Ces derniers temps, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer la mise en place d’une régulation carcérale. L’objectif : lutter contre la surpopulation alarmante dans les maisons d’arrêt françaises. En dépit de la forte implication d’acteurs volontaristes, les expérimentations menées localement peinent cependant à convaincre de leur efficacité et montrent que, faute d’être contraignant, un tel mécanisme échoue à endiguer la surpopulation.
Remis en juillet au président de la République, le rapport des États généraux de la justice, propose la mise en place d’un mécanisme de régulation carcérale. Loin d’un numerus clausus, il s’agit de définir un taux d’occupation dont le dépassement « entraînerait la réunion des différents acteurs de la chaîne pénale, qui pourraient alors envisager certaines mesures de régulation ». Ce « seuil de criticité » correspondrait au taux « à partir duquel les services de l’établissement ne sont plus en mesure de fonctionner sans affecter durablement la qualité de la prise en charge des condamnés (parloirs, accès aux douches, soins, formation) ». Bien timide face à l’alarmante surpopulation des maisons d’arrêt – de 140 % au 1er septembre 2022 –, cette proposition fait écho aux expérimentations mises en place dans celles de Varces à Grenoble et des Baumettes à Marseille. À la suite de l’importante baisse du nombre de personnes détenues dans le cadre de la crise sanitaire, des magistrats – respectivement du parquet et du service de l’application des peines (Sap) – se sont en effet mobilisés pour mettre en place des mécanismes locaux de régulation carcérale. Leurs retours d’expérience peinent cependant à convaincre de leur efficacité.
À Grenoble, un mécanisme incitatif
À Grenoble, une note d’orientation générale a été signée en octobre 2020 par le procureur de la République, la présidente du tribunal judiciaire ainsi que les directeurs du centre pénitentiaire et du service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip). Le contexte local a joué un rôle déterminant dans cette initiative : désignée comme l’un des sites pilotes pour le développement des aménagements de peine ab initio dans le cadre de la loi de programmation et de réforme pour la justice (LPJ), la juridiction avait en effet déjà amorcé une réflexion collective entre les différents services. Une dynamique relancée par la baisse du taux d’occupation du quartier maison d’arrêt pour hommes de Varces de 160 à 130 % pendant la crise sanitaire, avec le constat de bien meilleures conditions de détention. « Ça nous a donné envie de réfléchir ensemble à ce qu’on pourrait mettre en oeuvre pour rester à ce taux, inférieur à ce qu’il était depuis des années », témoigne Jeanne Bastard, vice-procureure fortement impliquée dans la mise en place du dispositif. Les différents acteurs s’accordent sur un objectif qu’ils jugent atteignable : ne pas dépasser un taux d’occupation de 130 %. Avec l’espoir d’aller vers un objectif de 100 % au gré des révisions annuelles du mécanisme.
Pour y parvenir, la note prévoit l’information hebdomadaire des magistrats sur les taux d’occupation des différents quartiers et les flux entrant et sortant, et rappelle les mesures « de nature à favoriser une politique pérenne de régulation carcérale » qui peuvent être actionnées au moment du prononcé de la peine ou lors de son exécution. Côté détention provisoire, la note promeut le recours à l’assignation à résidence sous surveillance électronique (Arse). Pour les condamnés, figure le recours au mandat de dépôt à effet différé, qui permet au parquet de fixer une date ultérieure d’incarcération « afin de lisser les entrées en détention, en tenant compte de la situation personnelle du condamné et de l’évolution prévisible du taux d’occupation ». Le parquet est également encouragé à adapter la politique de mise à exécution des peines lorsque le taux d’occupation atteint 130 %, en priorisant les cas de mise à exécution et en appréciant, au cas par cas, l’opportunité d’un nouvel examen d’aménagement de peine pour les autres. Les transferts de désencombrement et d’orientation en établissement pour peine sont aussi identifiés comme moyens de régulation. La note prévoit enfin la transmission bimensuelle par le greffe au Spip de la liste des personnes condamnées dont le reliquat de peine est inférieur à six mois, dispositif central du mécanisme.
Le Spip y identifie les personnes susceptibles de faire l’objet d’une libération anticipée : libération sous contrainte, réductions supplémentaires de peine ou conversion du reliquat de la peine.
