PPL Narcotrafic – Note sur les prisons haute sécurité
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Le garde des Sceaux a déclaré qu’il soumettrait à votre vote le rétablissement des prisons de haute sécurité par voie d’amendements gouvernementaux dans le cadre des débats parlementaires autour de la proposition de loi « Sortir la France du piège du narcotrafic ».
Le projet du ministre de la Justice est de créer un nouveau régime carcéral qui permette de mettre sur pied une « prison de haute sécurité destinée aux narcotrafiquants, opérationnelle le 31 juillet » et, ainsi, de « les couper du monde ».
Cette temporalité et le passage par voie d’amendements annihilent toute possibilité d’un débat démocratique et informé.
Surtout, le rétablissement des prisons de haute sécurité infligerait de nouveaux traitements inhumains et dégradants aux personnes détenues visées, dont le nombre ne cessera de croître par la suite si cette mesure venait à être adoptée. Le garde des Sceaux a en effet indiqué que « les services évaluent de 600 à 700 le nombre de personnes qu’il faudra isoler totalement », appelant à la création, d’ici 2027, « de quatre à cinq établissements du même genre » pour concerner environ 1 000 personnes détenues. Avec l’« effet cliquet » qui accompagne généralement toute nouvelle mesure sécuritaire, le risque est en outre grand que le régime carcéral d’isolement souhaité par Gérald Darmanin concerne au fil du temps des personnes incarcérées pour d’autres types d’infractions, élargissant le nombre de personnes concernées.
L’Observatoire international des prisons – section française ne peut dès lors que vous encourager à voter contre ces amendements et, ainsi, refuser que soit adopté un régime carcéral attentatoire aux droits fondamentaux, sans contenu et sans issue.
- Vers la banalisation de la « torture blanche » ?
Fin 2023, plus de 800 personnes étaient à l’isolement dans les prisons françaises. Parmi elles, 769 l’étaient sous le régime de l’isolement administratif.
Dans un récent dossier de Dedans Dehors consacré à l’isolement en prison, une personne détenue témoignait : « J’ai l’impression d’être dans un tombeau »[1]. Une autre disait, un an après sa sortie de prison où elle avait passé six mois au quartier d’isolement, être encore murée dans le silence, être devenue claustrophobe et avoir du mal à s’exprimer.
Forts de leur pratique quotidienne, des personnels de santé pointent les conséquences tragiques de la « raréfaction des sensations, des perceptions et des stimulations », assurant que « l’isolement prolongé rend complètement fou »[2]. En 2000, l’Assemblée nationale critiquait les « conséquences désocialisantes et psychiquement déstructurantes d’une décision de mise à l’isolement ».
Le Comité de prévention de la torture du Conseil de l’Europe pointait pour sa part en 2011 les « effets extrêmement dommageables sur la santé mentale, somatique et le bien-être social », et soulignait le nombre « considérablement plus élevé de suicides » parmi les personnes détenues placées à l’isolement que dans le reste de la détention[3].
L’ampleur des atteintes causées par ce régime de détention est telle que la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) rappelle que l’isolement est régulièrement qualifié de « torture blanche »[4].
Au vu des effets potentiellement dévastateurs que l’isolement entraîne sur les personnes détenues, toutes les recommandations vont dans le sens d’un recours exceptionnel et pour une durée la plus courte possible.
- La généralisation du recours à l’isolement à titre préventif
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) préconise de ne recourir à l’isolement « qu’exceptionnellement et avec beaucoup de précautions ». Selon la circulaire de 2011 qui encadre l’isolement dans les prisons françaises, celui-ci ne peut être envisagé « que s’il n’existe pas d’autre possibilité de répondre aux risques identifiés, et sur le fondement d’éléments sérieux, circonstanciés et individualisés ».
Le ministre de la Justice n’a cependant apporté au débat public aucun élément permettant de garantir que ce cadre juridique soit respecté. Il a d’abord été question des « 100 plus gros narcotrafiquants » puis des « 100 narcotrafiquants les plus dangereux » pour finalement arriver à environ 1 000 personnes condamnées ou prévenues – et donc incarcérées présumées innocentes, dans l’attente d’être jugées – pour des faits de narcotrafic et susceptibles d’avoir des contacts avec l’extérieur.
Un isolement administratif donc, prononcé à titre préventif, à partir d’une évaluation de « la dangerosité, […] à savoir la capacité à commanditer des assassinats, à corrompre, à menacer, à diriger leurs trafics depuis leur prison ». C’est un terreau de décisions arbitraires, qui ne seront contrôlées qu’a posteriori par le juge administratif, et qui auront tout de sanctions punitives. Pour des faits supposés qui, s’ils sont identifiés par des éléments objectifs, pourraient donner lieu à l’ouverture d’enquêtes et donc des mesures judiciaires autorisant un contrôle par un magistrat indépendant. Le recours à l’administratif ne servira donc ici que des intérêts sécuritaires.
