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Le bracelet électronique, facteur et révélateur d’inégalités

Chercheur à l’École normale supérieure, Franck Ollivon propose une approche géographique du placement sous surveillance électronique. Il analyse notamment la façon dont, en reposant sur la restriction spaciale, le bracelet redessine les contours d’un espace carcéral, dans lequel les situations individuelles des placés sont inévitablement facteurs d’inégalités.

Les condamnés sont-ils tous égaux dans l’accès au placement sous surveillance électronique ?

Franck Ollivon : Il y a des critères discriminants, sans être forcément disqualifiants, le principal étant bien sûr le logement. Le placement sous surveillance électronique (PSE) exclut de fait les personnes sans domicile fixe ou les détenus qui après une longue peine ne sont pas toujours en mesure de proposer un logement dans lequel exécuter leur mesure. Ceci dit, les juges de l’application des peines (Jap) et les conseillers d’insertion et de probation (Cpip), qui évaluent la faisabilité de la mesure, peuvent se montrer conciliants : j’ai pu voir des placés qui étaient hébergés chez un ami et dormaient sur le canapé, ou assignés en caravane par exemple.

Souvent, il faut aussi fournir certaines garanties professionnelles. Même si ce critère est moins impératif que le logement, il est certain qu’avoir un emploi ou une promesse d’embauche est un facteur facilitant pour l’obtention d’un bracelet électronique. En fait, pour avoir un PSE, il faut déjà être un peu inséré socialement : même si la loi de 2009 a étendu les critères d’octroi en introduisant que tout condamné présentant un « projet sérieux de réinsertion » pouvait y prétendre – ce peut être une promesse d’embauche, une formation ou un engagement bénévole soutenu –, plus vous présentez de garanties, plus vous avez de chances d’obtenir un placement sous surveillance électronique.

Les condamnés vivent-ils tous la surveillance électronique de la même manière ?

L’expérience du bracelet électronique varie beaucoup d’un placé à l’autre, en fonction d’une multiplicité de facteurs. Il y a évidemment l’espace d’assignation, si le logement est plus ou moins grand, plus ou moins lumineux, avec ou sans accès à un espace extérieur : pour le dire vite, ce n’est pas pareil si vous vivez dans la chambre d’un foyer ou dans une maison de trois étages avec jardin et piscine. Je me souviens d’un surveillant pénitentiaire qui m’a dit, en sortant d’une installation de boîtier : « Tu vois, ça, c’est plus petit qu’une cellule de prison. » Une Cpip m’avait quant à elle parlé d’une personne qui était assignée dans un garage. Dans les juridictions de Lyon et Bonneville où j’ai enquêté, ce type de cas restait minoritaire, mais l’assignation est contraignante quel que soit le type d’espace domiciliaire.

Un autre facteur concerne le parcours pénal : on ne vit pas le placement de la même manière s’il intervient après une période de détention ou si l’on était libre. En sortant de prison, on peut, au moins dans un premier temps, avoir l’impression d’un relâchement de la contrainte, alors que quelqu’un de libre va ressentir plus fortement le contrôle. L’âge joue aussi beaucoup : c’est souvent plus difficile à supporter pour les jeunes, parce qu’une bonne partie de leurs activités quotidiennes se déroule hors du logement. Et puis plus souvent que les autres, les jeunes sont hébergés par des tiers, généralement leurs parents, ils sont donc soumis à un contrôle social au sein même de l’espace d’assignation. De manière générale, quand on est hébergé, on est en quelque sorte placé sous la tutelle de celui que la loi appelle « le maître des lieux ».

Vous écrivez que le PSE éprouve le principe d’équité entre les justiciables. Qu’entendez-vous par là ?

La pratique des agents chargés du suivi des placés est très peu réglementée et beaucoup de choses sont laissées à leur libre appréciation : c’est forcément facteur d’arbitraire. Par exemple, le périmètre dans lequel l’individu est assigné à résidence va être fonction de chaque agent pénitentiaire, qui, lors de la pose du dispositif, va décider ou pas d’inclure un jardin, de laisser ou pas l’accès au hall d’immeuble… Parfois, s’établit une espèce de négociation entre l’agent et l’individu placé sous surveillance électronique. Pareil sur les retards : à la question de savoir à partir de combien d’alarmes il y avait réincarcération, les magistrats me disaient « c’est au cas par cas, il n’y a pas de règle ». S’agissant de la définition des restrictions horaires, vous allez aussi avoir des pratiques locales qui différent. Dans l’une des juridictions où j’ai mené mon enquête, les placés avaient le droit de sortir quatre heures par jour le week-end, dans l’autre, c’était six heures par jour. La différence peut paraître infime, mais en fait deux heures de plus ou de moins, ça conditionne ce que vous pouvez faire. Imposer des restrictions horaires, une heure de retour au domicile, c’est aussi produire des restrictions spatiales : quand vous devez être chez vous le soir à 19h, vous ne pouvez pas aller aussi loin que si vous n’aviez pas cette contrainte. Il y a des déplacements que vous ne pouvez plus faire.