Mais ce processus de repérage est abandonné quelques mois à peine après son activation car « il donnait beaucoup de travail au greffe et au Spip avec finalement très peu de situations susceptibles d’aménagements », explique Jeanne Bastard. En cause notamment : les personnes condamnées pour des faits de violence ou à l’issue d’une comparution immédiate – procédure de jugement rapide particulièrement pourvoyeuse de courtes peines de prison – sont exclues de la possibilité de voir leur reliquat de peine converti, pourtant l’un des principaux leviers pour favoriser les libérations anticipées.
Le dispositif rencontre encore d’autres limites. Parmi elles, la difficulté de mettre en place certaines alternatives : le placement à l’extérieur requiert un reliquat de peine minimum pour construire un projet ; quant à l’Arse, elle reste rare car « extrêmement lourde à mettre en oeuvre », relève notamment la magistrate. Le caractère local du mécanisme participe également de son échec. Si le taux d’occupation de la prison de Varces est inférieur à celui d’autres établissements, elle doit accueillir des transferts de désencombrement réalisés à partir de ces derniers. Au total, le bilan est sans équivoque : après avoir franchi le seuil des 130 % en mai 2021, le taux d’occupation n’est jamais redescendu dessous. En septembre 2022, il restait supérieur à 150 %.
À Marseille, un mécanisme de gestion de crise…
À Marseille, la mise en place d’un mécanisme de régulation carcérale est validée en décembre 2020 dans le cadre d’une Commission d’exécution et d’application des peines (Comex) qui réunit l’ensemble des parties prenantes : Sap, parquet, Spip, greffe et direction de la prison. Là aussi, il s’appuie sur une dynamique collective préexistante et les enseignements de la crise sanitaire, qui avait montré qu’il était possible de « passer outre les réticences psychologiques et idéologiques des institutions, en tout cas localement », témoigne Morgan Donaz-Pernier, vice-président chargé de l’application des peines et membre de l’Association nationale des juges de l’application des peines (Anjap). À la différence de Grenoble, le mécanisme est conçu comme un outil de gestion en situation de crise pénitentiaire. Il comprend différents dispositifs qui se déclenchent indépendamment les uns des autres.
Au quartier maison d’arrêt pour hommes (1), où le taux d’occupation oscille entre 170 % et 180 % entre septembre et décembre 2020, un seuil de pré-alerte est établi à 170 % et un seuil d’alerte à 175 %. Le premier vise à informer l’autorité judiciaire et la direction interrégionale des services pénitentiaires (Disp) de sorte que cette réalité soit prise en compte dans le prononcé des peines et les décisions de transfert. Le dépassement du second déclenche un dispositif de repérage des condamnés susceptibles de faire l’objet d’une sortie aménagée. Le greffe établit la liste des personnes dont le reliquat de peine se situe entre un et six mois. Leur dossier est ensuite étudié par le Spip : après avoir exclu un certain nombre de profils (2), il étudie pour les autres la possibilité d’hébergement à la sortie et la capacité à respecter un suivi en milieu ouvert et formule des propositions d’aménagement de peine (3), sans qu’un projet de sortie finalisé ne soit cependant nécessaire. Il alimente sa proposition par des informations sur la personne, le déroulement de sa détention et les axes de travail envisagés à l’extérieur. Sauf avis contraire du juge de l’application des peines (Jap) ou du procureur, la proposition est alors étudiée hors débat, c’est-à-dire sans audience contradictoire, « sur des critères assouplis et avec un regard bienveillant », selon les termes de Morgan Donaz-Pernier. La prise en charge à l’extérieur par le Spip est ensuite prévue dans les huit jours.
Le mécanisme se décline également au quartier semi-liberté (QSL) pour hommes, où il s’inscrit dans le prolongement d’un dispositif informel préexistant. Le seuil d’alerte y est d’abord fixé à 150 %, avant d’être abaissé à 100 % fin 2021. Son dépassement conduit à l’assouplissement des critères d’octroi des réductions supplémentaires de la peine ou à l’évolution, hors débat, de la semi-liberté en mesure exécutée à l’extérieur de la prison. Au quartier arrivants préexistait également un dispositif informel. De simple « point de vigilance », il devient un dispositif à part entière du mécanisme fin 2021 : le dépassement d’un seuil fixé à 90 % entraîne un signalement par le Spip au Jap de tout aménagement de peine envisageable, en particulier dans le cadre de mise à exécution tardive d’une incarcération de courte durée pour des personnes dont la situation est relativement stable à l’extérieur. À la même date, ce dernier est complété par deux autres volets relatifs à la structure d’accompagnement vers la sortie (Sas) du quartier maison d’arrêt pour hommes et au quartier maison d’arrêt pour femmes, avec des seuils d’alerte fixés à 100 %.
