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Visio-audience : les droits des détenus malmenés

Poussée par le contexte sanitaire, la visio-audience fait une percée significative dans les tribunaux. Depuis leur lieu de détention, les personnes incarcérées sont ainsi entendues par les magistrats à travers un écran. Malgré des progrès techniques, ce dispositif qui répond essentiellement à des besoins économiques et pratiques, ne permet qu’une justice dégradée.

En 2020, le recours aux « visio-audiences » a bondi avec les mesures sanitaires dictées par l’épidémie de Covid-19. Le contexte n’a fait qu’accroître un phénomène existant(1). Née à la fin des années 1990 d’une innovation ponctuelle et locale pour pallier l’absence de magistrats dans l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, la visio-audience s’est progressivement généralisée à toutes les juridictions et à tous les stades de la procédure pénale(2), de la garde à vue à l’exécution des peines, exception faite de la comparution aux assises.

À partir des années 2000, la visioconférence a en effet été identifiée comme une solution pour compenser le manque de moyens de l’administration pénitentiaire, chargée de réaliser les escortes judiciaires vers les tribunaux. Bien que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) plaide pour que « les économies réalisées sur les coûts des extractions ou les difficultés de réunir les escortes nécessaires ne constituent pas, en principe, des motifs suffisants pour recourir à la visioconférence »(3), son usage s’inscrit de plus en plus dans une logique managériale soutenue par le ministère de la Justice : il s’accompagne d’un objectif de performance mesuré en nombre d’utilisations, et de prévisions(4). Ainsi, en 2018, le recours à la vidéo en substitution des extractions judiciaires représentait 18,8 % des audiences. Après une forte progression les années suivantes, l’administration pénitentiaire prévoit la stabilisation de ce taux à 28 % en 2022, avec une possible croissance jusqu’à 30 % en 2023(5).

La visioconférence permet aussi aux juges de l’application des peines de faire l’économie des déplacements en détention et des contraintes afférentes. Si tous les magistrats de son service au tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence ont repris les audiences en présentiel et qu’il n’envisage pas lui-même le recours à la visio en dehors de la crise sanitaire, Benoit Vandermaesen, juge de l’application des peines (JAP) coordonnateur, reconnaît : « Les contraintes d’accès aux établissements pénitentiaires nécessitent beaucoup de temps avant d’accéder à la salle des débats, c’est assez pénible. Nous sommes débordés de partout, et le peu de temps qu’on gagne, c’est déjà ça. » La visio permet parfois une plus grande souplesse : « En prison, si le débat se termine après 18 heures par exemple, on nous fait gentiment signe d’y mettre un terme parce qu’on passe au service de nuit. On a donc tendance à être plus expéditif. » Utilisée de façon occasionnelle, la visio-audience peut en outre « éviter, lorsque la comparution d’une personne paraît difficile à organiser, que le juge ne renvoie l’affaire ou même décide de se prononcer en renonçant à entendre la personne appelée à comparaître », note le CGLPL(6). Le dispositif a évidemment rendu ce service pendant les confinements. Il peut aussi dispenser des personnes incarcérées loin de leur juridiction d’être transférées vers une autre prison en vue de la tenue d’une audience. Néanmoins, de façon générale, la primeur de considérations pratiques sur le souci de rendre une justice qualitative est dénoncée par les professionnels du droit. « Le lien d’humanité qui unit les participants à un procès, à un débat judiciaire, ne saurait être encore une fois abîmé, pour pallier le refus du gouvernement de donner des moyens dignes à la Justice », rappelaient ainsi le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France dans un communiqué commun en 2020(7).

Les droits de la défense mis à mal

L’un des enjeux autour duquel se cristallisent les débats est l’exercice du droit à la défense, fréquemment malmené par la configuration des visioconférences. « La difficulté la plus importante que pose la visio est, à mon sens, la localisation de l’avocat », souligne Benoit Vandermaesen. Certains décident de se rendre en détention, pour être auprès de leur client. D’autres préfèrent plaider au tribunal, face aux magistrats. Dans les deux cas, la situation n’est pas idéale. « Je me trouvais au tribunal pour une visio-audience. Le magistrat a interrogé mon client, mais la façon dont la question a été posée n’avait pas lieu d’être. Je suis intervenue, mais mon client ne m’a pas entendue. Il a répondu à la question posée, ce qui a causé un préjudice flagrant à la défense. Depuis ce jour, je plaide toujours à côté de mon client », relate Maritxu Paulus Basurco, avocate au barreau de Bayonne. Ce qui n’est pas sans poser d’autres problèmes. Comme le cadrage de l’image qui ne montre parfois que la personne qui prend la parole. Dans ce cas, « je ne peux pas observer la réaction du parquet quand j’échange avec le juge, regrette l’avocate. Je ne suis pas présente non plus avant que l’audience commence, alors que c’est important, dans notre métier, de pouvoir se présenter aux magistrats quand on arrive ». Pour d’autres conseils, il est préférable de se trouver près des magistrats : « J’ai déjà plaidé à côté de mes clients, mais parfois les juges grimacent, comme s’ils ne nous entendaient pas bien, ne nous comprenaient pas bien », explique Benoit David, avocat au barreau de Paris.

