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Lettre au garde des Sceaux

« Je viens par ces quelques lignes vous relater ma détention. Je m’appelle Pierre, je suis incarcéré depuis décembre 2020. En 2016, j’ai été jugé pour un vol datant de 2014, d’une valeur de 1000 euros, et condamné à une peine de huit mois de prison avec sursis. Il est vrai que j’avais déjà un casier judiciaire et déjà fait de la détention auparavant. J’ai accepté cette condamnation et ai décidé à ce moment-là de reprendre ma vie en main et pied dans la société. Depuis cette condamnation, je me réinsère : je mène une vie stable, je travaille. En 2017, je décide même de me ‘‘battre’’ afin de récupérer la garde totale de mon fils de 9 ans, qui malheureusement n’a connu depuis son enfance que l’aide sociale à l’enfance et les familles d’accueil. Sa mère ayant été reconnue incapable de s’en occuper par le juge des affaires familiales, j’ai obtenu cette garde après avoir prouvé que je pouvais être aujourd’hui un père pour mon fils. Depuis juin 2020, je vis avec ma compagne et ses trois enfants qu’elle a en garde alternée, dans une maison d’une petite ville savoyarde de 4000 habitants. J’ai un travail en CDD dans le bâtiment, qui doit devenir un CDI car je donne satisfaction à mon employeur. Ma compagne est en CDI depuis sept ans. Nous avons donc une vie calme et saine, entourés de notre famille et de nos amis.

Mais le 7 décembre 2020, ma vie bascule. Je me fais arrêter par les gendarmes pour ‘‘non-port du masque’’. Lorsqu’ils tapent mon nom sur le clavier, ils découvrent un mandat d’amener me concernant. En effet, depuis mon installation avec ma compagne, je n’ai pas signalé mon changement d’adresse auprès des services de justice. À ce moment-là, tout s’accélère. Les gendarmes m’emmènent au commissariat et au tribunal, où le magistrat me dit : ‘‘Je vous met en détention, comme ça on saura où vous êtes.’’ Des années à faire le maximum pour réintégrer notre société, un non-changement d’adresse et c’est la prison, six ans après les faits et quatre ans après le jugement !

Dès le mois de janvier, je me présente au premier rendez-vous auprès de ma conseillère d’insertion et de probation. Ma compagne lui a déjà fait parvenir toutes les pièces du dossier pour une demande de bracelet électronique : mon CDI fait par mon employeur, accompagné des bulletins de salaire afin de montrer que j’étais déjà dans l’effectif de l’entreprise, une attestation de domicile, et la lettre de ma compagne attestant de son accord pour la surveillance électronique au domicile. Mon employeur a été convoqué au commissariat et a subi un interrogatoire de deux heures pour être sûr que mon CDI était bien valide. Heureusement que je travaillais déjà dans l’entreprise avant mon incarcération et que tout se passait bien – un autre employeur aurait sûrement abandonné à ce moment-là… La Cpip a été très surprise de ce dossier déjà complet. Elle m’informe cependant que « ça ne se passe pas comme ça » et que je ne passerai pas en commission d’aménagement des peines (CAP) avant le mois d’avril. Un CDI, une famille et une maison ne suffisent donc pas à avoir un aménagement de peine sous surveillance électronique.

Afin de m’occuper en prison, je m’inscris sur la liste des travailleurs. Quelques semaines plus tard, je me vois proposer le poste d’auxiliaire au sein du bâtiment des arrivants et des détenus sensibles : le bâtiment E. Je signe mon contrat dès le mois de mars et je deviens ‘‘auxi’’. Les surveillants du bâtiment sont contents de mon travail et je n’ai d’ailleurs que de bons rapports de détention. Comme me l’avait prédit ma conseillère d’insertion et de probation, je suis inscrit pour la CAP du 20 avril 2021. Le jour J arrive et je m’y présente avec mon avocate. Bien sûr mon dossier est toujours complet, j’ai eu la chance d’avoir un employeur qui m’attende jusque-là. Dès le début de l’audience, la vice-procureure d’Albertville constate que mon dossier est solide et que tous les rapports des responsables de ma détention sont excellents. Elle me félicite même pour ma réinsertion et convient qu’il est nécessaire que je sorte rapidement afin de retrouver ma famille et mon travail. À la fin de cette entrevue, il est convenu que j’aurai la réponse pour mon aménagement de peine le 10 mai 2021, pour une pose du bracelet avant le 28 mai puisque tout le monde est favorable à cet aménagement.

Arrive le lundi 10 mai. Une journée interminable à attendre la réponse. À 17h30, toujours rien, alors que les autres détenus passés à la CAP du 20 avril étaient informés de la suite. Je prends mon mal en patience et me dit que ce sera le lendemain. Les surveillants se veulent rassurants. Le mardi 11 mai, toujours pas de réponse. Le soir, j’appelle ma compagne. Elle me dit alors que mon avocate a reçu un courrier me concernant. Ce courrier commence par le bilan de la CAP : un très bon comportement en détention, un travail en CDI et une vie de famille stable, trois points qui sont plus que positifs pour l’aménagement de ma peine. Mais à la fin, une phrase précise : ‘‘Un nouvel élément de l’administration pénitentiaire a été relaté depuis le 20 avril et un débat contradictoire est donc fixé au 15 juin pour une nouvelle décision’’. Le couperet est tombé.

Mais que s’est-il passé ? Quel est donc ce nouvel élément ? Mon avocate appelle les greffes, qui refusent de lui donner l’information. Nous voilà alors partis à la recherche de cet élément mystère. Les surveillants ne savent pas ce qu’il s’est passé, je n’ai pas eu de mauvais rapport depuis le 20 avril. La Cpip ne sait pas non plus. De mon côté, je vois le responsable du centre de détention. Il me confirme une fois de plus mon très bon comportement. Il m’informe même que la veille, lors de la commission pour les remises de peine supplémentaires, j’avais eu droit à 57 jours de RPS (qu’il ne m’avait pas fait signer, puisque j’étais censé sortir sous bracelet le 28 mai – ce qui au passage n’est pas très normal).

Mais quel est donc ce fait nouveau qui a tout fait basculer et enrayé la machine ? Eh bien, c’est une suspicion ! En effet, depuis le 29 mars, date où j’ai pu avoir une permission pour la journée afin de ne pas rompre le lien familial, la responsable de mon bâtiment me suspecte de faire du trafic. Elle a d’ailleurs fait faire plusieurs fouilles de ma cellule – où jamais rien n’a été trouvé. Elle a donc écrit une lettre à la directrice adjointe le 8 avril, qui a été transmise à la juge. Lors de la commission du 20 avril, tout le monde avait eu cette lettre entre les mains : nous aurions donc pu faire le débat contradictoire lors de cette première commission. Surtout que la directrice adjointe comme la procureure étaient favorables au bracelet électronique, alors même qu’elles avaient connaissance de cette lettre et de cette suspicion. Voilà donc comment six années de « réinsertion » sont réduites à néant, sur les suspicions d’une chef de bâtiment. La machine judiciaire, au lieu de m’aider et de m’encourager, a décidé de me stopper dans tous mes efforts.

Monsieur le garde des Sceaux, j’espère que vous prendrez ces quelques lignes en considération. »

Lettre reproduite et anonymisée avec l’accord de son auteur.