Entretien - Les sociologues Yasmine Bouagga et Corinne Rostaing ont enquêté sur le quotidien des personnes détenues, dans les maisons d’arrêt pour l’une et dans les établissements pour peine pour l’autre. Les activités y ont en commun d’être insuffisamment pensées, contraintes par des moyens limités et soumises à une logique de gestion de la détention plutôt qu’orientées vers la réinsertion.
Au vu de vos observations, comment le temps carcéral est-il pensé ?
Y. B : Le temps carcéral est théoriquement pensé par rapport à un « parcours d’exécution de peine », devant permettre de donner un contenu au temps passé derrière les barreaux, avec des perspectives pour la suite. Mais cette philosophie trouve rapidement ses limites en maison d’arrêt. Certes, c’est un lieu d’exécution des courtes peines, mais c’est aussi et surtout un lieu d’attente : d’un jugement, d’un transfert vers un établissement pour peine… Toute l’organisation de la maison d’arrêt est pensée pour la sécurisation de ce temps d’attente, pas pour donner une consistance à ce temps. Elle est régie par des questions de planning et d’organisation du travail des personnels, pour assurer que l’on a bien compté les détenus à telle heure et que la relève entre deux services se fait dans de bonnes conditions de sécurité. Le régime en maison d’arrêt étant celui des portes fermées, l’essentiel de la journée des personnes incarcérées est passé dans la cellule, à attendre l’heure de promenade, ou une heure d’activité. Une attente que l’on comble en regardant la télévision, ou, dans le meilleur des cas, en discutant avec le codétenu.
C.R. : En établissement pour peine, le temps n’est pas non plus tellement pensé, ni organisé. Comme toute organisation de masse, il y a bien sûr la mise en place d’horaires pour le travail, les activités, le service des repas… Mais il n’y a plus d’obligation de travail comme autrefois. On n’est plus dans ce modèle-là. On est dans un temps atomisé, moins collectif. Pour chaque activité, le détenu doit faire la demande. Et attendre – longtemps – une réponse. C’est donc à chaque détenu d’essayer d’organiser son temps en fonction de l’offre d’activité proposée par l’établissement. Si bien qu’une personne qui n’aura pas l’énergie, l’envie ou les ressources pour s’organiser, n’aura rien à faire.
Est-ce que des contraintes particulières pèsent sur l’organisation des activités en détention ?
Y.B. : Une première contrainte est liée au type de population détenue en maison d’arrêt : il s’agit majoritairement de prévenus et de personnes en attente de transfert. Il y a donc une grande instabilité des effectifs présents, qui complique l’organisation d’activités. Les durées d’incarcération sont parfois très courtes, trop pour envisager une réelle activité de formation. Autre problème, structurel : le nombre de détenus est souvent bien supérieur à la capacité théorique de l’établissement. Or, c’est à partir de ce nombre théorique que sont calculés les moyens accordés, en personnel et en activités. La conséquence directe de la surpopulation est un temps d’attente très long pour accéder à n’importe quelle activité. Ne serait-ce que pour la musculation, il y a plusieurs semaines voire mois d’attente. Ce constat vaut aussi pour les activités qui relèvent des libertés fondamentales des personnes. Les détenus doivent parfois patienter trois mois pour participer à la prière musulmane… Les prévenus sont particulièrement mal lotis : par définition, on ne sait pas s’ils seront condamnés, ni pour combien de temps. Les condamnés sont donc jugés prioritaires, et les prévenus subissent plus que les autres un temps mort en prison, un temps perdu. De même pour les très courtes peines. Quelqu’un qui arrive pour deux mois va être découragé d’emblée de demander des activités au vu des délais.
