Joseph entre en prison en 2006 pour purger une peine de 18 ans de détention. Mais après quatre-vingts procédures disciplinaires et douze condamnations pénales, sa peine s’est allongée de vingt-quatre ans supplémentaires. La violence et l’instabilité dont il peut faire preuve sont exacerbées par l’arbitraire et la brutalité d’un univers carcéral dans lequel il est profondément seul et incompris.
En juin 2009, Joseph est condamné par la Cour d’assises de Guadeloupe à 18 ans de prison, après trois années de détention provisoire à la maison d’arrêt de Basse-Terre. La peine de ce jeune Haïtien, alors âgé de 27 ans et en situation administrative irrégulière, s’accompagne d’une interdiction définitive de territoire français. Au mois d’août suivant, il est transféré en métropole pour effectuer sa peine à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, à près de 7 000 kilomètres de sa famille.
Dès le début, la détention se passe mal. Joseph s’emporte facilement, est agressif avec les agents pénitentiaires comme avec les autres détenus. « Il a une personnalité à fleur de peau, et la prison ne peut pas le calmer », constate l’un de ses avocats, Me Benoit David. En octobre 2011 puis février 2012, le tribunal correctionnel de Troyes le condamne à deux et trois ans d’emprisonnement, respectivement pour violence sur des codétenus et sur un surveillant. En juillet 2013, à Bourg-en-Bresse, il prend à nouveau deux ans pour violence sur personne dépositaire de l’autorité publique en récidive. Quelques mois plus tard, en octobre, il comparaît pour la troisième fois devant le tribunal de Troyes, qui le condamne à quatre ans de prison à la suite de l’agression d’un codétenu avec une arme artisanale. Joseph justifie son acte par la nécessité de se défendre, évoquant l’imminence d’une agression préméditée à son encontre : « Ils avaient coupé les caméras, ils ont envoyé deux détenus en promenade pour me tuer. […] Alors au lieu que ce soit eux qui me fassent la peau, c’est le contraire, c’est moi qui les ai massacrés »[1], explique Joseph. Ce dernier reconnaît avoir « toujours une lame sur [lui] »[2] et cumule les sanctions disciplinaires pour détention et usage d’armes artisanales, « pas pour attaquer, mais pour se protéger »[3].
Se sentant perpétuellement menacé, Joseph nourrit en effet à l’égard de l’administration et de ses codétenus un sentiment de persécution. Il « voit les choses comme une sorte de complot contre lui », plaide un avocat commis d’office lors d’une commission de discipline à la maison centrale d’Arles[4]. Pour ses avocats et l’administration pénitentiaire, le cas de Joseph requiert une prise en charge psychiatrique. Il « souffre de troubles psychiques renforçant d’autant sa dangerosité. [Il] a de grandes difficultés relationnelles et ne parvient pas à gérer paisiblement ses émotions », note la commission réunie en mars 2022 qui s’est prononcée sur le maintien de son statut de détenu particulièrement signalé (DPS). Mais Joseph refuse les consultations, et les multiples transferts dont il fait l’objet – plus de vingt jusqu’à aujourd’hui – empêchent de toute façon un réel suivi.
Des injustices, subies ou ressenties
Qu’elles aient ou non été provoquées, les menaces semblent parfois bien réelles. Lorsqu’elle prend, en mai 2012, la décision de placer Joseph à l’isolement, l’administration pénitentiaire évoque notamment « des risques de représailles pesant sur sa personne de la part de ses codétenus »[5]. Joseph dénonce aussi régulièrement des violences de la part des agents pénitentiaires. En 2013 à Bourg-en-Bresse, son poignet aurait été brisé par des surveillants. La même année, à Villefranche-sur-Saône, un brigadier et des agents seraient rentrés dans sa cellule en pleine nuit et l’auraient frappé au visage. En 2016 à Condé-sur-Sarthe, plusieurs surveillants l’auraient, également de nuit dans sa cellule, blessé au dos, au cou et à un œil. « Très souvent, les incidents qu’il provoque sont une réaction violente à des injustices qu’il estime avoir subies, ou qu’il a effectivement subies », souligne Benoit David.
