Aïda Chouk, Alice Maintigneux et Mélanie Leduc sont juges de l’application des peines au tribunal de Bobigny. Elles témoignent du caractère inédit d’une prise en charge aussi intensive pour des personnes sous main de justice. Et analysent la façon dont l’expérimentation les amène à faire évoluer leurs pratiques.
A quels manques vient remédier ce dispositif ?
AC : Il fait suite au constat d’inefficacité des mesures existantes pour ce public. Dans le cadre des courtes peines d’emprisonnement, de moins de six mois, il n’y a pas de prise en charge médicale de leur addiction, ni de suivi social. A cause de la surpopulation carcérale, du manque de moyens… Nous faisons aussi le constat de récidives à court terme, donc de la nécessité d’une prise en charge très rapide. Or dans le cadre d’un sursis avec mise à l’épreuve (SME), le temps que la mesure soit réellement mise en œuvre par le SPIP et/ou que la personne soit prise en charge dans le cadre d’une obligation de soins, il peut se passer un temps qui laisse largement la possibilité de récidiver. L’idée avec ce dispositif, c’est une prise en charge très rapide et resserrée, qui n’existait pas du tout avant.
ML : Oui, le suivi du SPIP est quotidien avec ce programme. Habituellement, les personnes sont convoquées tous les mois au mieux, tous les deux mois le plus souvent.
Le dispositif est-il facile à mettre en place à votre niveau ou des ajustements sont-ils nécessaires ?
AC : Il faut un peu de temps. Le cahier des charges précise que le JAP doit recevoir les personnes quinze jours après le prononcé de la mesure pour un premier entretien. Le délai a été difficile à tenir au début. La transmission des dossiers jusqu’à nous a été un peu compliquée… Bobigny est une grosse machine. On a dû consacrer des réunions à la définition de procédures afin de s’assurer que les dossiers parviennent au bon endroit. C’est en train de se roder. Il faut aussi que les logiciels suivent. Nous avons rapidement décidé de spécialiser des greffiers du service, il faut qu’ils se forment… Tout cela prend du temps.
AM: Après, le délai des quinze jours est donné à titre indicatif. L’idée est de recevoir les gens rapidement, afin de leur expliquer assez tôt dans le déroulé du programme ce que l’on attend d’eux et de fixer ensemble les premiers objectifs.
En quoi ce dispositif modifie-t-il votre manière de travailler ?
AC : En tant que JAP, on a voulu mettre en place un suivi qui permette de suivre l’évolution de la personne. On rencontre les probationnaires une fois par mois, que leur implication dans le programme se passe bien ou non. Nous ne sommes plus seulement le juge de l’incident, qui n’intervient qu’en cas de problème pour sanctionner. On est aussi là pour encourager les probationnaires dans leur dynamique d’insertion. C’est assez nouveau dans notre culture professionnelle !
AM : On aimerait pouvoir le faire pour tous, mais on a chacune à peu près mille mesures de milieu ouvert à suivre. L’avantage de ce programme est que nous suivons un nombre limité de personnes. On peut donc se le permettre.
La nature de vos entretiens avec les prévenus change-t- elle aussi ?
ML: J’en suis pour ma part au troisième entretien avec une personne entrée dans le programme en juin. Cela se passe très bien. C’était assez déstabilisant au début, je ne savais pas trop comment m’y prendre. On n’est pas dans un rappel d’obligations, comme habituellement, on doit donc inventer une autre approche. Personnellement, j’essaie de poser un thème à chaque entretien. Pour le premier, j’ai demandé à la personne ce qu’elle attendait du programme, puis expliqué ce que nous, juges, attendions d’elle. Le deuxième, je l’ai principalement axé sur l’insertion professionnelle, et le troisième sera centré sur sa situation familiale. J’annonce à chaque fin d’entretien le sujet qui sera abordé la fois suivante. Évidemment on ne parle pas que de cela. Je ne sais pas si c’est la bonne manière de procéder… On expérimente !
