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En Irlande, la détention provisoire est (vraiment) l’exception

L’Irlande figure parmi les cinq pays de l’Union européenne affichant les plus faibles taux de détention provisoire. Zoom sur une culture juridique qui, au nom de la présomption d’innocence, fait véritablement de l’enfermement avant condamnation l’exception.

En Irlande, la détention provisoire n’est prononcée qu’en ultime recours, au bénéfice de la libération sous caution (lire l’encadré). C’est ce qu’a mis en exergue l’étude comparative Detour publiée en 2017[1], dans laquelle ce pays semble faire figure d’exception. À l’époque, le taux de personnes en détention provisoire y est en effet particulièrement faible : 12,5 pour 100 000 habitants[2]. S’il a, depuis, augmenté pour atteindre 17 pour 100 000 habitants en 2022[3], l’Irlande conserve cependant son statut de bon élève. Une culture juridique qui « n’a pas mené à un collapse du système pénal ou à une flambée des taux de criminalité », notent les chercheurs.

La France, non incluse dans l’étude, compte quant à elle 33 personnes en détention provisoire pour 100 000 habitants. Le cadre légal y est pourtant relativement similaire : l’enfermement dans l’attente du jugement doit constituer l’exception et le recours aux alternatives, notamment sous la forme d’un contrôle judiciaire éventuellement assorti du paiement d’une caution, doit être favorisé. La différence réside principalement dans la mise en pratique de ce cadre légal par les différents acteurs de la chaîne pénale.

En Irlande, le principe selon lequel une personne en attente de jugement est, par défaut, libérée sous caution, a été constitutionnalisé par la Cour suprême dès 1966, dans sa décision People (Attorney General) v. O’Callaghan[4]. Au nom de la présomption d’innocence, les juges y rappellent solennellement que la mesure prise à l’égard d’un prévenu ne doit être l’expression ni d’une justice punitive, ni d’une justice préventive. Son objet est strictement limité à assurer la présentation du prévenu à son procès. Dès lors, il ne peut être recouru à la détention provisoire que si la libération sous caution est insuffisante à remplir cette mission. Car, poursuit la Cour, la détention provisoire peut avoir un effet désastreux sur la vie familiale et professionnelle du prévenu et amoindrir ses chances d’acquittement en limitant sa capacité à préparer sa défense.

Ces principes fondamentaux irriguent le cadre juridique irlandais. Les possibilités de refuser la libération sous caution sont étroitement limitées aux risques de non-présentation du prévenu à son procès ou d’interférence avec l’enquête. Elle ne peut donc être refusée au seul motif d’un risque de récidive. Ce rejet d’une justice préventive fondée sur un potentiel comportement futur est d’ailleurs identifié par l’étude Detour comme déterminant dans l’usage plus ou moins expansif de la détention provisoire parmi les pays étudiés : « les pays se concentrant sur les aspects préventifs […] présentent des taux de détenus préventifs plus élevés que ceux qui se concentrent avant tout sur la sécurisation de l’enquête judiciaire, du procès et de la sentence », soulignent ainsi ses auteurs. Une hypothèse qui se confirme dans le cas de la France, où le risque de renouvellement de l’infraction peut motiver, à lui seul, la détention provisoire[5].

Une culture réfractaire au risque de récidive

Dans la foulée d’une modification par référendum du cadre constitutionnel irlandais en 1996[6], une réforme entame, en 1997, ces principes en autorisant le juge à refuser la libération sous caution d’une personne mise en cause pour un crime ou délit grave si cela est considéré raisonnablement nécessaire pour prévenir la commission d’une nouvelle infraction[7]. Mais selon les témoignages des praticiens irlandais récoltés par les auteurs de l’étude Detour, ce changement législatif « n’[a] pas [eu] d’effet majeur sur les décisions concernant la détention provisoire ». Près de vingt ans plus tard, le risque de récidive, considéré comme difficile à prouver, reste en effet peu utilisé. Lorsqu’il l’est, c’est généralement de manière combinée avec le risque de non-présentation au tribunal et, dans le cas contraire, il ne conduit que très rarement au refus de la libération sous caution. Preuve que l’esprit de la décision O’Callaghan continue d’insuffler dans les pratiques, souligne l’étude comparative.

Concrètement, cette exception culturelle irlandaise s’illustre dans le fait que le ministère public ne plaide pas en faveur de la détention provisoire, comme c’est le cas en France, mais démontre l’insuffisance de la libération sous caution. Privilégiant la recherche d’un accord avec les avocats, le ministère public ferait en outre preuve d’une « auto-retenue » notable : « s’il existe des motifs raisonnables de libération sous caution, le procureur ne s’[y] opposera généralement pas […] et cherchera plutôt à convenir des conditions de sa libération ». Cette « auto-retenue » est analysée par les auteurs de l’étude comme un facteur clé de l’usage raisonné de la détention provisoire en Irlande. Il semble de plus que les juges s’opposent plus fréquemment qu’ailleurs au ministère public, lorsqu’il formule des objections à la libération sous caution.

Récent durcissement législatif

À partir de 2015, le cadre légal est cependant durci, et les possibilités de refuser la libération sous caution, et donc de prononcer une détention provisoire, sont étendues. Les auteurs de cambriolages sont d’abord spécifiquement visés[8]. Deux ans plus tard, un nouveau Criminal Justice Act est voté dans l’objectif de protéger la société contre les crimes qui pourraient être commis pendant la libération sous caution[9]. Outre qu’il entérine un élargissement des pouvoirs de la police et renforce les obligations qu’il est possible d’imposer à une personne laissée libre, il oblige le juge à motiver sa décision de libération sous caution. Il allonge de plus la liste des critères permettant de justifier le risque de récidive.

Cette réforme, qui venait d’être votée au moment où les chercheurs publiaient leur rapport, faisait craindre à leurs auteurs que les pratiques ne s’engagent dans une voie plus répressive, avec une hausse du recours à la détention provisoire. Depuis, le nombre de prévenus détenus pour 100 000 habitants a en effet augmenté, sans que les causes ne soient cependant clairement identifiées. Il reste malgré tout moitié moins important que celui de la France.

Par Prune Missoffe et Justine Perthuis


[1] Detour – Towards Pre-trial Detention as Ultima Ratio (2017) – « Rapport comparatif » et « Second National Report – Expert Interviews Ireland »
[2] Conseil de l’Europe, Annual Penal Statistics. SPACE I – Prison Populations. Survey 2015
[3] Au 30 novembre 2022. Source : World Prison Brief
[4] People (Attorney General) v. O’Callaghan, [1966] I.R. 501
[5] Article 144 du code de procédure pénale.
[6] Article 40.4.6 de la Constitution.
[7] Bail Act, 1997. Ces infractions, définies de manière limitative, sont punissables d’au moins cinq ans d’emprisonnement
[8] Criminal Justice Act, 2015.
[9] Ministre de la justice irlandaise, dans sa réponse écrite à une question posée par un parlementaire (n°556), 8 février 2022