Marie-Sophie Devresse est chercheuse et professeure à l’École de criminologie de l’université catholique de Louvain, en Belgique. Refusant de prendre la prison pour étalon, elle invite à décentrer le regard et à envisager la surveillance électronique comme une peine en tant que telle, avec les effets qui lui sont propres. Et pointe le côté « gadget » du bracelet qui, tout en entravant largement la réinsertion des placés, n’apporte à la société qu’une illusion de sécurité.
Les mesures de surveillance électronique ont, en France, toujours été présentées comme des alternatives à la prison. S’y sont-elles réellement substituées ?
Marie-Sophie Devresse : Cette image que l’on a de la surveillance électronique qui viendrait soudainement remplacer la prison relève davantage du mythe que de la réalité. Statistiquement, c’est extrêmement difficile d’objectiver la relation entre deux mesures : même si on observait des fluctuations à la baisse des incarcérations, on ne pourrait pas être certains de pouvoir les attribuer à l’arrivée de la surveillance électronique. S’agissant des courtes peines intégralement exécutées sous bracelet, on constate que les personnes sous surveillance électronique ne sont pas forcément les mêmes que celles que l’on retrouve en prison : dans beaucoup de cas de figure, la mesure a été prononcée pour des gens pour lesquels on n’aurait pas nécessairement recouru à une peine de prison. Autrement dit, si la surveillance électronique n’existait pas, on les aurait sans doute laissés libres.
On présente aussi la surveillance électronique comme une façon d’humaniser la peine. Qu’en est-il réellement ?
Il est évidemment toujours plus souhaitable de rester chez soi plutôt que d’aller en prison. Les contraintes de la surveillance électronique ne sont pas comparables à celles de l’emprisonnement. Une des grandes difficultés en prison est celle d’être coupé de ses proches. Pour les détenus qui sont privés de visite, c’est vraiment l’horreur absolue. Sous surveillance électronique, il n’y a pas cette privation. C’est d’ailleurs pour cela que les gens se satisfont généralement de cette mesure. Ils disent souvent : « Grâce à cela, j’ai évité la prison, donc je suis content d’avoir un bracelet. » Sauf que rien ne garantit que cette personne aurait été envoyée en prison si cette mesure n’avait pas existé. Cette satisfaction est donc toute relative. Il y a aussi une tendance chez de nombreux magistrats à voir et présenter le placement sous surveillance électronique comme une faveur. Mais ce n’est pas parce que c’est moins lourd que la prison que ça constitue une faveur. Il y a quelque chose d’un peu pervers à la comparer systématiquement avec la prison : on compare toujours avec le plus dur, jamais avec le moins dur. Chaque fois que quelqu’un me dit que « c’est quand même mieux que la prison », j’ai envie de répondre « c’est quand même pire qu’une libération conditionnelle » !
Chaque fois que quelqu’un me dit que ‘‘c’est quand même mieux que la prison’’, j’ai envie de répondre ‘‘c’est quand même pire qu’une libération conditionnelle’’ !
Cela nous renvoie au fond à la position symbolique qu’occupe la prison dans l’imaginaire de la peine : c’est comme si la prison était un soleil autour duquel toutes les autres mesures tournaient. La prison colonise les esprits, elle pollue la pensée. On dit « la prison virtuelle », « la prison à domicile », mais la présence du mot prison porte une ombre qui empêche de voir ce que la surveillance représente en soi. Ce pourquoi je plaide, c’est que l’on envisage la surveillance électronique comme une peine en soi, avec ses effets dommageables et problématiques propres.
Et alors si on l’envisage en tant que telle, que découvre-t-on ?
Être placé sous surveillance électronique n’est pas quelque chose d’anodin. Ce n’est pas une mesurette, et certainement pas une faveur. C’est une sanction à part entière d’une grande pénibilité, au point que, dans certains cas de figure extrêmes, certains demandent à l’arrêter et à retourner en prison. Il y a de la douleur dans le bracelet électronique, certaines personnes disent vraiment avoir un mal fou à vivre avec cet appendice. Elle est coûteuse d’un point de vue psychique et matériel, les gens voient énormément d’aspects de leur vie quotidienne affectés par ça. Je pense à des jeunes qui me disent ne pas chercher à rencontrer quelqu’un par peur et par honte de montrer son bracelet, pour ne pas avoir à s’expliquer, etc. Beaucoup parlent d’une gêne physique ou psychique occasionnée par le bracelet lors des relations intimes. En ce sens, elle restreint aussi les possibles.
