Alors que l'inquiétude quant à la surpopulation des prisons franciliennes redouble à l’approche des Jeux olympiques et paralympiques, retour sur la seule pratique à la main de l’administration pénitentiaire pour tenter d’y remédier : les transferts depuis les établissements les plus bondés vers ceux qui le sont moins. Une politique gestionnaire qui atteint aujourd’hui ses limites, et qui n’aura fait qu’étaler le problème. Au prix d’un accompagnement toujours plus dégradé des personnes détenues, transformées en variables d’ajustement.
En ce début avril, le directeur de la maison d’arrêt de Villepinte assume un seul objectif lié à l’approche des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) : libérer au moins 120 places d’ici-là. Il faut dire que la prison est alors occupée à 180 %, avec treize personnes détenues dormant sur des matelas posés à même le sol. Pour « faire de la place », l’administration compte sur l’ouverture partielle, début juillet, de la structure d’accompagnement vers la sortie (Sas) de Noisy-le-Grand, et sur le nouveau quartier centre de détention inauguré en octobre à Fleury-Mérogis. Mais aussi sur une cinquantaine de transferts « volontaires » de Villepinte vers des centres de détention de la région pénitentiaire (Disp) de Strasbourg.
« L’idée est de faciliter les transferts des maisons d’arrêt surpeuplées vers les centres de détention, en mobilisant les autres régions, confirme un cadre de l’administration pénitentiaire. Mais cela n’est pas très nouveau : cette politique d’optimisation, il y a longtemps qu’on la pratique. Et la surpopulation est telle qu’aujourd’hui, il reste très peu de marge de manœuvre. » En trois ans, le taux d’occupation moyen des centres et quartiers centre de détention est en effet passé de 90 % à près de 98%[1]. Au-delà des transferts de désencombrement classiques, tous les échelons de l’administration pénitentiaire sont incités depuis 2020[2] à faire de l’orientation des personnes condamnées un « outil efficient de régulation des effectifs ». Il s’agit de l’accélérer et de la systématiser, non plus seulement pour les personnes ayant un reliquat de peine d’au moins deux ans[3], mais aussi quand ce reliquat est inférieur à six mois. Depuis 2022, même les personnes prévenues peuvent être incarcérées en établissement pour peine, « à titre exceptionnel », « lorsque cet établissement offre des conditions de détention plus satisfaisantes eu égard à la capacité d’accueil de la maison d’arrêt[4] ».
« Les transferts ont nettement augmenté depuis environ un an, en provenance des maisons d’arrêt voisines pour l’essentiel. Dès qu’une place se libère, on en a un dans la semaine », constate Pierre-Yves Lapresle, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (Cpip) au centre de détention de Bédenac et représentant de la CGT Insertion-Probation[5]. « On nous en envoie toutes les semaines », témoigne lui aussi Monsieur D., directeur d’un autre centre de détention. « Cela fait longtemps qu’on nous dit que désencombrer est une priorité, mais en ce moment, c’est vraiment particulier, souligne pour sa part une Cpip travaillant dans une maison d’arrêt d’Île-de-France. Énormément de dossiers d’orientation et de transfert sont ouverts, des procédures dérogatoires sont activées, on sent que cette fois, il faut vraiment faire de la place. Certains détenus sont même transférés hors de la région alors qu’ils attendent encore leur passage au CNE [centre national d’évaluation] », censé déterminer vers quel établissement ils vont être orientés.
Si les transferts interviennent le plus souvent entre établissements voisins, la Disp de Paris dispose en effet de plus de 1 500 places dans le reste de la France, en vertu de la procédure du « droit de tirage », indiquait début mai le ministre délégué Frédéric Valletoux[6]. Et si cela ne suffit pas, la Direction de l’administration pénitentiaire reprend la main et réalise elle aussi « des opérations de désencombrement des maisons d’arrêt suroccupées vers les maisons d’arrêt ou les établissements pour peine des Disp limitrophes, lorsque c’est envisageable ».
