Théo, 27 ans, a été confronté à des suicides et tentatives de suicide dans la plupart des établissements pénitentiaires par lesquels il est passé. Il évoque la façon dont ces événements affectent toutes les personnes détenues.
« Il y a eu des suicides et tentatives de suicide dans trois des quatre prisons que j’ai fréquentées. Dans un cas, j’étais proche de la personne concernée. Mais dans un sens, tous les détenus sont proches, en raison de la difficulté du milieu carcéral.
Le protocole est toujours le même : à la découverte du corps, les surveillants passent un message au talkie-walkie – “code blanc” ou “code bleu”, le nom change suivant la méthode de suicide et la prison. Tous les détenus sont enfermés dans leur cellule, et la prison est bloquée jusqu’à l’arrivée des pompiers et du Samu. On reste enfermés jusqu’à la fin de leur intervention. Si le Samu constate la mort, la cellule est scellée jusqu’à l’arrivée des gendarmes, ce qui peut prendre plusieurs heures. Ils vérifient que c’est bien un suicide, et pas un homicide, une crise cardiaque ou autre.
« Les détenus se sont soutenus mutuellement »
Pour le suicide que j’ai connu à Montmédy, il n’y avait eu aucun signe avant-coureur. L’ancien devait sortir de prison deux mois plus tard, après dix ans de prison. Il n’avait pas de suivi psychologique, il ne parlait pas français. Je me souviens avoir pris la gamelle avec lui la veille au soir. Et le lendemain, à l’ouverture de 7h, le cri de la surveillante et le “code bleu” qu’elle a dit au talkie-walkie : on s’est douté qu’il y avait un problème. Ça a mis un gros coup au moral de la communauté des pays de l’Est, d’où il était. Beaucoup de rumeurs ont couru sur les raisons de son suicide. Sa famille a demandé une enquête car elle ne comprenait pas son geste… Mais aucune “cellule psychologique” n’a été mise en place. Les détenus se sont soutenus mutuellement, on était de tout cœur avec ceux de sa communauté. Tous, détenus comme surveillants, ont été affectés par ce suicide.
Par contre, une autre fois, j’ai entendu les surveillants rire trente minutes après le début du blocage… Ça m’a énervé : à défaut de respecter le détenu, respectez au moins sa mort !
Ça m’est arrivé d’avoir un détenu suicidaire dans ma cellule. J’étais en doublette, et ils nous ont ramené un troisième gars qui n’était pas bien. On lui a changé le quotidien, pour lui remonter le moral. On l’a gardé trois mois je crois, avant que la détention ne le change à nouveau de cellule. Au début, on se relayait pour le surveiller, pour qu’il ne passe pas à l’acte pendant qu’on dormait.
« Celui qui craque, craque seul »
Celui dont j’étais proche a fait une tentative de suicide à Nancy. Il était régulièrement dépressif, les surveillants le voyaient, mais comme c’était régulier, on ne se doutait pas qu’il passerait à l’acte, et il n’y a pas eu de signalement.
Est-ce que j’ai des séquelles de tout ça, c’est dur à dire. Je reste distant avec tout le monde pour éviter d’être affecté, mais ça reste dur : c’est un rappel douloureux de la dureté du monde carcéral.
J’ai un suivi psychologique de base, j’en parle à ce moment-là. Mais ce n’est pas toujours facile d’être suivi, avec la surpopulation. À Montmédy, je voyais la psychologue deux fois par mois, mais pas de psychiatre car, je cite, “il vient quatre fois par an”. Celui qui craque, craque seul et ne peut se relever que tout seul, parce qu’il y a des délais pour tout : les rendez-vous, l’interphone, l’ouverture des cellules… Les codétenus de soutien (CDS), il y en a, mais personnellement, je ne leur fais pas confiance. À Nancy, un CDS a balancé un pointeur aux autres détenus : je ne vous raconte pas le bazar que ça a mis…
Qu’est-ce qui pourrait améliorer les choses ? À part vider les prisons pour que les surveillants ne soient pas surchargés de travail, et qu’ils puissent être plus attentifs aux signaux, je ne vois pas. »
Propos recueillis par Johann Bihr
Cet article a été publié dans le Dedans Dehors N°124 : Dix fois plus de suicides en prison qu’à l’extérieur