les aménagements de peine dans ses affirmations de principe, et prévoit pour les courtes et moyennes peines l’extension des conditions pour y accéder mais, dans le même temps, elle développe des dispositifs avec des mesures de sûreté, dont la philosophie est à l’opposé.

D’un point de vue plus prospectif, quelles vous semblent être les priorités auxquelles le prochain gouvernement devra s’atteler ?

Quelle que soit la coloration du gouvernement qui viendra, je ne pense pas que l’on puisse attendre de réforme plus ambitieuse que ce qui a été fait. On a eu une réforme en 2014 ; la plupart des dispositifs qui ont été mis en place ont eu des difficultés pour vivre et trouver leur équilibre. La question maintenant est de savoir comment utiliser les quelques outils que nous avons pour les rendre performants. Car la loi a été imparfaite et a posé des problèmes de lisibilité et de cohérence. Mais il y a eu aussi des logiques de résistance très fortes de la part de praticiens, de magistrats qui refusaient de prononcer des peines de contrainte pénale par exemple. Il me semble essentiel aujourd’hui d’utiliser les outils que nous avons, de les faire vivre, de travailler sur leur modélisation pour qu’au-delà de l’expérience locale, on puisse arriver à développer de meilleures pratiques.

Les efforts à porter se situent donc davantage au niveau des pratiques professionnelles ?

Oui, je pense qu’il faut travailler sur le terrain. C’est évidemment très compliqué dans un contexte aussi délétère que celui dans lequel on intervient, avec une surpopulation carcérale qui continue d’augmenter, des SPIP et des services d’application des peines qui sont surchargés. Il y a malgré tout des choses à développer. Au sein de mon service, par exemple, un plateau technique s’est constitué et étoffé progressivement. Il regroupe des intervenants extérieurs, la mission locale, Pôle emploi, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale. L’idée est de regrouper les trois secteurs de l’insertion, du logement et de la santé. Le SPIP y reçoit les personnes qu’il suit, par exemple des sortants de prison ou des personnes qui font l’objet d’une contrainte pénale. Il procède à une évaluation pour cerner ce dont la personne a besoin et quelles démarches peuvent être mises en place. Et il peut, sur place déjà, les orienter vers d’autres dispositifs pour préparer une prise en charge plus adaptée. Quand je demandais plus tôt, au sujet de la libération sous contrainte, « Qu’est-ce qu’on fait des personnes qui sortent de prison sans projet et que l’on ne sait pas comment prendre en charge ? », on a ici un début de réponse. On ne va pas faire 40 entretiens et demander aux personnes de respecter telle ou telle obligation, ça n’a pas de sens, mais on va pouvoir définir quels sont leurs besoins sur ces trois domaines essentiels que sont l’insertion, l’hébergement et la santé. Voilà comment peut être articulé un travail de terrain, avec des outils qui pour l’instant n’ont peut-être pas trouvé leur pleine efficacité, mais qui peuvent être malgré tout utilisés. C’est un exemple, il y en a des tas d’autres.

Propos recueillis par Cécile Marcel 

* Ce groupe de travail était composé de praticiens et d’acteurs de la société civile. Il a produit une note de synthèse qui a donné lieu à la publication, dans le journal Libération du 12 juin 2012, d’un manifeste « Pour une peine juste et efficace » signé par de nombreuses organisations et plus de 50 chercheurs et professionnels de la justice.