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La privatisation des prisons sous contrôle de l’État

La privatisation partielle des prisons enclenchée en 1987 a conduit l’administration pénitentiaire à déléguer une part croissante du fonctionnement de ses établissements au secteur privé. Développement le plus récent de ce mouvement, les partenariats public privé (PPP) font de l’État le locataire et débiteur à long terme de groupements d’entreprises du BTP et des services. Pour Fabrice Guilbaud, la stratégie d’expansion de ces groupes peut favoriser la privatisation des prisons, mais ce sont d’abord les politiques étatiques d’externalisation qui créent de nouveaux marchés auxquels les entreprises s’adaptent.

Fabrice Guilbaud, sociologue, maître de conférences à l’Université d’Amiens et membre du Centre universitaire de recherche sur l’action publique et le politique (CURAPP- ESS) (1).

Qu’est-ce qui a motivé, en 1987, le recours au privé en matière de construction et de gestion de prisons ?

La loi du 22 juin 1987 sur le service public pénitentiaire marque en fait un retour du privé et non une apparition dans la gestion des prisons françaises. Pendant le XIXe siècle, et jusqu’en 1927, les entrepreneurs généraux étaient en effet chargés, dans les prisons départementales et centrales, de fournir aux détenus le travail, l’alimentation, les cantines… L’entrepreneur général était le deuxième homme de la prison, après le directeur. De véritables fortunes locales se sont construites sur ce système, modifiant les rapports de force locaux, sur le plan politique et économique. Les critiques croissantes à l’égard de ce système, motivées également par des préoccupations humanistes, ont conduit l’État à reprendre en main la gestion des prisons. Jusqu’en 1987, année qui marque donc un mouvement inverse, avec comme personnage clé Albin Chalandon, ministre de la Justice. Haut fonctionnaire, puis dirigeant de grandes entreprises, il a été ministre dans les années 1970, notamment de l’Équipement, et a mené à ce titre l’opération de construction et de privatisation partielle des autoroutes. Parfaitement acquis à l’idée, très en vogue dans les années 1980, de revalorisation de l’entrepreneur et de la culture d’entreprise, il partage la conviction que la nécessaire modernisation du service public passe par une forme de privatisation de l’action publique.

Trois objectifs sont affichés : la rénovation d’un parc pénitentiaire dégradé; l’augmentation de la capacité d’accueil du parc carcéral – justifiée par le postulat selon lequel il y aurait une hausse inéluctable de la population pénitentiaire, face à laquelle il n’y aurait qu’une solution: plus de places; une répartition géographique des constructions neuves facilitant l’accès des familles – même si les réalisations, souvent en pleine campagne, semblent avoir ensuite écarté cet objectif. Est alors avancé l’argument très fort des finances publiques : l’État ne pouvant prendre à sa charge l’ensemble des coûts, la participation du privé devient nécessaire. Le projet initial prévoyait d’ailleurs une privatisation complète, inspirée des États-Unis qui venaient d’ouvrir leurs premières prisons privées. Tous les programmes immobiliers mis en œuvre après le plan Chalandon de construction de 13 000 places reprennent les mêmes arguments.

Ces arguments tiennent-ils après 20 ans de recul ?

La réponse à l’augmentation de la population carcérale relève vraiment d’un choix de politique pénale: décide-t-on d’étendre ou de limiter l’emprisonnement? A mon sens, ce débat est quasiment indépendant, en France, de la question de la privatisation. La question d’un moindre coût pour l’État avec la privatisation partielle s’avère, pour sa part, très difficile à évaluer. L’Inspection des finances et la Cour des comptes produisent régulièrement des rapports montrant que l’administration pénitentiaire a complètement abandonné l’idée même d’une comparaison des coûts entre gestions publique et privée – par manque de moyens, de volonté, de technique comptable aussi. Selon l’Inspection des finances, les coûts sont à peu près les mêmes, la maintenance plus chère, et sur le travail des détenus par exemple, les performances ne sont pas meilleures. Les conditions matérielles, sanitaires sont meilleures dans ces nouvelles prisons, ce qui est la moindre des choses, mais tient à leur construction récente sans que l’on puisse le lier à l’intervention du privé.