Face à ces difficultés, certains avocats sont amenés à prendre des dispositions démesurées. « Dans des dossiers où il y avait un réel enjeu de perpétuité, dans lequel on ne peut laisser le moindre détail au hasard, on a déjà fait le choix d’intervenir à deux avocats, chacun d’un côté de la visio, confie Maritxu Paulus Barusco. Mais imaginez ce que cela signifie pour le client, en termes financiers notamment. » Quand, en plus, la barrière de la langue vient entraver les discussions, la visio-audience peut rapidement tourner à la mascarade. Pour les personnes détenues qui ne maîtrisent pas le français, la position du traducteur à leurs côtés semble évidente. Pourtant, cela n’est pas toujours le cas. « Lors d’une audience, alors que j’étais avec mon client en prison, j’ai eu la surprise de découvrir que le traducteur se trouvait au tribunal à Paris, donc de l’autre côté de la caméra, décrit l’avocate. Ça a été une catastrophe. Soit on ne le voyait pas, soit on ne voyait que lui et plus le tribunal. »

En outre, la distance complique la production et l’accès à certaines pièces du dossier. Des justiciables arrivent parfois à l’audience avec une pochette de documents qu’ils ont préparés. Dans le cas d’une visio-audience, il faut alors demander à un gardien de les faxer au tribunal, « ce qui vient alourdir des audiences déjà chargées », précise Morgan Donaz-Pernier, vice-président chargé de l’application des peines au tribunal judiciaire de Marseille. Par ailleurs, lorsque les avocats plaident depuis la prison, ils n’ont pas accès aux documents qui sont versés au dossier juste avant l’audience : « Nous recevons, à Aix, les rapports du service pénitentiaire d’insertion et probation et l’avis du représentant de l’administration pénitentiaire au dernier moment pour les débats contradictoires, ce qui pose déjà problème lors d’une audience en présentiel. Donc si les débats se déroulent en visio, quand l’avocat choisit d’être auprès de son client, il n’a pas connaissance de ces documents avant l’audience », remarque Benoit Vandermaesen.

Des détenus étrangers à leur audience

Malgré des améliorations techniques apportées au fil des années, la qualité sonore reste par ailleurs problématique. « Je suis passé en visio-audience devant le juge des libertés et de la détention. Il y avait beaucoup de décalage, j’ai été obligé de me répéter à plusieurs reprises », écrit un détenu. La qualité du son est d’autant moins bonne qu’en prison, l’écran de télévision est protégé par un coffrage vitré. Du côté des magistrats, l’inconfort est similaire : « On ne sait pas si la personne entend bien ou comprend bien ce que l’on dit, indique Morgan Donaz-Pernier. Si elle ne se manifeste pas, on ne va pas forcément se répéter. » De fait, le langage du corps est quasiment neutralisé : « Beaucoup de choses se jouent dans la façon de se présenter. Mais on perçoit moins ce qui relève de la communication non verbale, du comportement, de l’attitude, du regard », souligne ce même magistrat. L’impression de ne pas être écoutées revient d’ailleurs souvent dans les témoignages des personnes détenues. « Le ressenti a été très mauvais. Un président plongé dans ses lectures et pas attentif à mes propos », déclare un détenu à propos d’une demande de mise en liberté en 2017. Une expérience partagée par un autre détenu : « On a le sentiment de ne pas avoir eu la parole et que la réponse sera négative automatiquement. » Le suivi des débats par écran interposé nécessite par ailleurs de mobiliser une attention particulière. Des avocats prennent du temps avec leur client pour revenir sur ce qui a été dit et par qui, car ce dernier ne voyait pas toujours qui était en train de parler. « Cet exercice n’est pas forcément quelque chose de familier pour eux, certains perdent le fil en cours d’audience », indique Maritxu Paulus Basurco. Et ce d’autant plus qu’ils sont parfois déconcentrés par les bruits environnants de la prison. À la maison d’arrêt de Nanterre par exemple, « le local dans lequel se déroule la visioconférence est situé à côté du greffe et on entend tous les bruits de la prison, les portes qui claquent, les hurlements », dépeint Benoit David.