… qui échoue à endiguer la surpopulation
Ces seuils d’alerte résultent d’un compromis entre, d’un côté, les difficultés rencontrées par les personnels pénitentiaires – et qui se répercutent nécessairement sur les personnes détenues – à partir d’un certain taux d’occupation et, de l’autre, la surcharge de travail que ces dispositifs entraînent pour le Spip. Surtout, ils sont étroitement calqués sur la situation de surpopulation au moment de leur détermination, l’objectif étant avant tout d’éviter que celle-ci n’empire, plutôt que de l’améliorer.
Les dispositifs sont, de fait, peu actionnés et, lorsqu’ils le sont, le bilan est peu concluant. Malgré un seuil d’alerte à 90 % au quartier arrivants, ce dernier « est actuellement très occupé, avec des matelas au sol et des délais s’allongeant à près de quatre semaines avant une affectation sur les quartiers hommes », explique Morgan Donaz-Pernier, qui prévoit d’y organiser « une visite-contrôle pour objectiver le constat et envisager une évolution du dispositif qui n’apparaît plus adapté ».
Celui du quartier maison d’arrêt pour hommes a quant à lui été activé à raison de trois mois à l’été 2021 puis un mois début 2022, avant de l’être de nouveau en septembre. Toutes les propositions d’aménagement formulées par le Spip ont certes donné lieu à un accord du juge, mais leur nombre est particulièrement faible : une dizaine en 2021, quelques-unes actuellement en cours d’examen pour 2022. Cela est notamment dû à l’exigence d’hébergement à la sortie et au faible recours, par le Spip, aux places disponibles en semi-liberté ou dans le cadre de placements à l’extérieur. En tout état de cause, le mécanisme offre une marge de manœuvre fortement limitée par le quantum du reliquat de peine, les clauses d’exclusion et la non prise en compte dans le dispositif des personnes prévenues qui représentent la majorité des hommes détenus à la maison d’arrêt.
La signature, en janvier 2022, d’un protocole promouvant le développement des mesures alternatives à la détention provisoire vise à prendre en considération cette population. Pensé indépendamment du taux d’occupation, il prévoit cependant une simple « articulation » entre le juge et le Spip afin que ce dernier lui remette, dans un court délai, un rapport formulant d’éventuelles propositions d’alternatives à la détention. Pour Clara Grande, vice-présidente chargée de l’instruction, à l’origine de la démarche et membre du Syndicat de la magistrature, il s’agit avant tout de favoriser des « pratiques collectives de régulation carcérale » à l’instruction, où « chaque cabinet peut avoir une politique de la gestion de la détention provisoire différente ». Une saisine systématique du Spip à partir de critères communs est envisagée par le protocole à l’issue de plusieurs mois d’expérimentation. Cette évolution est néanmoins loin d’être acquise : à l’été 2022, seule une dizaine de propositions du Spip étaient en cours d’examen. Une donnée peu significative, « sinon de la difficulté à faire bouger les lignes », note la magistrate.
Au total, à Marseille comme à Grenoble, le seul intérêt de ces dispositifs réside dans le changement de culture progressif des acteurs locaux. « Avant, quand on parlait de régulation carcérale ou de suroccupation d’établissements, c’était un gros mot pour certains », témoigne Morgan Donaz-Pernier.
Avec ce mécanisme, il s’agit avant tout pour lui de « dire et graver dans le marbre que, lorsque la situation devient ingérable, tous les acteurs doivent en avoir conscience collectivement et réagir ».
