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« Quartiers de lutte contre la criminalité organisée » : quand la paranoïa sécuritaire justifie la négation des droits

Ce mardi 4 mars, le garde des Sceaux est auditionné par la commission des lois de l’Assemblée nationale avant que ne commence, demain, l’examen de la proposition de loi « Sortir la France du piège du narcotrafic » après son adoption au Sénat.

Cette proposition de loi comptait de nombreuses sources d’inquiétudes, notamment en termes d’élargissement du recours à la détention provisoire qui concerne déjà 21 631 personnes détenues au 1er février. Hier, dans une temporalité qui annihile toute possibilité d’un débat démocratique et éclairé, le gouvernement a de plus concrétisé par voie d’amendement les annonces du ministre de la Justice relatives aux quartiers haute sécurité : des « quartiers de lutte contre la criminalité organisée » qui répondraient à un régime carcéral d’isolement quasi-total intrinsèquement attentatoire aux droits fondamentaux des personnes détenues[1].

Initialement destiné aux « 100 plus gros narcotrafiquants », puis à plusieurs centaines de personnes détenues d’ici à 2027, le nouveau régime carcéral proposé par amendement vise des profils bien plus larges. En désignant « les personnes majeures détenues pour des infractions entrant dans le champ d’application des articles 706-73, 706-73-1 ou 706-74 du code de procédure pénale », c’est tout le champ de la criminalité organisée et certains crimes sériels qui est aujourd’hui susceptible d’être concerné. Et ce, que les personnes détenues soient condamnées ou simplement mises en cause – et donc présumées innocentes. Sans compter que le champ d’application de toute nouvelle mesure sécuritaire risque toujours d’être étendu au fil du temps.

Devant être mise en œuvre « afin de prévenir la commission ou la répétition d’une infraction d’une particulière gravité ou lorsqu’il apparaît qu’elles présentent un risque d’atteinte très grave au bon ordre de l’établissement ou à la sécurité publique », la décision de placement appartiendra au garde des Sceaux. Ce nouveau pouvoir discrétionnaire présente un risque évident d’arbitraire tant ces critères sont flous et la paranoïa sécuritaire totale. Et ce n’est que, éventuellement, a posteriori, qu’une telle décision peut être contrôlée par le juge administratif s’il est saisi.

Surtout, la durée de validité de quatre années, renouvelable de manière illimitée, inscrit ce nouveau régime à l’opposé de l’idée selon laquelle l’isolement carcéral doit être le plus court possible. Aucune actualisation régulière de la situation des personnes concernées n’est par ailleurs envisagée, alors même que le Comité européen pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe (CPT) recommande un « réexamen complet » de la mesure d’isolement en vue d’y mettre fin « le plus rapidement possible » dès lors qu’elle dépasse 24 heures, notamment au vu des« effets extrêmement dommageables sur la santé mentale, somatique et le bien-être social » des personnes détenues qui y sont soumises[2].

Si le régime de l’isolement qui existe d’ores et déjà dans les prisons françaises impose des conditions de vie aux personnes détenues à des années-lumière des préconisations internationales[3], le régime carcéral proposé par le gouvernement pousserait bien plus loin encore ses travers. Y seraient en effet automatisées les mesures les plus attentatoires aux droits humains et libertés fondamentales : fouilles à nu systématiques, parloirs hygiaphones, interdiction d’accès aux unités de vie familiale et parloirs familiaux, ou encore restriction drastique de l’accès au téléphone à un minimum de deux heures deux fois par semaine. Et le pire est peut-être encore à craindre, l’amendement prévoyant d’une part que des « impératifs de sécurité » pourront conduire à des « aménagements » portant « atteinte à l’exercice des droits » des personnes détenues, et d’autre part que les conditions d’application seront fixées par décret, hors de tout débat.

Ainsi, le gouvernement propose de créer un quartier sans contact humain, sans activité, sans prise en charge, sans accompagnement. La question du sens de la peine est totalement occultée pour une obsession sécuritaire, feignant d’ignorer les effets néfastes de l’isolement sur la santé des personnes qui y sont soumises, et l’impact à plus long terme sur la préparation et construction d’un projet de sortie. Dans un récent dossier de Dedans Dehors consacré à l’isolement en prison[4], une personne détenue témoignait pourtant : « J’ai l’impression d’être dans un tombeau ». Forts de leur pratique quotidienne, des personnels de santé pointent les conséquences tragiques de la « raréfaction des sensations, des perceptions et des stimulations », assurant que « l’isolement prolongé rend complètement fou »[5]. L’ampleur des atteintes causées par ce régime de détention est telle que la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) rappelle que l’isolement est régulièrement qualifié de « torture blanche »[6].

En voulant créer ses « quartiers de lutte contre la criminalité organisée », le garde des Sceaux propose finalement d’instituer ce qui ressemble dangereusement aux QHS : les quartiers de haute sécurité. La France les avait pourtant abandonnés en 1982, une commission indépendante ayant conclu qu’il était « bien plus à craindre que les séjours [en QHS] n’aggravent, au lieu de tempérer, la dangerosité de ceux qui y sont affectés, ce d’autant plus que ce séjour est prolongé »[7]. Au-delà des insupportables violations des droits que ce projet promet, nul ne peut donc ignorer ses effets probablement contreproductifs.

Contact presse : Jean-Claude MAS – 07 60 49 19 96

[1] Amendement n°CL471.

[2] CPT, 21e rapport général, CPT/Inf (2011) 28.

[3] Fin 2023, plus de 800 personnes étaient à l’isolement dans les prisons françaises. Parmi elles, 769 l’étaient sous le régime de l’isolement administratif. Plus de 35% des personnes détenues isolées par mesure administrative l’étaient depuis plus d’un an, près de 150 personnes étaient isolées depuis plus de deux ans, et quelques dizaines depuis plus de cinq ans.

[4] Dedans Dehors n°122 – mai 2024, Isolement carcéral « je suis dans un tombeau ».

[5] Rapport de la Commission d’enquête sur la situation des prisons françaises (Assemblée nationale, 2000).

[6] CNCDH, « Les droits de l’homme dans la prison », vol. 1, 2007.

[7] Citée par Anne Guérin dans « Prisonniers en révolte » chez Agone (2013).