Pour toutes ces raisons, certains acteurs font part d’expériences d’audiences en visio plus expéditives que les débats en physique. « J’essayais de préparer les personnes que je suivais au fait qu’elles allaient avoir un temps d’échanges réduit, compliqué par le fait que les acteurs derrière l’écran parlent entre eux, n’écoutent pas forcément la personne détenue de l’autre côté », explique Arnaud Déméret, secrétaire du syndicat CGT-Insertion robation de Dordogne. Morgan Donaz-Pernier précise : « L’audience est déjà un moment un peu compliqué en tant que tel, et le recours à ce procédé l’accentue. Au-delà des péripéties techniques – son haché, image pixellisée – souvent il ne permet pas un véritable échange. Le procédé éloigne la personne détenue, de façon importante, de ce qui est en train de se jouer. »

Finalement, la notion d’un « espace partagé » par l’ensemble des participants d’une audience, éclaté par la distance qui sépare le justiciable du tribunal, engendre une déshumanisation des débats. Parfois, celle-ci va jusqu’à avoir des conséquences psychiques importantes pour les personnes audiencées. Arnaud Déméret témoigne d’un détenu qui a eu « l’impression qu’on lui passait une vidéo pré-enregistrée, tant il y a eu peu de communication avec lui ». Le détenu souffrait d’un sentiment de paranoïa qui a été significativement accentué par l’expérience de cette visioconférence. Il a dû être hospitalisé.

Si ce cas extrême reste heureusement exceptionnel, le sentiment de déréalisation, d’être le spectateur impuissant de sa propre audience semble largement partagé, et est amplifié par l’extinction soudaine de l’écran qui marque généralement la clôture des débats. « Quand la télé s’éteint d’un coup à la fin des échanges, c’est violent pour notre client, ça le laisse perdu, décrit Maritxu Paulus Basurco. Il a vu passer quelque chose, mais ne l’a pas vraiment vécu. »

par Pauline Petitot


Le consentement du détenu : un accessoire ?

Les détenus qui ont fait l’expérience d’une visio-audience ne souhaitent généralement pas la renouveler. Cependant, le consentement de la personne incarcérée n’est requis que dans certaines hypothèses, listées par l’article 706-71 du code de procédure pénale. Ainsi, elle peut accepter ou refuser la visioconférence pour sa comparution devant le tribunal correctionnel. Il en est de même lorsqu’il s’agit d’une audience dans laquelle il doit être statué sur le placement en détention provisoire ou la prolongation de celle-ci, ou encore en appel d’une décision de refus de mise en liberté. Dans les autres cas, l’usage de la visioconférence peut lui être imposé. Les textes encadrent donc la notion de consentement dans les phases d’instruction et de jugement, mais n’abordent pas le domaine de l’application des peines, laissant la question ouverte. De façon globale dans le droit, « cette matière subit en effet un certain ‘‘oubli’’ du législateur, note Morgan Donaz-Pernier, vice-président chargé de l’application des peines au tribunal judiciaire de Marseille. Au sein du service nous considérons que le détenu n’a pas vraiment le choix ». Une interprétation également privilégiée par Benoit Vandaermaesen, juge de l’application des peines coordonnateur du TJ d’Aix-en-Provence, qui ajoute qu’en appel, « le code de procédure pénale prévoit que le débat contradictoire se tient hors la présence du condamné sauf si la chambre d’application des peines en décide autrement ». Vu sous cet angle, la question du consentement en post-sentenciel apparaît même presque accessoire.


(1) 39 245 visio-audiences ont eu lieu en 2020, contre 20 558 en 2019. Au 25 novembre, 28 813 visio s’étaient tenues en 2021.
(2) La visioconférence a été introduite dans le Code de procédure pénale par la loi n°2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne.
(3) Avis du CGLPL du 14 octobre 2011 relatif à l’emploi de la visioconférence à l’égard de personnes privées de liberté.
(4) « La visioconférence comme mode de comparution des personnes détenues, une innovation “managériale” dans l’arène judiciaire », Laurence Dumoulin et Christian Licoppe, Droit et société n°90, 2015.
(5) Projet annuel de performances, annexe au PLF 2022, DAP.
(6) Ibid.
(7) « La visio. Non, ce n’est pas une “bonne pratique” ! », 18 septembre 2020.