AM : L’homme que je suis n’étant pas assidu au programme, j’axe les entretiens sur son problème d’absentéisme. Je lui ai dit que j’attendais de lui qu’il augmente son taux de présence. J’ai considéré que le fait qu’il vienne de temps en temps et réussisse à créer un lien avec l’endroit, l’équipe et le groupe était déjà un progrès. Toute progression se fait en dents de scie. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de les rencontrer mensuellement et d’avoir des comptes rendus réguliers des coordinatrices : on est plus à même d’apprécier l’évolution des probationnaires.
Comment s’organise la transmission d’information avec les équipes chargées de l’accompagnement ?
ML : Outre les rapports réguliers et les réunions transversales, l’une des deux coordinatrices accompagne le probationnaire lors de nos entretiens mensuels. Nous pouvons recevoir l’un et l’autre en même temps, ou procéder différemment.
AM : Pour ma part, je les reçois d’abord séparément, afin de recueillir le point de vue de chacun, puis je les rassemble pour une synthèse et pour fixer des objectifs. Cela permet d’officialiser et de clôturer l’entretien.
AC : L’approche pluridisciplinaire est très intéressante pour les JAP. Il y a beaucoup de turn-over dans les différents services, si bien qu’on ne connaît pas toujours bien les partenaires du secteur santé ou du social. L’expérimentation permet un véritable maillage territorial des acteurs qui restera.
Avez-vous défini des critères d’exclusion du programme ?
AC : Quelqu’un qui commet de nouvelles infractions, est agressif avec le personnel, ne vient pas, n’adhère pas du tout au suivi…
AM : De mon côté, la personne qui n’est pas assidue au programme a 45 ans, une problématique alcoolique très ancrée et continue à consommer. C’est quelqu’un qui n’a jamais réussi à aller au bout des démarches pour entamer un traitement et pour lequel l’équipe a un projet de cure à court terme. Quelque chose est en train de se débloquer sur le plan médical. Mettre fin maintenant au programme parce qu’il n’est pas assidu n’aurait donc pas de sens.
AC : On a aussi considéré au moment de la construction du programme que la reprise du produit n’était pas forcément une cause d’exclusion. C’est novateur dans la mesure où la substance consommée n’est pas forcément licite.
Outre un suivi de l’évolution des probationnaires et la bonne coordination entre les professionnels, constatez-vous déjà d’autres aspects positifs dans cette expérimentation ?
AC : L’évaluation préalable, qui nous permet d’orienter le suivi de la personne dès le début. C’est vraiment une nouveauté positive par rapport à d’autres mesures en milieu ouvert. Dans le cadre d’un SME, sur un suivi de deux ans par exemple, on pouvait être saisies au bout de treize mois par un partenaire : « M. a un problème psy, ce serait peut-être intéressant qu’on fasse une expertise. » C’est quand même plus pertinent d’avoir cette information dès le début. Au-delà de l’évaluation, c’est un vrai suivi en milieu ouvert qui a du sens, dans lequel on met les moyens et donne aux professionnels le temps de travailler correctement.
AM : Les participants en ont d’ailleurs bien conscience. Habitués de la justice, ils savent que cette mesure est exceptionnelle et qu’ils sont peu nombreux à en bénéficier. La personne que je suis me l’a dit à plusieurs reprises : « Je sais que c’est une chance qui ne se représentera peut-être pas. »
AC : La phase d’évaluation de l’expérimentation sera aussi extrêmement importante pour nous. La difficulté, dans notre métier, est qu’on a tous notre petite idée de ce qui fonctionne ou non : pour les uns « une peine de prison, c’est bien, il faut cogner fort que cela soit efficace », pour les autres « le SME, c’est mieux »… Mais on n’a pas d’évaluation comme il en existe au Canada, sur laquelle nous appuyer pour définir nos pratiques. Pour une fois, nous avons à la fois un programme et une évaluation.
Recueilli par Laure Anelli