Avec les partenariats-public-privé (PPP), l’Etat confie à une même entreprise la construction et la maintenance de l’établissement, en plus des autres fonctions habituellement déléguées. Les pouvoirs publics semblent découvrir que cela les engage à payer au prestataire privé des loyers de plus en plus importants, sur plusieurs décennies. Qu’en pensez-vous ?

Les PPP permettent à l’administration de signer un contrat de délégation global avec un seul groupe, sur 27 ou 30 ans. Ce contrat porte sur la construction, le financement, la maintenance et toutes les missions qui étaient déjà déléguées. Les PPP auront des conséquences financières importantes à long terme – car il est certain que le coût des loyers sur 30 ans sera bien plus élevé qu’en gestion déléguée classique –, mais l’État ne peut pas feindre de le découvrir. On peut dire qu’il s’est placé dans la situation d’une personne endettée qui prendrait un crédit revolving. Tout en mettant en avant le fait qu’il n’a rien investi, et que le risque est supporté par l’entreprise.

Les PPP sont-ils eux-mêmes générateurs de certaines contraintes dans la manière de penser les nouvelles prisons ?

Ces établissements poursuivent plutôt un mouvement amorcé avec les programmes précédents, celui d’un cahier des charges architectural favorisant des établissements de taille importante – 600 à 800 places – dont les circulations, les dispositifs techniques, la gestion des flux, sont de plus en plus automatisés. Leur conception tend à réduire les contacts humains, en particulier entre détenus et surveillants. Il y a là un paradoxe, alors que l’administration pénitentiaire communique beaucoup sur la revalorisation du métier de surveillant, insistant sur sa dimension humaine et pas seulement sécuritaire, elle place ces nouvelles recrues dans des lieux pensés pour limiter les relations humaines.

Quel rôle joue l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ) dans ce processus ?

Toute administration ou grande entreprise est susceptible de défaillances dans la maîtrise d’ouvrage de son action dès qu’elle lors en délègue tout ou partie à un maître d’œuvre. Le recours à des sous-traitants expose à un risque important de se laisser abuser faute de compétences techniques. L’APIJ a été créée pour améliorer une partie de la maîtrise d’ouvrage, assurer la négociation et la contractualisation avec les délégataires ou les partenaires, puis pour évaluer la qualité de la maintenance, de la construction. Discuter avec un grand groupe spécialiste de prestations multi-services suppose d’avoir de solides compétences comptables et techniques, dont ne dispose pas l’administration pénitentiaire en son sein. Le rôle de l’APIJ est notamment de renforcer les garanties juridiques des contrats, et d’améliorer la capacité de négociation de l’État.

La réponse à l’augmentation de la population carcérale relève vraiment d’un choix de politique pénale : décide-t-on d’étendre ou de limiter l’emprisonnement ? A mon sens, ce débat est quasiment indépendant, en France, de la question de la privatisation.

Une des différences avec la privatisation à l’américaine est que les fonctions régaliennes (direction, greffe, surveillance) restent en France du ressort de l’État. Cette différence peut-elle être considérée comme un rempart contre « l’industrialisation de la punition » ?