Malgré la disparité de leurs situations, existe-t-il un point commun à tous les placés ?

Un terme revient dans la bouche de tous les condamnés : celui d’enfermement. Cette sensation ne s’explique pas tellement par les caractéristiques architecturales de leur espace d’assignation – même si ça peut parfois renforcer cette impression. Ce que désignent les condamnés par ce terme, c’est la coupure que crée le placement sous surveillance électronique vis-à-vis de leurs proches et vis-à-vis de leur emploi du temps quotidien. À laquelle s’ajoute la nécessité de devoir rendre compte aux fonctionnaires pénitentiaires de toute rupture dans leur quotidien. On ne peut pas être en retard, et si on est en retard, il faut expliquer pourquoi, justifier auprès d’un magistrat, d’un conseiller de pénitentiaire d’insertion et probation ou d’un surveillant pénitentiaire. C’est ce qui donne cette impression d’enfermement, d’infantilisation aussi parfois. Cette logique a des effets pervers : j’ai en tête ce condamné qui avait renoncé à accompagner ses enfants dans leurs activités extrascolaires. Ses enfants ne faisaient donc plus de sport, parce qu’il n’osait pas demander une extension d’horaires qu’un magistrat lui aurait probablement accordée. Un autre m’a confié être allé passer la journée dans son restaurant alors que celui-ci était exceptionnellement fermé, parce qu’il avait oublié de le dire au Spip. Il a donc passé la journée à attendre dans son restaurant parce qu’il avait peur de se mettre en infraction en restant chez lui, parce qu’il avait oublié ou craignait de demander une modification des horaires de l’assignation.

Vous évoquez dans vos travaux l’inanité du temps passé au domicile, un peu comme en prison, finalement.

Absolument. De ce point de vue-là, le parallèle, toute raison gardée, avec le confinement est assez intéressant. Les placés disent que certaines périodes d’assignation à résidence, notamment le week-end, sont particulièrement difficiles à supporter, surtout quand ils sont seuls. Ils disent qu’ils ne savent pas vraiment quoi faire, ils s’occupent à travers des jeux vidéo ou la télévision, qui jouent alors le rôle de « camisole cathodique », selon l’expression employée par la chercheuse Lucie Bony pour qualifier ce phénomène observé chez des personnes détenues*. Certains rapportent aussi avoir développé ou accru des pratiques addictives, qui sont souvent présentées, par les placés comme par les détenus d’ailleurs, comme une autre manière de s’évader. De manière générale, ce temps est jugé perdu par les placés, surtout s’ils sont jeunes.

Vous faites le parallèle avec le confinement, mais il y a des différences ?

La grosse différence, c’est la place de l’institution. Dans le confinement, vous vous faites des auto-attestations, le contrôle est quand même assez distant. Finalement, vous pouvez contourner assez facilement le cadre horaire qui vous est imposé. Dans le cas du bracelet électronique, ce contournement est beaucoup plus compliqué, et surtout, il a des conséquences bien plus graves qu’une amende de 135€ : ce peut être le retour en prison, et tout ce que ça implique pour l’insertion socio-professionnelle, la vie de famille, etc. Et puis symboliquement, c’est très différent : il peut y avoir quelque chose de moralement satisfaisant à respecter le confinement. Alors que le bracelet électronique vous renvoie toujours au stigmate laissé par la judiciarisation, par le fait que vous avez commis un délit et que ce que vous exécutez là, c’est une peine, un châtiment.

Vous écrivez qu’en restreignant la mobilité, le PSE compromet potentiellement l’identité sociale du placé. Que voulez-vous dire ?

