Des préfets alertés dès qu’une personne suspectée de radicalisation est hospitalisée sans consentement, des informations d’ordre privé collectées et partagées sans contrôle ni transparence : c’est ce que permet un décret promulgué en mai dernier et décrié par l’ensemble des professionnels de santé. Ils dénoncent une stigmatisation des patients et une atteinte inédite à leurs droits fondamentaux.
Au prétexte d’empêcher les actes terroristes, la Santé flirte désormais avec le Renseignement. C’est ce qu’entérine un décret du ministère de la Santé et des Affaires sociales du 7 mai 2019 qui autorise le croisement en temps réel de deux bases de données : « Hopsyweb », recensant les personnes hospitalisées en psychiatrie sans leur consentement (environ 90 000 personnes par an) et le Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation terroriste (FSPRT), géré par le ministère de l’Intérieur. Objectif : permettre au préfet d’être systématiquement informé (a minima toutes les 24 heures) en cas d’hospitalisation d’une personne surveillée.
Le ver était dans le fruit avec la création du fichier Hopsyweb(1) en mai 2018. En élargissant le champ des données recensées par les Agences régionales de santé (ARS), ce fichier permet la collecte d’informations sur l’identité et les antécédents médicaux des patients, mais aussi sur leurs antécédents judiciaires (même en cas de classements sans suite) et le nom de leurs éventuels avocats. Officiellement, cette initiative viserait à faciliter le « suivi administratif » des dossiers par les ARS. Sauf qu’elle fait écho à l’annonce, deux mois plus tôt, d’un « plan national de prévention de la radicalisation » qui souligne la nécessité d’une plus grande collaboration de l’Intérieur avec le ministère de la Santé… La mesure 39 du plan, en particulier, suggère « d’actualiser les dispositions relatives à l’accès et à la conservation des données sensibles ». Sans étude à l’appui, le ministère de l’Intérieur affirme alors qu’un tiers des 20 000 personnes enregistrées dans le FSPRT souffrent de troubles psychiatriques. En assimilant officiellement des personnes vulnérables à des menaces potentielles pour la sécurité publique, le texte repose donc sur un postulat pernicieux.
Préoccupé par cette dangereuse stigmatisation des patients, le Syndicat des psychiatres hospitaliers (SPH) dépose rapidement un recours pour l’abrogation du décret créant ce fichier. « [Il] procède d’une pure construction intellectuelle qui repose sur une dichotomie de la société en deux ensembles : d’un côté, la communauté des personnes saines et de l’autre, la communauté des personnes en soin psychiatriques sans consentement qu’il convient de ficher intégralement, sans égard pour leur vie privée, afin de protéger la première catégorie contre le risque terroriste », peut-on lire dans le recours. Les soignants y dénoncent aussi l’ambiguïté d’un texte qui utiliserait l’objectif de « suivi administratif » comme un alibi. En quoi la connaissance des antécédents judiciaires d’un patient permettrait d’améliorer le suivi des soins ? Surtout, ils s’inquiètent d’atteintes inédites aux droits fondamentaux des patients – notamment le respect de leur dignité ou de leur vie privée. En effet, le décret de mai 2018 élargit non seulement la liste des données enregistrées, mais aussi leur périmètre de transmission à un panel indéfini de destinataires(2) : les agents placés sous l’autorité du préfet, le maire et les agents placés sous son autorité, le juge des libertés et de la détention, le procureur du lieu de l’hôpital et celui du lieu de domicile… et, dans le cas de patients incarcérés, le directeur de la prison.
Pointant « les particularités inhérentes aux personnes détenues », l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP) se joint à la requête du SPH. Elle relève notamment que, dans certains cas(3), l’hospitalisation de détenus en psychiatrie ne peut se faire que sous le régime des soins sur décision du représentant de l’État (SDRE), quand bien même ils seraient consentants, entraînant ainsi leur « inscription inadéquate dans le fichier Hopsyweb »(4). Chose plus rare, le Conseil national de l’Ordre des médecins dépose lui aussi un recours devant le Conseil d’État pour contester le dispositif. Sourd et aveugle à ces critiques, et sans même attendre la décision du Conseil d’État, le pouvoir exécutif a, avec la publication du décret de mai 2019, passé un cran de plus dans l’amalgame entre maladie mentale et menace à l’ordre public. En superposant un fichier de lutte contre le terrorisme à Hopsyweb, il officialise au passage sa finalité sécuritaire. Dans un avis, la Cnil avait pourtant signalé « la profonde différence d’objet [des] deux fichiers en présence, l’un faisant état d’antécédents psychiatriques d’une certaine gravité, l’autre ayant la nature d’un fichier de renseignements »(5). Le 13 mai 2019, un collectif de 23 associations de psychiatres et d’usagers a relancé l’alerte, estimant qu’il s’agissait d’« une étape supplémentaire inacceptable et scandaleuse dans le fichage des personnes les plus vulnérables touchées par la maladie mentale ». Alors qu’il élargit encore le périmètre du partage d’informations(6), ce décret laisse par ailleurs en suspens d’importantes questions : comment les informations obtenues seront-elles utilisées par les préfets et leurs services ? Et surtout, avec quelle transparence et quelles garanties ?