Très pauvre, surendetté par l’accumulation des dommages et intérêts qui accompagnent ses condamnations au pénal, le peu d’objets qui lui restent revêtent à ses yeux une importance particulière. Aussi, les silence ou refus qu’oppose l’administration à ses demandes pour obtenir les effets auxquels il pourrait prétendre mettent régulièrement le feu aux poudres. « Vous me faites mal et vous me traitez comme un chien. Ici je n’ai pas d’heure. Je n’ai pas de radio. Je n’ai pas mon kit de correspondance », déclare-t-il après un incident survenu au quartier disciplinaire (QD)[6]. Ses demandes semblent souvent rester lettres mortes : « Lorsque j’ai écrit le 12 octobre, vous ne m’avez pas répondu. Je n’ai pas eu de réponse et depuis mon arrivée ici, je n’ai vu personne », souligne une fois Joseph. « Quand je fais une demande, on répond à d’autres détenus avant moi », s’agace-t-il un autre jour. L’opacité et l’arbitraire qui entourent certaines décisions de l’administration alimentent chez Joseph un violent sentiment d’injustice. Aussi, il écrit frénétiquement à ses avocats, au ministère de la Justice, au Contrôleur général des lieux de privation de liberté, au Défenseur des droits ou encore à l’OIP afin de faire valoir ses droits. « Si on m’embête, je ferai intervenir le président de la République et les médias, s’il le faut. Je suis un lion, je ne lâcherai pas l’affaire »[7], prévient Joseph.
Il est une injustice plus grande que les autres, qu’il dénonce de façon récurrente : l’éloignement de sa mère et de son fils, qui vivent en Guadeloupe. « Joseph vient d’un milieu extrêmement pauvre. Au vu de la distance et du coût du voyage, personne ne peut venir le voir », explique son avocat. Il n’a donc que de rares contacts téléphoniques avec une famille qu’il n’a pas vue depuis douze ans et sa demande de transfert en Guadeloupe est devenue son cheval de bataille.
En vain : sa revendication échoue régulièrement, probablement faute d’établissement adapté aux conditions de sécurité attachées à son statut de détenu particulièrement signalé (DPS) dans ce département. Mais il n’en démord pas. En mai 2016 il comparaît devant la Cour d’appel de Caen pour deux incidents survenus à Condé-sur-Sarthe, impliquant des violences et des jets d’urine sur agents. Résultat, il écope de 18 mois supplémentaires pour une affaire et de deux ans pour l’autre. Devant le juge, il brandit des pancartes sur lesquelles il est inscrit « Je réclame justice » et « Je veux être transféré en Guadeloupe »[8]. De même, en janvier 2018, à la maison centrale d’Arles, Joseph « a projeté de l’urine sur l’équipe, cette dernière préalablement stockée dans des barquettes en plastiques ». En commission de discipline, il explique « pourquoi j’ai fait ça, c’est parce vous me faites du mal et je suis considéré comme un chien. […] Jusqu’à mon départ d’ici, il n’y a rien qui m’intéresse. »[9]
Chaque fois, en plus de lui valoir des sanctions pénales et des transferts, ces incidents l’envoient au quartier disciplinaire. Là, « il bloque sa cellule pendant des semaines, voire des mois. Cela a pu aller jusqu’à 200 jours », explique Benoit David. « Sa famille est très éloignée et sa révolte est proche du désespoir. Il s’oppose à la réglementation intérieure parce qu’il n’a pas d’autre moyen de se faire entendre », expose un avocat en commission de discipline en décembre 2017, après que Joseph a refusé une énième fois de sortir de sa cellule disciplinaire. « Il m’a clairement dit : “je ne sortirai du QD que pour être transféré” », indique l’agent dans le compte-rendu d’incident[10].
Ainsi, plus les années passent, plus la sortie s’éloigne. Avec douze peines prononcées au pénal depuis son incarcération, Joseph peut, actuellement, espérer une libération en 2044[11]. « C’est une incarcération qui n’en finit pas, avec une date de sortie très lointaine, dans un environnement où il est très seul et incompris », résume son avocat.
Par Pauline Petitot
Cette histoire a été raconté dans le Dedans Dehors N°116 : Peines nosocomiales, quand l’enfermement n’en finit pas
[1] Courrier adressé à l’OIP en mai 2021.
[2] Décision disciplinaire, maison centrale de Saint-Maur, 07 décembre 2016.
[3] Décision disciplinaire, maison centrale d’Arles, 27 novembre 2017.
[4] Décision disciplinaire, maison centrale d’Arles, 17 mai 2018.
[5] Mémoire en défense du garde des Sceaux devant le TA de Châlons-en-Champagne, 17 janvier 2014
[6] Décision disciplinaire, maison centrale de Saint-Maur, 1er août 2017.
[7] Décision disciplinaire, maison centrale d’Arles, 21 décembre 2018.
[8] « Prison : il jette son urine sur les surveillants », Ouest France, 26 mai 2016.
[9] Décision disciplinaire, maison centrale d’Arles, 21 décembre 2018.
[10] Décision disciplinaire, maison centrale d’Arles, 21 décembre 2017.
[11] Compte tenu des réductions de peines qui lui ont été octroyées.