Pourtant, les intervenants témoignent que le quota de places pour les activités qu’ils animent est rarement rempli…
Y.B. : Cette réalité est liée à des problèmes d’organisation de l’établissement, à un manque de moyens, matériels et humains. Un surveillant doit gérer une centaine de détenus. A ces problèmes se surajoute une autre contrainte : la priorité, assignée politiquement et institutionnellement à ce type d’établissement, est celle de la sécurité. Un nombre de personnel réduit doit gérer de nombreux mouvements dans des conditions de sécurité extrêmement strictes. Les contraintes se superposent les unes aux autres, de sorte qu’amener tel détenu à telle activité en temps et en heure devient très compliqué. Les détenus arrivent donc souvent en retard aux activités, ou ne sont tout simplement pas appelés. Des « arrangements » sont parfois trouvés pour contourner ce problème : dans certaines maisons d’arrêts par exemple, on demande à tous les détenus d’aller en salle d’attente à 7 h, y compris pour des activités qui commencent à 9 h. Les détenus préfèrent parfois refuser la participation à une activité plutôt que de passer deux heures entassés dans une toute petite salle d’attente.
C.R. : L’administration pénitentiaire est une institution pauvre, qui dispose de faibles budgets, surtout dans le domaine des activités, l’essentiel des moyens étant consacré à la sécurité. Un problème, que l’on retrouve dans tous les types d’établissements, est celui du manque de locaux dédiés aux activités. Il y a une salle polyvalente, dans laquelle il faut faire rentrer toutes les activités, aussi bien artistiques que cultuelles ou culturelles… Cette situation est parfois source de gros conflits. Pour le reste, les problématiques sont différentes en maison d’arrêt et en établissement pour peine. Ces derniers ne sont pas marqués par la surpopulation. Les détenus jouissent en outre d’une plus grande liberté de circulation, variable suivant les prisons, les quartiers, et les régimes de détention. En régime « portes ouvertes », ils peuvent se rendre sans surveillant aux activités. Le problème du nombre – souvent limité – de places n’est pas central, l’offre de travail, de formation et d’activité étant bien plus importante qu’en maison d’arrêt. Le problème est même parfois inverse : on peine à trouver des détenus pour participer aux activités. S’agissant des longues peines, on se trouve face à la question de la lassitude, de l’usure. Le temps carcéral compte double. Certains vous disent qu’au fur et à mesure des années, ils ont l’impression de se voir toujours proposer les mêmes activités. Il y a une sorte de redondance, une routine insupportable, qui participe de cette désertion des activités.
Quelles sont les principales fonctions attribuées aux activités ?
Y.B. : Maintenir le calme est la première préoccupation en maison d’arrêt. On propose surtout des activités pour s’assurer que ça n’explose pas, que ça ne déborde pas, qu’il n’y ait pas de mutinerie ou de suicide. La priorité est de faire en sorte que l’attente se passe dans le bon ordre, pas de préparer la sortie. Dans les commissions pluridisciplinaires que j’ai pu observer, où l’on discute de qui va pouvoir accéder à l’activité, voilà comment on raisonne : cette personne a-t-elle un profil dangereux qui, si on lui autorisait l’accès à cette activité, mettrait en péril le bon ordre de l’établissement ? Ou au contraire, a-t-elle un profil vulnérable et faut-il lui donner une activité pour la divertir et éviter un suicide ? A mon sens, c’est bien la question du bon ordre qui est discutée. Après, ça n’empêche pas que certaines compétences ou que l’intérêt du détenu soient aussi pris en compte.
C.R. : Une des premières missions de l’institution et des personnels en établissement pour peine est de préserver les personnes du suicide. Pour cela, on cherche à occuper les gens : pendant qu’elles sont occupées à travailler, à faire de l’alphabétisation, du dessin, du patchwork, les personnes détenues ne ruminent pas seules en cellule. La question de la sécurité va aussi intervenir, mais surtout au moment de sélectionner les participants. « On ne peut pas mettre n’importe qui ensemble », « ceux-là ne s’entendent pas, ça pourrait créer des tensions, autant ne pas les mélanger »… La priorité de l’administration est de composer un groupe qui soit « gérable ». Bien sûr, on nous dit qu’il y a le critère des ressources, les personnes indigentes étant théoriquement prioritaires pour les formations rémunérées ou pour le travail, mais ce n’est pas toujours le cas en pratique. De la même façon, quand on sélectionne pour une activité professionnalisante des personnes condamnées à perpétuité, on peut s’interroger… On va parfois prioriser les détenus influents en détention en échange de calme. Il y aussi souvent en établissements pour peine des formes « d’autogestion » entre prisonniers : ce sont les « gros profils » qui gèrent, pas l’administration, en s’octroyant certaines activités et en excluant certaines catégories de détenus stigmatisés, comme les « pointeurs ». Cela passe par des formes d’intimidation : « Tu n’es pas le bienvenu. Si tu viens, tu sais ce qui va t’arriver… » Inversement, dans un établissement, la rédaction du journal interne était assurée uniquement par des délinquants sexuels. On leur avait « laissé » cette activité. Dans les autres espaces (activités, travail ou formation), ils n’avaient aucune place possible.