Par définition, l’entreprise cherche à s’étendre: elle est par nature intéressée par toute marchandisation et par l’éventuelle privatisation des services publics. Pour autant, l’hypothèse d’un lobby de l’industrie pénitentiaire s’organisant pour faire pression sur le politique pour construire plus de prisons ne me convainc pas vraiment. Que cette éventuelle action soit déterminante me convainc encore moins. L’extension de la logique marchande est extrêmement dépendante de ce que décident les États et, dans le cas des prisons, du pouvoir judiciaire qui affirme ses valeurs, oriente le système pénitentiaire et décide de déléguer tel ou tel pan de son action. Certains États, tels les Pays-Bas, ont décidé de faire baisser ou de contenir leur population pénitentiaire, sans renoncer à la privatisation. Un pays peut mener une politique réductionniste tout en privatisant davantage son intervention en milieu ouvert (bracelet électronique, suivi des probationnaires). Les États-Unis ont fait, pour leur part, un vrai choix assumé d’incarcération de masse, mais le secteur privé des prisons ne représente que 5 ou 6 % de l’ensemble, soit environ 120 000 détenus sur plus de 2 millions. L’« industrie de la punition » occupe la place qui lui est laissée par l’État. Que des fonctionnaires de l’État assurent le greffe, la direction et la surveillance apporte une garantie plus sûre d’« égalité de traitement » pour les détenus que si cela était fait par des entreprises. L’État assure ainsi son indépendance dans l’application des décisions de justice.

L’hypothèse d’un lobby de l’industrie pénitentiaire s’organisant pour faire pression sur le politique pour construire plus de prisons ne me convainc pas vraiment. L’ “industrie de la punition” occupe la place qui lui est laissée par l’État.

Quels sont les effets de la privatisation partielle sur la vie quotidienne des prisons que vous avez étudiés ?

Le premier effet historique, c’est la rencontre entre deux mondes différents, dont les objectifs ne sont pas les mêmes : le privé, qui doit dégager un profit, et la pénitentiaire, préoccupée avant tout de sécurité. Au quotidien, cela se traduit par des micro-affrontements répétés. Dans le domaine du travail, par exemple, les contremaîtres privés, qui ont besoin de souplesse pour les entrées et sorties des marchandises, se heurtent régulièrement à des rigidités bureaucratiques et sécuritaires: tel camion qui met trop de temps à entrer, un chauffeur qui se présente à la porte et est refusé parce qu’il a un casier judiciaire. On trouve aussi quelques effets sur la nature des travaux : les travaux nécessitant des produits susceptibles de trafic (denrées alimentaires par exemple) ou dangereux (objets coupants) sont souvent un peu plus faciles à mettre en place dans des gestions publiques que dans des gestions déléguées. A l’inverse, les entreprises délégataires, qui gèrent plusieurs prisons et font partie d’un grand groupe, peuvent jouer de contacts commerciaux que n’ont pas les concessionnaires, souvent des petites entreprises sous-traitantes.

Par ailleurs, dans une gestion déléguée, la présence de deux hiérarchies tend à rigidifier les processus. Les relations entre les personnels dépendent beaucoup du type d’établissement, et du turn-over des équipes : des équipes stables apprennent mieux à travailler ensemble et à cohabiter. Enfin, la présence des partenaires privés a modifié le contenu des métiers pénitentiaires. Certains chefs d’établissement et cadres sont devenus des contrôleurs de gestion, et les surveillants restent cantonnés à des tâches de sécurité au sens strict – les places de contremaître ou d’encadrement sont désormais limitées. Ils ont vu se restreindre leur marge de manœuvre sur la gestion de la vie quotidienne des détenus, un aspect très important du métier, qui s’en trouve appauvri.

Pouvez-vous expliquer le principe des « pénalités contractuelles », et ce que vous avez pu observer quant à leur application ?