par Sarah Bosquet et Marie Crétenot
(1) Décret n° 2018- 383 du 23 mai 2018 autorisant les traitements de données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement. Extension du fichier Hopsy créé en 1994, qui recense les personnes ayant subi des soins psychiatriques sans consentement.
(2) Article 4 du Décret du 23 mai 2018.
(3) En l’absence de place en unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA), encore peu déployées sur le territoire.
(4) Mémoire en intervention volontaire de l’ASPMP.
(5) Délibération n° 2018-354 du 13 décembre 2018 portant avis sur un projet de décret modifiant le décret n° 2018- 383 du 23 mai 2018 autorisant les traitements de données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement.
(6) Les informations pourraient notamment être partagées avec les groupes d’évaluation départementaux (GED) et les Cellules départementales de suivi pour la prévention de la radicalisation et l’accompagnement des familles (CPRAF) qui réunissent de nombreux acteurs : police, justice mais aussi collectivité locale, éducation nationale, service sociaux, pôle emploi, missions locales, etc.
« Un pas supplémentaire dans l’amalgame »
Quelles vont être les conséquences de ce croisement de données pour les personnes hospitalisées d’office avant ou pendant une incarcération ? L’avis du Docteur Michel David, président de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire.
Les patients concernés sont-ils informés de leur fichage et de ce croisement de données ?
Depuis une loi de 2011(7), l’hôpital est censé faire signer aux patients un formulaire très technique qui récapitule leurs droits, pour dire qu’ils ont été informés à la fois des décisions de privation de liberté et des recours possibles. Mais ces formulaires ne précisent pas qu’ils sont enregistrés dans Hopsyweb. Donc les patients ne le savent pas, et la majorité des soignants ne le sait pas non plus. On ne sait pas non plus si ces formulaires seront actualisés – et comment – suite aux décrets. Enfin, il faut savoir que quand vous êtes aux urgences psychiatriques et qu’il y a une hospitalisation sur demande d’un tiers (SPDT), c’est une situation de crise. On a déjà beaucoup d’informations juridiques à donner au patient et aux tiers : les décisions qu’on prend dans le cadre de soins sans consentement, comment, pourquoi, l’annonce du passage devant le juge… Les patients sont rarement en état de comprendre les informations qui leur sont données, encore moins par écrit. Ces formulaires servent surtout à montrer que le cadre est respecté.
Vous dénoncez les risques de stigmatisation induits par ce croisement de fichiers. Pouvez-vous détailler ?
Il y avait déjà un amalgame entre maladie psychique et dangerosité. Pour nous les psychiatres, ces décrets franchissent un pas supplémentaire dans l’amalgame, en faisant un lien avec la radicalisation et même le terrorisme. Alors qu’en réalité, c’est extrêmement rare que les patients hospitalisés tiennent des propos extrémistes. Quand c’est le cas, c’est parce qu’ils sont malades et délirants, pas qu’ils sont dans des réseaux terroristes. La Cnil pointe aussi de potentielles atteintes au secret médical avec la possibilité pour le ministère de l’Intérieur de demander des informations supplémentaires aux Agences régionales de santé, lorsqu’il apprend qu’une personne est dans les deux fichiers. Ce qui risque de poser un autre problème : inversement, des agents de l’ARS pourraient être au courant de choses qu’ils ne devraient pas savoir sur les patients – à commencer par le fait qu’ils sont soupçonnés de radicalisation ou de terrorisme. Alors que dans le FSPRT, il y a des gens identifiés à tort comme radicalisés ou terroristes. Bref, on ne connait pas le détail du préjudice pour nos patients, et c’est bien le problème. En tous cas, il y a une dérive et une surenchère dans le fichage qui est inquiétante.
Concrètement, quels sont d’après vous les risques pour les patients détenus concernés par ce fichage ?
On a peur que les juges soient plus frileux vis-à-vis de ces patients, que ça implique des conséquences sur les aménagements de peine. Au-delà du cas des personnes détenues, ce que craignent les associations de représentants des usagers comme l’Unafam (8), c’est qu’à cause du fichage systématique, des tiers renoncent à faire hospitaliser leurs proches – et donc qu’il y ait une conséquence sur le recours aux soins.
Recueilli par Sarah Bosquet
(7) Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge.
(8) L’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques.