Plus d’une personne sur quatre qui dorment en prison n’est pas définitivement condamnée. Un chiffre qui en cache un autre : celui de la durée moyenne de ces détentions « provisoires », qui ne cesse d’augmenter. Cette mesure, qui devrait pourtant être exceptionnelle, fait l’objet d’un usage démesuré. Dans l’indifférence générale.
Septembre 2017, au tribunal de grande instance de Brest. Le cas d’un certain Serge est examiné. Surnommé « Monsieur Caca », celui-ci comparaît pour avoir maculé d’excréments des distributeurs de billets. Déjà condamné pour des faits similaires en 2014, l’audience est renvoyée, le temps qu’une expertise psychiatrique soit menée. Dans l’attente de sa condamnation (et bien qu’il ait un logement), les juges l’ont décidé : Serge dormira en prison (1).
On l’oublie parfois, mais la prison renferme aussi, et de plus en plus, des personnes non encore jugées. La part de prévenus dans la population carcérale progresse en effet depuis le début des années 2010. Au 1er janvier 2017, près de 20 000 personnes étaient incarcérées sous le statut de prévenu (2). Elles représentaient plus de 28 % des détenus. Leur nombre a progressé de 18 % en deux ans. Aussi, deux personnes sur trois qui entrent en prison ne sont pas encore définitivement condamnées.
Le recours à la détention provisoire était pourtant en baisse depuis le milieu des années 1990. Une diminution due à une série de lois visant à en encadrer davantage l’usage, alors qu’il atteignait des niveaux records et était désigné comme principal responsable du surpeuplement carcéral. Mais aussi, à la suite de l’affaire d’Outreau, à un changement de pratiques chez les magistrats. « Après Outreau, la détention provisoire était très mal vue dans l’opinion publique, se souvient Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM). « Vous faites trop de détention provisoire ! » On s’en prenait plein la tête. Inconsciemment ou pas, je pense que ça a joué. » Un mouvement renforcé par la loi du 5 mars 2007, qui introduisait de nouvelles dispositions afin d’ « assurer le caractère exceptionnel de la détention provisoire » (sic).
Flou statistique
Comment alors expliquer cette augmentation du nombre de détenus prévenus dès 2010 et son accélération soudaine en 2015 ? La commission de suivi de la détention provisoire (CSDP) peine à décoder le phénomène. La faute au peu de soin accordé au recueil des données par les administrations concernées, mais aussi à l’implantation de nouveaux logiciels, générateurs de ruptures dans les informations collectées. « On patauge en plein brouillard, autant du côté des statistiques judiciaires que pénitentiaires », si bien que « le partage entre une explication par les flux d’entrée (plus de placements en détention provisoire) et une explication par les durées (temps moyen en augmentation) est impossible à établir avec certitude », commente Bruno Aubusson de Cavarlay, président de la CSDP.
D’après les quelques chiffres dont on dispose, le nombre de placements en détention provisoire semble connaître un mouvement d’augmentation ces dernières années, puisqu’on est passés de 35 200 en 2014 à 36 700 en 2015 (3). Or, la détention provisoire est principalement liée à deux types de procédures : l’instruction et la comparution immédiate. Dans la mesure où leur nombre dans le cadre de l’instruction diminue, l’explication est à chercher du côté d’un recours croissant à la comparution immédiate, dans un contexte des plus sécuritaires. Mais pour Bruno Aubusson de Cavarlay, cette augmentation ne peut se suffire à elle-même, puisqu’ « un millier supplémentaire de détentions provisoires sur une année ne représente un accroissement que de cinquante présents à un moment donné ».
Pour le statisticien, l’hypothèse d’un allongement de la durée moyenne de la détention provisoire est à privilégier. Elle est passée de 24,2 mois à 26,6 mois entre 2011 et 2014 pour les affaires criminelles (4). « Cette variation peut sembler limitée en proportion, mais il faut penser à son impact sur le nombre de détenus provisoires à un moment donné », commente le chercheur. En cause, des délais de procédure toujours plus longs. Et à cela, plusieurs niveaux d’explication possibles. La CSDP pointe d’abord les effets pervers de récentes avancées en faveur des droits des prévenus (droit d’appel sur les décisions des cours d’assises, droit du détenu à voir son dossier examiné de façon approfondie régulièrement, etc.) « L’ajout de nouvelles possibilités d’exercice [du] droit [de la défense], dont chacune est bien conforme avec l’objectif de garantie des libertés individuelles, devient le plus souvent contradictoire avec le maintien d’une durée raisonnable de la détention provisoire », souligne ainsi le rapport.