Les contraintes horaires de l’assignation vous empêchent, tout au long de la peine, d’assumer un certain nombre de tâches qui participent à définir votre rôle de père, de fils, de mari, de chef de famille, de chef d’entreprise… Vous ne pouvez plus nécessairement – cela dépend du Jap – participer aux événements importants, aux réunions de famille, aller aider vos parents, accompagner vos enfants dans leurs activités extrascolaires… Beaucoup de placés sont artisans ou auto-entrepreneurs, ils vont parfois devoir refuser un certain nombre de chantiers parce qu’ils se situent trop loin, que le trafic routier pour s’y rendre est imprévisible et qu’ils risquent des retards. Les implications sont potentiellement nombreuses et très concrètes.

Le bracelet peut donc compromettre l’insertion professionnelle ?

Il peut en effet empêcher d’honorer certains contrats. Au-delà du cas des entrepreneurs, il va diminuer la souplesse du salarié qui ne va plus pouvoir s’adapter, ou avoir beaucoup plus de mal à s’adapter aux imprévus de son activité professionnelle. Et parce qu’il ne peut plus s’adapter comme avant, il va parfois être contraint de révéler à son patron – ce qui n’est pas une obligation légale – qu’il a été condamné, et éventuellement ce pourquoi il a été condamné. Cela peut avoir un effet évidemment stigmatisant, voire fragiliser la pérennité de son poste.

Le PSE est pourtant présenté comme devant favoriser l’insertion des sortants de prison. Qu’en est-il réellement ?

Le bracelet, comme la prison, repose sur un « spatialisme », la croyance que l’inscription dans un lieu va déterminer des comportements sociaux. Pour la prison, on pense que, en mettant à l’écart un individu, on va lui permettre de se recentrer sur soi et de se réhabiliter, en quelque sorte. Le bracelet électronique inverse ce spatialisme carcéral : il suffirait de replacer, de réinsérer au sens géographique le condamné dans son espace ordinaire pour garantir sa réinsertion sociale. Le risque de cette logique, c’est de négliger l’importance de l’accompagnement, notamment social : il ne suffit pas de remettre quelqu’un chez lui pour qu’il sorte de la délinquance et qu’il se réinsère. Pour qu’il soit véritablement efficace, il faut qu’il y ait derrière des conseillers d’insertion de probation pour accompagner le condamné dans ses démarches.

Et sur cette question de l’accompagnement, les condamnés sont-ils tous égaux ?

La qualité de l’accompagnement dépend des professionnels, mais aussi des ressources disponibles sur le territoire où vous vous trouvez. Bénéficier d’un accompagnement pour traiter une addiction, ça implique qu’il y ait des structures médico-sociales et des thérapeutes disponibles. Dans certains lieux, notamment ruraux, ça peut être particulièrement compliqué de bénéficier de ce suivi. À Lyon, il y a des structures dédiées, spécialisées pour aider les condamnés placés en milieu ouvert à chercher et à trouver des emplois. En Haute-Savoie, c’était beaucoup plus compliqué, il fallait prendre rendez-vous avec la mission locale, ce qui n’est pas forcément facile quand vous habitez dans des massifs montagneux.

recueilli par Laure Anelli

* Lire notamment « La domestication de l’espace cellulaire en prison », Espaces et sociétés, vol. 162, no. 3, 2015.


En cas d’alarmes, des réponses différenciées et graduelles

Si, en principe, toute alarme est considérée comme un incident, la suite à y donner varie en pratique beaucoup d’une juridiction à l’autre. « Cela dépend de la tambouille entre chaque juge de l’application (Jap) et service pénitentiaire d’insertion de probation (Spip), relève Pierre-Yves Lapresle, de la CGT-insertion. Il y a des endroits où l’on va considérer qu’une demi-heure de retard, ça commence à être un gros incident qu’il faut signaler au Jap, et d’autres où ce sera à partir d’une heure, voire plus. » « Dans ma juridiction, chaque incident horaire nous est signalé, explique un Jap. La réaction va ensuite varier en fonction des condamnés : sur un profil à risque, même un incident mineur va entraîner une réaction ; il faut juste ajuster laquelle. » Les professionnels disposent en effet d’une large palette de réponses : « Il y a une échelle de sanctions, qui sera adaptée en fonction du nombre et de la gravité des incidents qu’il y a eu pendant la mesure », explique une conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (Cpip). Après un premier courrier, un rappel des obligations peut être fait par le Spip, puis un second par le Jap. Si les incidents se poursuivent, des crédits de réduction de peine peuvent être retirés. « Il y a toute cette armada que l’on peut dégainer avant d’envisager le retrait de la mesure. Il faut vraiment aller très loin pour être (ré)incarcéré », estime la Cpip.