Vous dites cependant que la surveillance électronique aurait besoin de la prison pour fonctionner…
Je disais que la prison colonise les esprits, mais elle colonise aussi tout le code pénal. Elle est nichée un peu partout, dans tout l’arsenal des peines. La plupart du temps, si vous ne respectez pas une alternative, vous risquez d’être emprisonné. C’est pareil avec le bracelet : on peut l’arracher comme on veut en réalité. Si on ne le fait pas, si on s’autodiscipline, c’est parce qu’il y a cette menace de la prison. En Belgique, au tout début de la surveillance électronique, lorsque les gens étaient un peu négligents avec leur mesure, on les mettait deux jours en prison, « pour qu’ils voient un peu ce que ça fait », pour les « calmer ». On les ressortait, et ils continuaient leur mesure. La prison était comme un épouvantail qu’on agitait. Cette pratique ne se fait plus, mais elle est assez édifiante. La prison est, de ce point de vue, une condition de la bonne exécution de toutes les autres mesures en milieu ouvert. Cela me fait dire que l’on n’est pas près de s’en débarrasser !
Certains juges de l’application des peines considèrent que la surveillance électronique permet de tester un condamné, « de voir s’il est capable de se conformer à des règles qu’on lui pose »… Qu’en pensez-vous ?
Cela révèle l’importance de la notion de « confiance » pour les magistrats. De la même façon que d’autres outils technologiques, le bracelet leur permet de tester la confiance qu’ils peuvent avoir dans le condamné. Prenez les tests toxicologiques, c’est une technologie qui permet d’établir une vérité objective : il a fumé / il n’a pas fumé. Le bracelet lui, permet de dire : il est chez lui / il n’est pas chez lui. Ça se discute, mais dans l’imaginaire, on a là une sorte de vérité qui permet de tester l’individu dans son propre rapport à la vérité, de savoir si on peut lui faire confiance ou pas. Sous cet aspect, la surveillance électronique peut être perçue comme un outil intéressant par les magistrats.
Mais au fond, que va-t-elle réellement révéler du comportement du justiciable ? Ça va peut-être en dire davantage sur son côté casanier que sur sa propension à passer à l’acte criminel. Le bracelet est très ancré dans le rapport à l’heure, le respect de la norme horaire, et la sédentarité. Or, nous ne sommes pas tous égaux devant ce type de contraintes. Par exemple, il y a des gens qui ne portent pas de montre, et il y a des gens qui regardent leur montre toutes les trois minutes. Il y a des gens qui savent rester chez eux, d’autres non. Mais ce sont des choses qui se construisent de façon totalement indépendante des enjeux délinquants ! En venant discipliner certains comportements, c’est cette capacité de normativité que le bracelet vient tester. Mais fondamentalement quand le magistrat dit « J’essaie de voir si je peux lui faire confiance », c’est une illusion. Je peux comprendre ce besoin, mais est-ce le bon moyen ? « Savoir à qui on a affaire », c’est se pencher sur les individus, leurs histoires, les trajectoires qui les amènent là. Et il y a de moins en moins d’espace pour l’histoire des individus dans le système pénal. C’est une espèce de grosse machine administrative dans laquelle si vous voyez un magistrat plus de dix minutes, vous avez de la chance.
Le bracelet est-il toujours adossé à un suivi, à un accompagnement ?
En Belgique, et c’était la même chose en France, au tout début de la mesure, il y avait un accompagnement intense. Ce n’était pas lié à un projet humaniste ou pénologique au sens noble du terme, simplement, on lançait un nouveau truc, et il fallait que ça marche. Donc ils ont été extrêmement prudents et les placés étaient très encadrés. Les assistantes de justice se rendaient au domicile, elles rencontraient les familles, etc. Au moindre accroc, on se rendait chez eux, on faisait un rapport, on adaptait la mesure… C’était un bricolage un petit peu angoissé, mais on « soignait » ces personnes pour que ça ne dérape pas, qu’il y ait le moins de problèmes possible. Et il n’y a pas eu de dérapage. Mais finalement, on ne sait pas très bien si c’était lié à l’encadrement humain ou au bracelet. Puis on s’est rendu compte du coût que ça engendrait, et on a commencé à retirer certaines prestations : les assistantes de justice ont arrêté de se rendre au domicile. Petit à petit, on en est arrivés à ne quasiment plus rien faire du tout pour certaines catégories. Une réforme législative a fini par supprimer l’accompagnement pour les peines de moins de trois ans. Fondamentalement, il me semble que l’on est face à une sorte de paradoxe : pour que ça marche, il faut un accompagnement, mais si on met de gros moyens humains dans l’accompagnement, finalement, à quoi sert le bracelet ?