- Un régime carcéral à l’isolement prolongé
« Je souhaite que ces détenus soient affectés dans les prisons de haute sécurité pour quatre ans renouvelables, par décision ministérielle. » Outre l’absence totale de garantie d’un renouvellement limité, par exemple, à l’existence de nouveaux éléments, la durée d’isolement annoncée et la possibilité de son renouvellement (a priori illimité) vont à l’encontre de l’idée selon laquelle l’isolement comme mesure administrative doit être de la durée la plus courte possible.
Le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe recommande en ce sens un « réexamen complet » de la mesure dès qu’elle dépasse 24 heures en vue d’y mettre fin « le plus rapidement possible ». L’objectif est de « réduire le recours à l’isolement au minimum absolu ». Parce que les effets potentiellement dévastateurs que l’isolement peut avoir pour les personnes détenues est largement documenté.
En dépit des recommandations internationales à ne pas recourir à l’isolement prolongé, et ainsi à plafonner à 15 jours sa durée maximale, le droit français ne connaît lui aucune limite. Fin 2023, plus de 35% des personnes détenues isolées par mesure administrative l’étaient depuis plus d’un an, près de 150 personnes étaient isolées depuis plus de deux ans, et quelques dizaines depuis plus de cinq ans.
Si l’isolement administratif dans les prisons françaises tel qu’il existe aujourd’hui est déjà à des années-lumière des préconisations internationales, le régime carcéral proposé par le ministre de la Justice pousserait ses travers à leur paroxysme.
- Un isolement ultrasécuritaire, sans aucune perspective d’accompagnement
Par ailleurs, selon les instances internationales, tout isolement administratif doit s’accompagner d’un « programme individualisé, axé sur la manière de traiter les motifs de l’isolement » et de « réintégrer le régime normal »[5]. Avec un programme qui « devrait chercher à maximiser les contacts avec autrui […] et proposer un éventail d’activités le plus vaste possible pour occuper les journées ».
Dans le régime carcéral voulu par le garde des Sceaux, il n’en est rien. L’isolement serait poussé à son paroxysme et le sécuritaire serait omniprésent : parloirs avec hygiaphone, fouille systématique après les parloirs, suppression de l’accès aux unités de vie familiale, généralisation de la visioconférence afin d’éviter les sorties et notamment les extractions médicales, communications téléphoniques contrôlées par l’administration drastiquement réduites (trois fois deux heures par semaine).
En résumé : pas de contact humain, pas d’activité, pas de prise en charge, pas d’accompagnement, traitement ultrasécuritaire et zéro réflexion sur la préparation à la sortie de prison. La question du sens de la peine est totalement occultée comme s’il s’agissait de quelque chose d’annexe. A aucun moment n’est interrogé l’impact de l’isolement sur les personnes qui seraient soumises à ce régime, et les effets à plus long terme, notamment en termes de construction d’un projet de sortie.
- Des prisons haute sécurité qui n’ont rien de nouveau
« C’est la première fois, dans l’histoire carcérale française, que nous créons une telle prison », affirme le garde des Sceaux.
L’isolement carcéral n’a toutefois rien d’une nouveauté. Déjà, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’administration pénitentiaire avait institué des quartiers destinés à regrouper les prisonniers jugés comme étant les plus dangereux.
Formalisé en mai 1975 sous l’appellation de QHS (quartiers de haute sécurité), ce projet a été révoqué en 1982 par Robert Badinter à l’aune des conclusions d’une commission indépendante. Cette dernière jugeait en effet qu’il était « bien plus à craindre que les séjours [en QHS] n’aggravent, au lieu de tempérer, la dangerosité de ceux qui y sont affectés, ce d’autant plus que ce séjour est prolongé »[6]. En lieu et place, le garde des Sceaux d’alors instituait les quartiers d’isolement que nous connaissons aujourd’hui.
L’ONG italienne Antigone dénonce le « processus de normalisation » du régime 41-bis dont s’inspire le ministre de la Justice. Régime qui, pensé comme une mesure d’urgence en 1975, « est devenu la pierre angulaire du système, et à temps indéterminé ». Elle souligne également son caractère « inhumain ».
Quant au Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe, il a, dans son rapport de visite en 2020, appelé « les autorités italiennes à engager une réflexion sérieuse […] sur le régime de détention 41-bis », en tenant compte de l’article 27 de la Constitution, selon lequel les peines ne peuvent consister en des traitements contraires au sens de l’humanité et doivent viser à la rééducation du condamné.
[1] Dedans Dehors n°122 – mai 2024, Isolement carcéral « je suis dans un tombeau ».
[2] Rapport de la Commission d’enquête sur la situation des prisons françaises (Assemblée nationale, 2000).
[3] CPT, 21e rapport général, CPT/Inf (2011) 28.
[4] CNCDH, « Les droits de l’homme dans la prison », vol. 1, 2007.
[5] CPT, 21e rapport général, CPT/Inf (2011) 28.
[6] Citée par Anne Guérin dans « Prisonniers en révolte » chez Agone (2013).