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Violences carcérales : au carrefour des fausses routes

Prisons conçues pour empêcher les contacts humains, empilement de dispositifs techniques de contrôle ou de coercition, accumulation des contraintes et sanctions sur les détenus les plus « difficiles »… La politique de sécurité en prison apparaît comme un croisement de fausses routes générant toujours plus de violence.

La prison est violente. Les faits divers carcéraux se succèdent : prises d’otages, agressions contre des détenus ou des personnels, mutineries, évasions, suicides… Et les médias omettent bien souvent d’en relater le contexte, réduisant la violence à celle des personnes enfermées. « Reconnaître la prison comme une violence institutionnelle nous semble être un préalable à toute réflexion sur les causes et les réponses » à apporter aux violences, affirmait le Syndicat national des directeurs pénitentiaires en 2010. Et d’ajouter : « Qui peut honnêtement nier que priver une personne de sa liberté d’aller et venir, même si cette privation est justifiée, ne constitue pas une violence ? Reconnaître qu’entasser 22 heures sur 24 heures deux voire trois personnes dans 9 m2 est nécessairement une cause de violence, reconnaître que des gestes professionnels mal exécutés, robotisés ou dénués de toute humanité engendrent des passages à l’acte hétéro-agressif, […] bref reconnaître que l’enfermement tel qu’il est actuellement organisé est en lui-même générateur de violence » (1). Des chercheurs écossais ont évalué ce qui générait de la violence en milieu carcéral : il y a « l’empêchement des relations avec l’extérieur », « l’impossibilité d’échapper au regard d’autrui à un moment quelconque » de la journée de détention, « la programmation de toutes les activités en fonction des exigences de l’institution », la « scission fondamentale entre un grand groupe » de personnes détenues et un « petit groupe » de personnels pénitentiaires qui « disposent d’un quasi-monopole sur l’information et le processus décisionnel »… L’absence de communication entre le personnel et les détenus a enfin « une influence puissante » (2). David J. Cooke explique ainsi que dans la violence carcérale, « l’individu n’est que la moitié de l’équation. Il est certain que si vous maintenez des personnes ayant des antécédents violents dans un environnement néfaste, la violence sera au rendez-vous ».

À défaut de parole reconnue

En France, certains de ces facteurs ont aussi été repérés. L’absence de reconnaissance d’un droit d’expression aux prisonniers et, concrètement, le manque de possibilités de se faire entendre, ont souvent été pointés. La sociologue Antoinette Chauvenet l’a dit et le redit : « C’est justement parce que les détenus se voient refuser les moyens de se faire entendre pacifiquement qu’ils agissent par les moyens qui leur sont laissés, en retournant contre eux-mêmes, contre autrui ou contre l’organisation, les armes de cette dernière, la violence ou la peur, et créent des incidents ». La parole des détenus a perdu toute valeur, elle se cogne contre des murs. « On peut parler, demander », témoigne Eric Sniady, en semi-liberté après 27 ans de détention. Le problème « c’est surtout qu’on ne nous répond pas, notre question est déviée. Et puis maintenant, tout est basé sur le sécuritaire, portes fermées et tout, pas sur le dialogue ». Deux groupes de travail de l’administration pénitentiaire sur la violence ont préconisé en 2009 et 2010 l’instauration d’espaces de dialogue, de négociation, de « conflictualisation ». Quelques rares chefs d’établissement les ont déjà mis en place, tel Jean-Philippe Mayol à la centrale d’Arles. Des réunions de « consultation de la population pénale » ont intégré le fonctionnement de la prison, avec pour objectif « de travailler ensemble sur l’organisation du quotidien : liens familiaux, cantines, activités, équipement des salles d’activité et des cours de promenade, etc. » Les tentatives de généraliser ces dispositifs se sont toutes heurtées à l’opposition des syndicats de surveillants. « Il convient de rappeler que la majorité des organisations professionnelles est fermement opposée à toute notion ou organisation d’une représentation collective et institutionnelle des détenus », indiquait le rapport Lemaire en 2010.