On est face à une sorte de paradoxe : pour que ça marche, il faut un accompagnement, mais si on met de gros moyens humains dans l’accompagnement, finalement, à quoi sert le bracelet ?
Le bracelet ne vise-t-il pas principalement à prévenir le passage à l’acte ?
En réalité, je n’ai jamais compris ce que garantit le gadget électronique. Même le modèle avec système GPS – qui, en termes de pénibilité, est encore un cran au-dessus puisque la personne est suivie à la trace, avec tous les effets paranoïdes que cela peut entraîner – n’a pas de pouvoir incapacitant puisqu’on peut enlever le bracelet à tout moment et s’enfuir. D’ailleurs, même sans l’arracher, le type qui a son bracelet, rien ne l’empêche de prendre une arme et d’aller braquer une banque. Donc il n’a pas de valeur fondamentalement sécuritaire.
Sa seule fonction, c’est de punir, de faire souffrir. C’est une peine, dans toute sa dimension rétributive. Lorsqu’une personne viole la loi, on est toujours dans l’idée qu’il faut répondre par quelque chose de pénible, qu’on ne la laisse pas « sans rien ». Mais on n’a jamais fait la démonstration que le « sans rien » était plus dangereux. Au contraire même : on sait que la réinsertion encourage la désistance. Or, le bracelet complique la réinsertion. Sans le bracelet, on est plus mobile, plus souple… Il y a aussi peut-être quelque chose de l’ordre du fétichisme pour les gadgets technologiques, le même que l’on peut constater par exemple pour les caméras de vidéosurveillance : quand on analyse les effets de ces objets en termes de sécurité, on se rend compte qu’ils ne sont pas à la hauteur de leur coût et de l’engouement qu’ils suscitent.
Le bracelet en lui-même ne sécurise pas vraiment, mais les placés eux, peuvent pourtant se sentir étroitement surveillés.
Dans beaucoup de cas de figure, les personnes se pensent beaucoup plus surveillées qu’elles ne le sont réellement. J’ai rencontré beaucoup de gens qui disaient « on me dit qu’il n’y a pas de GPS, mais je sais bien qu’il y en a un », ou bien des gens en entretien qui parlaient tout bas en pensant que le bracelet enregistrait. Il y a tout un imaginaire chez les porteurs… Souvent dans les premières semaines, ils testent, ils essaient tout : passer un pied dehors, être en retard cinq minutes, etc. Au début, il y a beaucoup d’alarmes, les surveillants sont habitués. C’est quelque chose de lourd, cette incompréhension. La technique demande beaucoup d’explications.
On ne mesure pas non plus la façon dont on intériorise le port du bracelet et ce qu’il pourrait provoquer. Une placée m’a dit : « On y pense tout le temps. Les toutes premières fois, quand je suis rentrée dans un magasin et que j’ai passé les portiques, je me suis dit que ça allait sonner. » J’ai vu des types qui n’osaient plus prendre leur bain de peur que le signal ne passe plus. On est tout le temps ramené à la présence du bracelet. Qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce que je ne peux pas faire ? Est-ce que ça va sonner ? Dans l’esprit de celui qui le porte, il y a une vigilance, une impression de devoir faire attention à tout en permanence. C’est l’un des effets de la peine dans sa dimension rétributive. La douleur, elle est là. Ce n’est pas de la douleur au sens traditionnel du terme, mais c’est voir le temps d’une manière obsessionnelle, occuper l’esprit, faire peur.
Vous dites que la contrainte est encore plus forte avec le bracelet mobile, équipé d’un GPS.
C’est vrai et d’ailleurs les révocations sont souvent davantage liées à la difficulté à assumer les contraintes du bracelet qu’à de véritables passages à l’acte. On est dans une logique assez étrange : il y a un risque plus fort de retourner en prison quand on porte ce type de bracelet simplement parce que les contraintes sont beaucoup plus fortes, qu’il est beaucoup plus difficile de les assumer, et donc que l’on se met beaucoup plus vite en infraction. Des personnes se retrouvent donc en prison non pas parce qu’elles récidivent, mais simplement parce qu’elles n’arrivent pas à supporter la contrainte du bracelet.