Les détenus ont-ils accès à un programme d’activités équilibré leur permettant d’avoir des contacts humains et sociaux quotidiens, comme le recommande le Conseil de l’Europe ?
Y.B. : Même s’il n’y a pas que des ateliers macramé en prison, l’administration propose majoritairement de l’occupationnel. Des expérimentations sont mises en place pour essayer de proposer des activités de qualité aux détenus. Il y a une vraie volonté de professionnalisation des intervenants. Certains établissements offrent une programmation culturelle de qualité, tout ce qui est de l’ordre de l’enseignement est assuré par l’Education Nationale… Le problème est que seule une minorité de détenus y a accès. Si bien que la plupart des détenus en maison d’arrêt passent en réalité vingt-deux heures sur vingt-quatre en cellule. Quant aux contacts sociaux, on peut dire qu’ils en ont, dans la mesure où ils ne sont jamais seuls en cellule… mais ce n’est pas forcément le type de contact qui va les aider au moment de la sortie.
C.R. : Il faut aussi dire qu’il existe en France presque autant de régimes que d’établissements. Chaque fonctionnement est influencé par la politique de la direction, l’histoire de la prison, les habitudes des personnels… C’est encore plus fort en maison centrale. On voit ainsi de grandes variations dans la mise en place des activités. L’impact des ressources locales est aussi important. Certaines villes ont un milieu associatif très dense, qui peut proposer de nombreuses activités. En ce sens, la localisation de la prison, à proximité d’un centre urbain ou non, joue un rôle très important. Et au sein d’un même établissement, les quartiers pour femmes sont souvent plus pauvres en activités. Minoritaires numériquement, les femmes détenues sont complètement marginalisées, oubliées. Et lorsqu’il y a suffisamment d’activités, ces dernières sont souvent très stéréotypées : on propose encore des activités couture, patchwork, rotin, tricot ou des activités liées au bien-être, à l’esthétique… Je n’ai jamais vu ça chez les hommes. Même s’agissant des formations professionnelles, ce sera dans le soin des enfants et le service à la personne. Inversement, chez les hommes, on propose essentiellement des activités sportives, qui permettent d’occuper un grand nombre de personnes pour un faible coût. Encore trop peu d’établissements mélangent des détenus des deux sexes le temps des activités. On est vraiment dans un système archaïque. Au-delà de la question du genre, il existe une grande inégalité d’accès aux activités. Les causes sont multiples. Les personnes n’ont pas toutes les ressources, l’énergie pour faire les demandes, ou même les moyens pour trouver l’information. L’administration dit souvent : « On a informé chaque détenu. » Mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a des détenus qui s’informent très vite, auprès des uns et des autres, font les demandes à temps, et d’autres non.
Les personnes détenues sont-elles préparées à la sortie ?
Y. B. : Le sport, les activités socioculturelles sont bénéfiques, car elles permettent une certaine ouverture sur le monde. Mais elles n’offrent généralement pas de perspectives concrètes de réinsertion. Il y a malgré tout des formations à visée professionnelle en prison, en électricité, plomberie, des stages d’accompagnement vers l’emploi, etc. Mais là encore, quand on regarde le nombre de personnes concernées, ce sera toujours une douzaine de personnes maximum, ce qui est dérisoire par rapport au nombre de détenus qui passent par l’établissement chaque année.