De la nécessité d’un dispositif national et contraignant
Ailleurs, d’autres acteurs locaux tentent d’emboîter le pas à ces deux juridictions. La dynamique est cependant encore moins encourageante. Dans les juridictions du ressort de la maison d’arrêt de Bordeaux-Gradignan, une convention serait en cours d’écriture (4), avec un succès mitigé déjà anticipé par le directeur de la prison : « les mesures alternatives à l’incarcération sont moins évidentes “avec des gens qui ne parlent pas français” ou qui ne présentent pas de lieu d’hébergement. Or, à Gradignan, “300 détenus sont étrangers” », soit près de la moitié de la population de la maison d’arrêt. À Pontoise, les discussions ont timidement débouché sur la création de groupes de travail consacrés aux dispositifs alternatifs à la prison déjà existants, mais ils semblent être restés au point mort. Ailleurs, comme à Toulouse, un protocole régional relatif au déploiement de la LPJ a été signé en novembre 2021. Plus limité encore qu’à Grenoble et Marseille, il se contente de prévoir la transmission d’informations sur les taux moyens d’occupation, le nombre de peines d’un à six mois mises à exécution, ou d’alternatives prononcées. Il n’implique en outre pas l’ensemble des acteurs locaux : presqu’un an après sa signature, le Sap n’était pas même au courant de l’existence de ce protocole.
Au niveau du gouvernement, on mise aussi sur la seule information pour changer les pratiques. Un « outil de pilotage » est conçu pour « nourrir les échanges entre les chefs de cours et les directeurs inter-régionaux des services pénitentiaires, afin d’engager une politique de “régulation carcérale” ». Initié en juin 2020 pour assurer la mise en œuvre de la LPJ, il se contente de prévoir la transmission mensuelle d’informations telles que le nombre, la nature et le quantum des peines prononcées par chaque tribunal judiciaire. S’appuyant sur ces données, la direction de l’administration pénitentiaire (Dap) alerte fin 2021 certaines cours d’appel sur la situation de « surencombrement » des établissements de leur ressort, dans un contexte où « la situation épidémique reste particulièrement préoccupante ». Elle les appelle à « envisager tous les dispositifs » légaux existants favorisant les alternatives à l’incarcération pour « enrayer cette courbe inflationniste ».
La réponse que lui adressent les conférences nationales des Premiers présidents des cours d’appel (CNPP) et des procureurs généraux (CNPG) début 2022 illustre le principal point de blocage actuel : « Aucune obligation de régulation carcérale non prévue légalement ne peut être imposée aux magistrats eu égard au respect des principes de l’indépendance juridictionnelle des magistrats du siège et de la déclinaison opérationnelle de la politique pénale par les procureurs généraux au niveau régional ». Pour Alice Maintigneux, qui exerce à Pontoise et préside l’Anjap, « on en revient toujours au même constat : sans mécanisme national et contraignant, les magistrats prennent la suroccupation comme un critère parmi d’autres de leurs décisions et ne veulent globalement pas qu’on leur impose un effet “automatique” de ce critère ». Afin d’être un véritable outil de lutte contre la surpopulation carcérale et l’indignité des prisons françaises, le seuil d’occupation doit en outre être fixé à 100 %. Le modèle allemand, où l’interdiction se situe à 90 % d’occupation, montre que cela est possible. En septembre, des sénateurs communistes ont déposé une proposition de loi en ce sens. Son adoption, absolument nécessaire, devra cependant s’envisager dans le cadre d’une politique réductionniste qui s’attaque aux causes du mal : les entrées en prison et la durée des peines.
Par Prune Missoffe
(1) Hors structure d’accompagnement vers la sortie, quartier arrivants , cellules pour personnes à mobilité réduite et service médico-psychologique régional.
(2) Personnes présentant un « risque majeur de réitération » ou concernées par les clauses d’exclusion prévues par le dispositif (en fonction de la nature de l’infraction, et pour les personnes condamnées à un suivi socio-judiciaire ou présentant des troubles psychiatriques avérés sauf s’il est justifié d’une prise en charge médicale adaptée à leur sortie)
(3) Libération conditionnelle, détention à domicile sous surveillance électronique, ou placement à l’extérieur
(4) Réponse du garde des Sceaux du 11 juillet 2022 aux recommandations en urgence du Contrôle général des lieux de privation de liberté du 30 juin 2022 relatives au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan.
(5) « Gironde : visite impromptue dans l’une des prisons les plus peuplées de France », Sud-Ouest, 29 juillet 2022.
(6) Réponse du gouvernement au rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitement inhumains ou dégradants (CPT) relatif à la visite effectuée en France du 4 au 18 décembre 2019, para. 372 et 373, renvoyant à la circulaire du garde des Sceaux du 20 mai 2020 (DACG/DAP, NOR JUSD2021602C18).