J’ai vu un homme qui sortait de prison sous surveillance électronique « simple » avec comme obligation de se rendre chez son orthophoniste. Et cette obligation était dans ses « horaires de bracelet ». On regardait son dossier et s’il n’allait pas chez son orthophoniste, on lui faisait remarquer qu’il n’y était pas allé. Et cet homme viole plusieurs fois ses conditions et finit par retourner en prison. Il dit : « Je suis retourné en prison car je ne suis pas allé chez mon orthophoniste. » Il a raison, ça brouille complètement les repères de la peine ! Ceci dit, il n’y a pas besoin de la surveillance électronique pour arriver à ce type de situation, ça existe aussi en probation.
Depuis l’année dernière, il est possible en France de recourir au bracelet anti-rapprochement dans les affaires de violences conjugales. Que pensez-vous de cette technologie ?
Il ne suffit pas de mettre un bracelet à la jambe du gars qui tape sur sa femme pour que du jour au lendemain, tout soit réglé. Surtout, ce qui me pose question, c’est la manière dont la victime est mobilisée dans cette affaire. Comme vous le savez, le dispositif fonctionne avec deux émetteurs/ récepteurs, l’un pour l’auteur présumé ou avéré des violences, l’autre pour la victime, qui est prévenue si l’homme se rapproche au-delà d’un certain périmètre. Donc on remet la victime en lien – un lien virtuel – avec l’auteur des violences à travers le bracelet. Or, les violences conjugales sont souvent une affaire d’emprise. Si, dans un premier temps, le dispositif rassure généralement la victime, dans beaucoup de cas de figure, on se rend compte que l’emprise se réactualise à travers le bracelet : les femmes disaient « mais vous savez, il est très malin, il sait très bien utiliser ce truc-là, il sait où je suis maintenant ». Ainsi, tout un imaginaire de l’emprise vient souvent se substituer au sentiment de sécurité qu’elles avaient éprouvé dans un premier temps. La peur continue de fonctionner, la relation est toujours hyper présente, etc. Il y a vraiment quelque chose qui se joue là dans la fixation sur le long terme des rôles d’auteur et de victime qui me paraît problématique.
Pour conclure, dans quelle mesure le bracelet électronique renouvelle-t-il la sanction pénale ?
On est toujours dans la même logique, celle de punir, de faire souffrir. À cet égard, il ne renouvelle pas fondamentalement le pénal. Mais par contre, le bracelet a ouvert une brèche en introduisant la technologie – et le secteur privé par la même occasion – dans le système pénal. Cette tendance est, à mon sens, le prochain enjeu. Plusieurs chercheurs américains s’inquiètent de ce que certaines entreprises sont en train de développer des casques de réalité virtuelle qui simulent la vie en prison, avec les sensations, les odeurs de la prison. On est en prison sans y être. Ces entreprises privées présentent cette technologie comme la peine du futur : avec ce casque, vous pouvez envoyer quelqu’un passer quatre heures de sa journée en cellule virtuellement. Alors certes, on n’y est pas encore, mais ce type de technologie a déjà fait son entrée en prison : aux États-Unis, on utilise des lunettes 3D pour travailler la réinsertion avec les personnes qui ont été condamnées à de très longues peines. Certains prisonniers n’ont pas mis le nez dehors depuis vingt, trente, quarante ans, donc on utilise la réalité virtuelle pour les habituer à faire face à de très grands immeubles par exemple. Il y a des vidéos de présentation dans lesquelles on les voit marcher avec leurs lunettes comme s’ils étaient dans des villes, etc. Plus fou encore : je suis tombée sur un film dans lequel on leur apprend à refaire des gestes du quotidien, mais en réalité virtuelle ! Donc on voit un type qui met du linge dans une machine à laver, comme dans un jeu vidéo. Tout cela, ça existe déjà outre- Atlantique. Certains chercheurs s’inquiètent : d’un côté, la réalité virtuelle s’installe progressivement en prison, et de l’autre, des jeux-vidéos simulent déjà la prison et permettent à tout le monde d’y « rentrer ». Le virtuel permet aux espaces fermés et ouverts de converger. Quand va-t-on franchir le pas de concevoir la prison sur un mode virtuel ? La technologie est déjà au point pour permettre un tel projet. La prison ne coûterait alors plus rien en termes d’infrastructures et de ressources humaines, seulement le prix du casque ou des lunettes.
Le bracelet électronique n’est jamais que la version rudimentaire de cette détention à domicile. C’est un peu le cheval de Troie, la première mesure à avoir instillé la technologie dans le champ punitif. Et c’est cette intrusion de la technologie et du privé qui pourraient, à terme, reconfigurer totalement la peine.
Recueilli par Laure Anelli