Le rapport de force : en sortir ou pas

Dans la loi pénitentiaire de 2009, le législateur a réduit l’idée à peau de chagrin en instaurant un système de consultation des personnes détenues « sur les activités qui leur sont proposées ». Cinq ans plus tard, cet article 29 n’est toujours pas appliqué, hormis dans une minorité de prisons. L’administration pénitentiaire en est à envisager de décider que cette consultation soit mise en œuvre « prioritairement » dans les maisons centrales (3). Ce qui suffit à relancer la polémique syndicale, FO-pénitentiaire en tête : « Sous couvert de gentilles petites réunions pour savoir si nos chers pensionnaires vont faire du Scrabble ou du tricot, la garde des Sceaux abat le mur qui nous sépare des comités de détenus et à moyen terme des syndicats de détenus ! » (4). Le chercheur Christian Mouhanna décrypte : « Mettre en place un dialogue au sein de la prison oblige à secouer une certaine inertie, à innover, voire à se heurter à la pression du personnel. […] Individuellement, les surveillants peuvent être partants pour une évolution de leur métier. Mais collectivement, le groupe est contre. Il y a une espèce de honte à reconnaître un rôle social et le fait qu’on ne peut pas être uniquement dans le rapport de force. (5) » A Arles, Jean-Philippe Mayol s’est lui aussi heurté à des « opposants fermes » au sein du personnel, « incapables de remettre en cause des pratiques peu efficaces ». Ce qui ne l’a pas empêché de mettre en place, outre les réunions de consultation des détenus, toute une série de dispositifs de prévention de la violence par la médiation et la gestion des conflits, des formations communes surveillants-détenus, des rôles de « détenus facilitateurs »… avec pour effet une forte diminution des violences, une transformation des relations dans la prison et un recours devenu exceptionnel aux mesures disciplinaires. En dehors de ces expériences locales, la culture de la coercition continue de dominer. Le fait de signer une pétition reste constitutif d’une faute disciplinaire et les « mouvements collectifs » de détenus sont sévèrement réprimés, à coups de mise au quartier disciplinaire, transfert imposé, intervention musclée des ERIS, équipes d’intervention créées sur le modèle du GIGN. Et les mouvements collectifs, étonnamment, augmentent : 667 en 2011, 874 en 2012, 1 111 en 2013.

« Les effets inverses à ceux recherchés »

Le fait divers carcéral emporte lui aussi son lot d’annonces de nouveaux dispositifs techniques sécuritaires, dits de « sécurité passive ». Ils s’empilent et absorbent l’essentiel des investissements budgétaires. Le plan sécurité de Christiane Taubira présenté en juin 2013 n’y fait pas exception : renforcement des filets, glacis, concertinas, de la vidéosurveillance et des équipes cynotechniques… Pour un total de 33 millions d’euros venant augmenter de 105 % le budget dédié à la sécurité passive en 2014. Ce plan intervenait en réponse aux pressions syndicales contre la limitation des fouilles à nu prévue par l’article 57 de la loi pénitentiaire. Au lieu de saisir l’occasion d’inscrire cette avancée pour la dignité des personnes détenues dans un mouvement plus large privilégiant la « sécurité dynamique », fondée sur la relation et la prévention, le ministère a apporté des « compensations » empruntant à la culture défensive de gestion des prisons. Peu importe que cela ne marche pas, que cela produise toujours plus de violence et de destruction des Hommes. Et le même syndicat de directeurs (SNDP) de regretter que « ce plan, au lieu d’engager une réforme structurelle sur la prise en charge globale des détenus, se caractérise par un chapelet de mesures de sécurité passive coûteuses et à l’efficacité douteuse (6) ». Antoinette Chauvenet confirme : cette approche produit « les effets inverses de ceux recherchés ». Par exemple, « tous les dispositifs accumulés de sécurité périmétrique ont certainement pour effet de limiter le nombre d’évasions, mais à un coût énorme », celui de moyens utilisés « de plus en plus violents », car « on ne peut plus s’évader avec une corde fabriquée avec des draps ». En outre, cela renforce les violences quotidiennes en détention, car « l’espoir de l’évasion fait vivre, tandis que le désespoir rend violent ». Ce même désespoir des détenus affectés dans la nouvelle centrale de Condé-sur-Sarthe, conçue comme un quartier d’isolement géant, où les détenus deviennent prêts à tout pour être transférés.

Organiser une vie sociale au lieu d’isoler

Concevoir le quotidien carcéral dans le sens du développement d’une vie sociale à l’intérieur des murs, cela figurait aussi parmi les préconisations des groupes de travail sur la violence. A bannir, l’approche considérant le regroupement de détenus comme « la première cause d’insécurité », avec pour corollaire des prisons construites « de façon à isoler les détenus ». La peine ne peut en effet « avoir de sens et le travail de réinsertion se faire que dans la mesure où ils sont adossés à la vie sociale » (7). Plutôt que « la situation actuelle où les détenus sont alternativement exclus (enfermés en cellule) et livrés à eux-mêmes (en cours de promenade) », il s’agirait « d’organiser une communauté digne de ce nom, d’y faire participer les détenus. Penser en termes de communauté permet de passer d’un objectif de correction du détenu à un objectif de mobilisation de ses ressources » (8). Une telle approche prévaut déjà dans certaines expériences étrangères. La prison de Grendon en Angleterre accueille depuis 50 ans des détenus considérés comme les « plus difficiles », souvent auteurs de violences graves. Elle est organisée en cinq quartiers formant chacun une « communauté » de 40 personnes. Chaque communauté élabore son propre règlement intérieur, gère elle-même les questions de vie quotidienne et les conflits, dans le cadre de réunions hebdomadaires auxquelles participent détenus et personnels. Les réponses privilégiées en cas de violences ou autres incidents sont la régulation en groupe, la réparation du dommage causé, l’invitation à participer à un programme thérapeutique… Chaque détenu se voit confier une tâche ou un rôle d’intérêt général. Il ne passe que ses nuits en cellule, ses journées étant consacrées à des activités thérapeutiques, de formation, de travail, aux réunions communautaires et à des temps libres. Selon l’Inspecteur en chef des prisons britanniques, l’impact positif de cette organisation est indéniable : procédures disciplinaires devenues exceptionnelles, forte diminution des « transgressions, automutilations, niveaux de violence bien moindres ». Voire pour certains détenus, « une occasion de trouver qui ils sont », de sortir du « cercle vicieux du désespoir ».