C.R. : Les activités de réinsertion sont aussi résiduelles en établissement pour peine. Des petits ateliers sont mis en places, souvent à l’initiative d’associations, par exemple pour aider à la rédaction de CV, on essaie de préparer les personnes incarcérées à la rencontre avec un employeur… Mais c’est limité à une période très courte, proche de la sortie, et cela ne concerne pas non plus tout le monde. Quand une personne est condamnée à vingt ans, trente ans, que la sortie est pour dans dix ou vingt ans, on a du mal à se projeter dans l’après. Plus largement, on peut s’interroger : comment organiser dans les murs une activité qui préparerait à la vie future à l’extérieur ? En prison, on n’a pas les mêmes possibilités qu’à l’extérieur. Par exemple, l’accès à internet n’est pas possible, celui au téléphone est limité. Trop de choses manquent. Ceci dit, des activités, même éloignées, a priori, d’un objectif de réinsertion, apportent toujours quelque chose. C’est une façon d’être reconnu, non pas comme une personne incarcérée, un délinquant ou un criminel, mais comme une personne qui fait de la peinture, du théâtre, qui suit une formation. Ça permet aussi d’établir d’autres contacts entre détenus. La plupart disent : « Dans cette activité, on se considère les uns les autres et on se parle autrement qu’en détention, avec respect. » Du moment où elles sont animées par une personne extérieure à la détention, les activités apportent du nouveau. C’est une ouverture, une fenêtre sur l’extérieur, et cela apporte énormément aux personnes, surtout dans un monde où peu de choses se passent.
Du côté des personnes détenues, quelles sont les principales postures que vous avez pu observer vis-à-vis des activités ?
C.R. : Certaines personnes sont dans une logique de participation à l’extrême : elles vont saisir absolument toutes les opportunités qui se présentent et s’inscrire systématiquement aux activités, au point de suivre plusieurs formations similaires dans leur carrière carcérale. L’objectif est de s’occuper à tout prix. A l’autre extrême, certains sont dans une logique de résistance, de refus des activités, qu’elles perçoivent comme un assujettissement supplémentaire. Et puis il faut tenir compte de la lassitude exprimée par rapport à des activités qui sont toujours un peu les mêmes, au fil du temps. Alors on peut se dire, de l’extérieur : « Oh, ils ont de la chance, ils font du théâtre ». Mais à un moment donné, le théâtre, toujours dans le même espace, avec les mêmes personnes, avec parfois même le même intervenant, ça peut rebuter. Le vieillissement de la population carcérale est aussi à prendre en compte. Les détenus sont en effet souvent âgés et n’ont plus l’énergie ou la santé pour participer, n’arrivent plus à avoir la motivation suffisante. Les gens se referment, ne sortent même plus en promenade. Ils ont été cassés. Dans un centre de détention pour femmes, il y avait un atelier de « redynamisation » : tout est dit. J’ai ainsi été témoin de situations surprenantes : un grand musée national propose un programme culturel intéressant qui pourrait concerner dix personnes. On fait de la publicité, on organise des réunions. Une trentaine de détenus se déplacent. Finalement très peu s’inscrivent, parce que les conditions sont trop contraignantes : pour une personne qui ne sait pas dans quel état elle sera le lendemain, ça peut être très difficile de s’engager sur le long terme.
Y.B : La posture majoritaire, en maison d’arrêt, est également d’occuper le temps. Les détenus vont à des activités surtout pour sortir de la cellule et faire quelque chose d’autre que d’être devant la télévision. Mais c’est parfois aussi l’occasion de se découvrir un intérêt réel pour l’activité en question, que ce soit une formation, un enseignement, etc. Et possiblement de vraiment s’y investir, de trouver là une ressource pour donner un sens au temps passé derrière les barreaux, d’avoir des perspectives pour la sortie même si ce n’est pas forcement directement utilitaire. Quand on travaille, on est aussi moins au crochet de sa famille, on peut même parfois la soutenir en envoyant une part de sa maigre rémunération. C’est une source de valorisation non négligeable.
Recueilli par Laure Anelli