Conséquence de cette politique faisant primer le taux d’occupation sur le type d’établissement : les centres de détention, traditionnellement réservés aux personnes définitivement condamnées à des peines moyennes ou longues, voient désormais affluer de nombreuses personnes purgeant de courts reliquats de peine. D’après le Cpip Arnaud Deméret, responsable local de la CGT Insertion-Probation, le centre de détention de Neuvic est à présent composé d’une « petite partie centre de détention, et [d’]une partie plus importante qui relèverait normalement de la maison d’arrêt ». « Le centre de détention de Muret a totalement changé de physionomie, témoigne quant à elle la juge d’application des peines (Jap) Cécile Delazzari, de l’Association nationale des juges de l’application des peines (Anjap). J’ai maintenant des audiences plus chargées pour les peines les moins lourdes, et mes délais d’audiencement s’allongent d’autant. »
Risques de ruptures
Quelles sont les conséquences de cette politique pour les premiers concernés ? « Être transféré en centre de détention peut avoir des avantages : les conditions matérielles sont généralement meilleures qu’en maison d’arrêt, les permissions de sortir sont plus longues et on peut y avoir accès plus tôt », liste Cécile Delazzari. « L’un des gros plus, c’est l’accès aux activités, ajoute Pierre Jourdin, Jap au centre de détention de Melun et secrétaire général de l’Anjap. Ici, un détenu obtient rapidement du travail s’il en fait la demande, alors qu’en maison d’arrêt, il y en a très peu. »
Pour autant, le remplissage à marche forcée des établissements pour peine relativise de plus en plus cette amélioration attendue des conditions matérielles. Alors qu’en centre de détention, l’encellulement individuel est censé être la règle, à Neuvic, « les détenus se retrouvent à deux en cellule sans trop avoir le choix, parce qu’on leur dit que s’ils acceptent, ils peuvent sortir plus vite du quartier “arrivants”, déplore Arnaud Deméret. Cela peut créer des tensions, et certains demandent à être séparés, en vain : il n’y a plus de place nulle part. »
L’éloignement peut par ailleurs compliquer le maintien des liens entre les personnes détenues et leur famille : « Certains détenus ne reçoivent plus de visite du fait de leur transfert », constate Monsieur R., Cpip dans un centre de détention de l’est de la France. Dans un récent avis[7], la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) note aussi que la « gestion de flux par transfèrement » porte « le risque de ruptures dans un quotidien carcéral où les interactions sociales sont souvent construites avec difficulté ». Et qu’elle « met en péril la construction d’un projet d’exécution de la peine en interrompant, par exemple, une formation professionnelle ou un travail. » En principe, l’administration est pourtant censée éviter de transférer les personnes détenues scolarisées, participant à un stage de formation ou recevant régulièrement des visites[8]. Mais dans la pratique, l’urgence de réduire la surpopulation des maisons d’arrêt prime souvent sur l’individualisation de la décision.
« Si on transfère un détenu qui a construit un projet d’aménagement de peine, le temps qu’il soit réaudiencé, qu’il fasse connaissance avec son nouveau Cpip et son nouveau Jap, c’est trop tard, le projet est mort, ajoute Pierre Jourdin. Quand les relations sont bonnes entre le Jap et l’administration pénitentiaire, on fait tout pour l’éviter. » Mais l’avis du Jap, purement consultatif, n’a rien de contraignant : « L’avis défavorable du juge n’empêche pas le transfert », observe Monsieur R, qui ajoute que souvent, la personne détenue elle-même n’a guère voix au chapitre : « Dès qu’une personne est condamnée, elle est transférée, c’est tout. »
Cohabitation tendue ou compartimentation extrême
L’irruption en établissement pour peine de nombreuses personnes n’ayant que quelques mois à purger n’est pas sans susciter des remous. « On a des gens qui arrivent de centrale pour préparer leur sortie dans huit ou dix ans et qui sont censés s’installer, montrer des efforts continus pendant des années pour pouvoir espérer un aménagement… Et ils en voient d’autre entrer et sortir tout le temps, au point que tout leur étage ou tout leur bâtiment peut être renouvelé. Ça perturbe beaucoup leur détention, d’autant que certaines personnes, à quelques mois de leur sortie, reprennent un peu le trafic, multiplient les incidents… Parfois, il y a des bagarres qu’on n’évite pas », témoigne Arnaud Deméret. De nombreux professionnels décrivent des problèmes de cohabitation similaires, souvent nourris par la différence d’âge et les habitudes prises dans des environnements carcéraux très différents : « Un détenu de 55 ans n’en peut plus, il se plaint que ses voisins font du bruit toute la nuit, que l’ambiance est plus violente… » raconte Monsieur D., chef d’établissement. « Les détenus m’en parlent régulièrement en débat, observe la Jap Cécile Delazzari. Bien sûr, les tensions ne manquent pas non plus dans les maisons d’arrêt surpeuplées, mais avec ces transferts, on y soumet des détenus qui y auraient été moins exposés en temps normal. »