Les contrats avec les prestataires ou partenaires privés mettent à leur charge une obligation de résultat – par exemple en termes de taux d’emploi ou de formation, d’entretien des bâtiments ou de qualité des repas. Si ces résultats ne sont pas atteints, des pénalités financières doivent être en principe versés à l’État. Ces pénalités peuvent avoir un effet pervers : les opérations de maintenance les plus urgentes pour le prestataire ne correspondent pas nécessairement aux priorités quotidiennes et immédiates des détenus. C’est pourquoi la définition des contrats et les indicateurs qui y figurent sont cruciaux. Le manque de précision de certains contrats leur enlève beaucoup de pouvoir contraignant car, en l’absence d’indicateur précis, un chef d’établissement ne peut pas faire valoir que tel ou tel objectif n’est pas atteint. Pour cette raison, de nombreuses demandes de pénalités émanant des établissements ne sont pas suivies d’effet. Par ailleurs, les entreprises privées n’hésitent pas à négocier ou à intenter des recours sur le montant des pénalités. Enfin, c’est aussi un mécanisme pratique pour se renvoyer la balle et tenter d’imputer à l’autre la responsabilité d’éventuels dysfonctionnements.

Propos recueillis par Sarah Dindo et Barbara Liaras

(1) Il a codirigé avec G. Benguigui et G. Malochet l’ouvrage Prisons sous tensions (2011, Champ Social éditions), dans lequel il signe le chapitre intitulé : « La privatisation des prisons. Entre marché et ‘dogme’ sécuritaire ». Il vient également de publier un article dans la revue Sociétés contemporaines (2012/3, n° 187) : « Contester et subir : formes et fondements de la critique sociale des travailleurs détenus ».


« On se retrouve à trois dans 9m2 »

Voilà un an que le Centre pénitentiaire de Rennes Vezin a ouvert ses portes. On nous a assuré que nos conditions de détention seraient nettement mieux qu’à l’ancienne prison Jacques Cartier. Vrai, on a les douches en cellule et dès notre arrivée on a obtenu des cellules individuelles. Mais depuis le mois de juillet 2011, on se retrouve à trois dans une cellule de 9 m2, une personne sur le lit et les deux autres par terre sur un matelas en pleine poussière. On n’arrive plus à respirer, ni à avoir notre intimité. Il y a de plus en plus de tension entre détenus et même avec les surveillants.

Centre Pénitentiaire Rennes-Vezin, personnes détenues, 8 novembre 2011


51 % des places de prison gérées par un prestataire privé

Plus de la moitié des places de détention fonctionnent aujourd’hui sur le mode d’une délégation de service public.

Trois types de contrats coexistent :

Gestion déléguée : ces marchés autorisés par la loi du 22 juin 1987 consistent à confier à un prestataire privé unique l’entretien et les services à la personne dans les établissements pénitentiaires: nettoyage, restauration des détenus et des personnels (mess), hôtellerie et buanderie, transport, cantine, accueil des familles, formation et travail. Au 1er janvier 2012, 50 établissements pénitentiaires sur 191 fonctionnaient en gestion déléguée.

AOT-LOA (Autorisation d’occupation temporaire – Location avec option d’achat) : dans cette formule, l’administration pénitentiaire confie à un opérateur privé non seulement le financement, la conception et la construction des bâtiments, mais également la responsabilité de leur entretien et maintenance. L’AP verse en contrepartie des loyers pendant 30 ans, avant de devenir propriétaire. Les services à la personne sont délégués par un marché distinct. Sept établissements, soit 4 480 places, ont été construits dans le cadre du programme 13 200 places via cette formule.

PPP (partenariats public-privé) : une ordonnance du 17 juin 2004 a ouvert la possibilité à l’administration pénitentiaire de passer un contrat de partenariat avec un interlocuteur unique qui assure l’interface avec l’ensemble des acteurs et intervenants du fonctionnement d’un établissement pénitentiaire et prend en charge toute la chaîne depuis la conception jusqu’à l’exploitation. Ce contrat couvre à la fois la conception/construction, le financement de l’établissement, les services « bâtimentaires », ainsi que les services à la personne couverts par la gestion déléguée de la loi du 22 juin 1987. Trois établissements de 2 056 places en totalité, dont le centre de détention de Réau (800 places), le centre pénitentiaire de Lille-Annoeullin (690 places) et la maison d’arrêt et le quartier courtes peines (QCP) de Nantes (570 places), ont été construits selon cette procédure.