L’impasse des régimes fermés

Favoriser la vie sociale à l’intérieur des murs, c’est aussi aligner le plus possible les conditions de vie sur celles de l’extérieur. Cela implique notamment de « permettre une liberté de circulation » au sein des établissements, y compris en maison d’arrêt. Ce fonctionnement « rend les détenus beaucoup moins dépendants des personnels, réduisant ainsi les occasions de tension », argue le groupe de travail sur la violence (9). Tout l’inverse des régimes « portes fermées » qui ont été assouplis puis remis en place dans les établissements pour longues peines et auxquels la direction de l’administration pénitentiaire semble attachée. Dans un document de travail sur les maisons centrales, la récurrente réouverture des portes des cellules est déplorée, au nom du « sentiment d’une lutte de territoire que l’administration a perdue ». Cette « démission » est interprétée comme à l’origine d’« incidents graves » (10). Et la directrice de l’AP Isabelle Gorce de défendre l’option française de réserver un assouplissement du régime de détention à des publics ne posant pas de difficultés : « Nous avons besoin d’établissements très sécurisés pour accueillir les détenus les plus dangereux, mais il nous faut aussi des prisons avec des régimes plus collectifs pour ceux qui ne posent pas de problème, avec des espaces communs en plus grand nombre » (11). Une option très contestable, alors que des régimes ultrasécurisés sont justement à l’origine de situations intenables et d’escalades dans la violence. Le groupe de travail sur la violence l’avait bien souligné : « Dans la conception actuelle de la sécurité la prise en compte d’une différenciation des publics signifie le risque de recréer des quartiers où on est incapable de donner une vie normale aux détenus en dehors de l’isolement. C’est là une violence institutionnelle très forte. Le groupe préconise la création de très petites unités de vie qui favorise un accès facilité aux divers intervenants et activités. »

Il n’est là plus question de saupoudrer quelques mesures visant à obtenir l’ordre en détention.

A travers le prisme de la violence carcérale, c’est rapidement l’ensemble de l’approche du quotidien en prison, du traitement réservé aux personnes détenues et du sens de la peine qui sont en cause. Il n’est là plus question de saupoudrer quelques mesures visant à obtenir l’ordre en détention. « La sécurité dynamique n’a de sens que si l’on y croit vraiment. S’il s’agit juste de limiter les dégâts, cela ne permet pas de réduire véritablement le nombre d’incidents », insiste Antoinette Chauvenet. Le directeur Jean-Philippe Mayol confirme : « Nous ne pouvions pas faire semblant. Nos procédures ne s’appuyaient pas sur des discours convenus. Il fallait être persuadé de l’efficacité de ces pratiques. A ces conditions, rien ne résiste à la motivation ». Une motivation qui trouve sa source dans une autre approche de la délinquance, ne réduisant plus les personnes détenues à leur infraction, « sollicitant leurs compétences et talents », ajoute Antoinette Chauvenet. Un revirement culturel qui dépasse les murs de la prison.

Par Sarah Dindo

1 Groupe de réflexion sur les violences à l’encontre des personnels pénitentiaires, rapport P. Lemaire, mai 2010.

2 D.J. Cooke, L. Johnstone, L.Gadon, « Situational risk factors and institutional violence », Scottish Prison Service Occasional Paper n°1, 2008.

3 Ministère de la Justice-DAP, Fonctionnement des maisons centrales : éléments pour l’élaboration d’un projet d’établissement type, document de travail non publié, mai 2014.

4 « Des «syndicats de détenus» ? Un article de la loi pénitentiaire fait polémique », La Voix du Nord, 20 juin 2014.

5 Libération, 19 avril 2014

6 Syndicat national des directeurs pénitentiaires, communiqué du 7 juin 2013.

7 Groupe de travail DAP, document du 20 mars 2008.

8 Groupe de travail DAP, Recommandations, 15 octobre 2008.

9 Groupe de travail DAP, document du 18 avril 2008.

10 Ministère de la Justice-DAP, op.cit., mai 2014.

11 Le Monde, 6 juin 2014.