Ce mélange des profils entre par ailleurs en contradiction avec la compartimentation toujours plus forte généralement promue par l’administration pénitentiaire. « Le centre de détention de Melun est censé être dédié aux auteurs d’infractions à caractère sexuel, rappelle Pierre Jourdin. Quand une personne condamnée à douze mois pour vol arrive au milieu de détenus qui purgent des peines de 15 à 30 ans pour viol ou autre, ce n’est pas évident. » Certains établissements répondent en segmentant encore davantage les espaces – quitte à accentuer l’enfermement : « En principe, en centre de détention, les personnes devraient être en régime ouvert, avec par exemple la possibilité de sortir en promenade à tout moment. Mais désormais, pour éviter que les détenus installés côtoient les personnes transférées de la maison d’arrêt voisine, le régime ouvert tend à se réduire de plus en plus, jusqu’à parfois se limiter à quelques coursives, et la promenade ne peut plus être ouverte toute la journée, souligne Maud Hoestlandt, directrice des affaires juridiques au Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL). Les autorités partent encore du principe qu’en établissement pour peine, une place égale une place. Mais avec la multiplication des régimes de prise en charge, ce n’est plus vraiment le cas. »
La gestion des flux au détriment de l’insertion
Cette évolution de la population des établissements pour peine complique aussi le travail des professionnels. Les multiples échéances liées à l’accompagnement des courtes peines (libération sous contrainte, examen des éventuelles réductions de peine, etc.) empiètent sur le suivi au long cours des autres personnes détenues. « Les Cpip se retrouvent à jongler entre deux temporalités très différentes, avec des contraintes qui n’ont rien à voir. Ça déstabilise tout le monde », déplore Pierre Jourdin. Qui plus est, « avec les dernières réformes(9), on a régulièrement des personnes qui ne sont transférées que pour deux ou trois mois avant de sortir, souffle Arnaud Deméret. On n’a le temps de rien construire. »
Même hors de ces cas extrêmes, tout le temps passé à gérer des entrées et des sorties accélérées phagocyte l’accompagnement effectif des personnes incarcérées : « Le flux des rapports à faire est au détriment des démarches qu’on peut engager avec les personnes, poursuit le délégué de la CGT-IP, qui confie devoir désormais en rédiger plus d’une trentaine par mois. La réinsertion et la préparation d’un projet de sortie sont complètement sacrifiées. » Les Jap aussi se retrouvent engorgés, avec des délais d’audiencement qui ne cessent de s’allonger. Le fonctionnement en flux tendu des maisons d’arrêt « contamine » ainsi les centres de détention, avec les mêmes effets : un accompagnement des personnes détenues toujours plus compromis. « On en est réduit à faire de la gestion des stocks, et cela compromet la qualité de notre prise en charge, déplore lui aussi le chef d’établissement, Monsieur D. On nous remplit à 100 % et le public est toujours plus difficile, mais on a toujours autant de vacances de postes, sans parler de l’absentéisme quotidien. On tire sur les agents qui sont là tout le temps, ils fatiguent, et tout le monde va mal. »
Le jeu en valait-il la chandelle ? Les centres de détention sont désormais quasiment tous remplis, mais les maisons d’arrêt ne le sont toujours pas moins, au contraire : la barre des 150 % d’occupation moyenne a été franchie en avril – y compris en région parisienne. La politique d’« optimisation du parc carcéral », menée tambour battant malgré ses multiples effets pervers, aura seulement permis à l’administration pénitentiaire de parer au plus pressé, et au gouvernement de repousser un peu plus le moment de prendre le problème de la surpopulation carcérale à la racine. « Il est bon de s’interroger sur la manière de désemplir les prisons, mais cela ne saurait occulter le nécessaire débat sur la façon dont on les remplit », résume Cécile Delazzari. JOP ou pas, il n’y a désormais plus le choix.
par Johan Bihr
Cet article a été écrit dans la revue Dedans Dehors n°123 – Juillet 2024 – Jeux Olympiques 2024 : la répression dans les starting blocks
[1] Direction de l’administration pénitentiaire (Dap), Statistiques mensuelles de la population détenue et écrouée.
[2] Note Dap du 11 décembre 2020, « Du désencombrement des maisons d’arrêt à l’orientation des publics condamnés, dans les établissements en situation de surpopulation ».
[3] Les seules pour lesquelles « la procédure d’orientation est obligatoirement mise en œuvre », d’après l’article D. 210-10 du code pénitentiaire.
[4] Article L. 211-2 du code pénitentiaire.
[5] Pierre-Yves Lapresle et son collègue Arnaud Deméret s’expriment ici au titre de leur mandat syndical.
[6] Réponse à la question orale n° 1247S de la sénatrice Corinne Narassiguin, « Risque d’augmentation de la surpopulation carcérale durant les Jeux olympiques », publiée au Journal officiel du Sénat le 08 mai 2024.
[7] CNCDH, Avis pour un mécanisme contraignant de régulation carcérale, 23 mai 2024. Voir p.28.
[8] Dap, circulaire du 21 février 2012 relative à l’orientation en établissement pénitentiaire des personnes détenues (NOR : JUSK1240006C).