En outre, « difficile de ne pas songer au contexte des attentats terroristes et de l’état d’urgence, et à ses conséquences sur les pratiques judiciaires » (5), estiment les auteurs du rapport 2015-2016 de la CSDP. Si les poursuites en matière de terrorisme ne sauraient entièrement expliquer les hausses observées (6), « on peut supposer que les magistrats ont été incités à prendre moins de risques pour le maintien en liberté ou la remise en liberté de prévenus dont le profil peut être rapproché de celui de personnes ayant été impliquées dans des affaires de terrorisme ou d’apologie du terrorisme », avancent encore les auteurs du rapport. Une hypothèse qui n’étonne pas Marie-Laure Mas, juge des libertés et de la détention. S’il lui arrive rarement de ne pas donner suite à une demande de placement en détention provisoire, il lui est en revanche plus fréquent de refuser une demande de prolongation, parce que les critères ayant justifié le placement initial ne sont plus remplis.
Sur le terrain et du côté des syndicats de magistrats, on pointe le manque de moyens dévolus à la justice comme cause principale des très longues durées de détention – allongement ou pas.
En cause, le manque de moyens
Les juges d’instruction, chargés de rassembler les preuves dans les dossiers complexes, sont parmi les premiers acteurs des placements et maintiens en détention provisoire (7). Au tribunal de Créteil, le départ d’un juge d’instruction, en juin dernier, n’a pas été compensé par une solution pérenne, alors que les syndicats réclamaient déjà un poste supplémentaire. Les magistrats ont « menacé » (sic) de « libérer un nombre conséquent de détenus provisoires », pour protester contre le manque d’effectifs. Pour Élise Rinaudo, juge d’instruction dans cette juridiction et membre de l’USM, le lien entre sous-effectif et durées des détentions provisoires est « mécanique » : « Moins vous êtes nombreux, plus chacun a de dossiers. Plus vous avez de dossiers, moins vous avez de temps pour faire avancer chaque affaire. On en a une centaine à suivre. Dans un dossier où il y a dix-huit mis en cause, comme c’est souvent le cas dans les affaires de stups, il faut comprendre qui a fait quoi, s’il y a des incohérences… Il faut du temps pour préparer les dix-huit interrogatoires, trouver les plages horaires suffisantes pour tous les entendre… Et le temps passe très, très vite. Pour peu que la personne soit placée en détention en mai-juin, avec les vacances, deux ou trois mois vont pouvoir s’écouler sans qu’il ne se passe quoi que ce soit pour elle sur le plan judiciaire. » Du temps que la personne passera, elle, en prison.
« La moitié de la détention ne sert à rien »
Ces problèmes d’effectifs, on les retrouve à tous les étages du système. « C’est toute la chaîne pénale qui dysfonctionne. Les enquêteurs sont eux aussi débordés, donc on a du mal à avoir les retours d’enquête dans les délais que l’on souhaite », détaille encore la magistrate. Autre difficulté : les expertises. Les experts psychiatres, notamment, sont rares. « J’ai demandé une expertise en janvier 2017, dernier acte manquant pour pouvoir boucler un dossier. Mais en août, je n’avais toujours pas eu de retour… Ma greffière a relancé. Pour ce qui est des expertises techniques du type recherche ADN, avec les attentats, les labos publics sont débordés, les délais vont de à six à huit mois. » Autant de facteurs qui rallongent la durée de l’instruction et, le cas échéant, de la détention.
Mais les lenteurs ne se limitent pas à la phase d’instruction : les délais d’audiencement sont eux aussi de plus en plus longs, particulièrement pour les affaires jugées en assises. Ainsi, une fois l’instruction close et renvoyée pour jugement, « il peut s’écouler un an, un an et demi avant que l’affaire ne soit jugée, parce que les cours d’assises sont très encombrées », rapporte Benoist Hurel, juge d’instruction et membre du Syndicat de la magistrature. « Prenons l’exemple d’une affaire qui mettrait douze mois à être instruite puis douze autres à être audiencée devant la cour d’assises – ce qui est fréquent. Dans ce cas, la moitié de la détention provisoire ne sert à rien d’autre qu’à attendre un créneau et n’est due qu’à l’incapacité de la cour d’assises, faute de moyens, à absorber les renvois. Si les tribunaux correctionnels étaient capables de juger les personnes détenues dans les deux mois du renvoi, comme la loi l’exige, et, par exemple dans les six mois pour les assises, on réglerait une partie du problème de la détention provisoire. »
Le pré-jugement, dévoiement de la détention provisoire
Mais cette réflexion sur la durée des détentions provisoires ne doit pas éluder un problème de fond : ce qui devrait être l’exception, depuis la création du code de procédure pénale, en 1958, ne l’est pas. Mais l’a-t-elle déjà été ? Dès les années 1970, de nombreuses réformes tendent à un unique objectif : réduire le nombre et la durée des détentions provisoires. Sans durablement y parvenir. À bien y regarder, et malgré ces multiples réaménagements, la loi semble porter en germe cet échec. Les critères d’exception au principe de liberté provisoire paraissent en effet bien extensifs, puisque la détention peut légalement être utilisée par les magistrats pour garantir le maintien de la personne mise en examen à la disposition de la justice, ce qui suffit à pouvoir enfermer toutes les personnes prévenues en situation d’hébergement précaire et les étrangers. Ou encore pour « prévenir son renouvellement » : autrement dit, tout récidiviste potentiel ou perçu comme tel. C’est d’ailleurs sans doute ce critère qui a permis de justifier le placement de Serge en détention provisoire.
Le jugement moral s’invite aussi parfois, au mépris de la loi, reconnaît Benoist Hurel. « Dans certains cas, les faits sont tellement graves – et j’assume là qu’il y ait une forme de pré-jugement – que remettre en liberté les personnes mises en examen serait très difficilement compréhensible. Même si les critères du code de procédure pénale ne sont pas parfaitement remplis. Il est certain que ce critère de gravité rentre en ligne de compte, même en matière correctionnelle où il n’est pourtant pas prévu par le texte. » Un dévoiement qui ne lasse pas d’interroger, et qui affleure fréquemment dans les propos des magistrats. Il n’est en effet pas rare d’entendre : « Un homme qui encourt six à neuf ans, où est le problème qu’il soit en préventive pendant deux ans ? Ce qui est fait n’est plus à faire. »
Un raisonnement renforcé par le contexte actuel. « On est dans une logique sécuritaire telle que la détention provisoire est perçue comme une pré-peine. Les gens ne comprennent pas que les personnes ne partent pas en détention, notamment certains policiers, avec lesquels on travaille tous les jours. C’est un état d’esprit auquel les juges ne peuvent pas être totalement imperméables », estime Virginie Duval. Alors, tous coupables ? C’est ce que pensent les membres de la commission de suivi de la détention provisoire. « Il n’y a pas que l’institution judiciaire qui peut se trouver encline à ne pas toiser en face le miroir de la détention provisoire. La classe politique et les faiseurs d’opinion en général peuvent également être conduits à l’esquiver. » Une indifférence qui confine à l’« acquiescement massif, fût-il honteux » (8).
Par Laure Anelli
(1) Alexis Magnaval, « À Brest, la justice se donne du temps pour trancher sur le cas de « Monsieur Caca » », Francetvinfo.fr, 15/09/2017.
(2) La catégorie « prévenu » regroupe les personnes non encore jugées, mais également celles dont le jugement est frappé d’appel (ou de pourvoi en cassation), ou susceptible de l’être (délai d’appel non écoulé).
(3) Ministère de la Justice, Les chiffres clés de la justice 2012, 2015 et 2016.
(4) Pour les délits, la durée moyenne est stable mais le mélange condamnations après instruction et condamnations en comparutions immédiates ne permet pas d’analyse fine.
(5) Commission de suivi de la détention provisoire, Rapport 2015-2016, décembre 2016.
(6) Le nombre de personnes placées en détention provisoire depuis l’instauration de l’état d’urgence se mesurait en quelques centaines au plus.
(7) Ils ont le pouvoir de saisir le juge des libertés et de la détention, qui prend la décision.
(8) Commission de suivi de la détention provisoire, Rapport 2015.