Sitôt arrivé au pouvoir, le nouveau gouvernement britannique a, comme d’autres avant lui, annoncé un plan d’urgence pour éviter que le taux d’occupation des prisons n’atteigne 100%, via des milliers de libérations anticipées. Une leçon de volontarisme pour la France, où la surpopulation carcérale ne cesse de battre des records dans l’indifférence des pouvoirs publics.
Des « mesures immédiates pour désamorcer la « bombe à retardement » des prisons »[1] : c’est l’annonce faite mi-juillet par la ministre de la Justice britannique, Shabana Mahmood. Face à la « crise de la capacité carcérale », le nouveau gouvernement travailliste craignait en effet un « effondrement imminent du système de justice pénale ». Et pour l’éviter, il a demandé la libération anticipée de milliers de personnes détenues d’ici la fin de l’année. Les termes utilisés pourraient suggérer que la situation outre-Manche est bien pire qu’en France. Il n’en est rien : le « point de rupture absolu » dont parle Charlie Taylor, inspecteur en chef des prisons[2], correspond au risque d’atteindre, à échéance de quelques semaines, un nombre de personnes incarcérées égal au nombre de places dans les prisons britanniques. « La baignoire risquait de déborder, et il fallait soit fermer les robinets, soit la vider un peu », a-t-il illustré[3].
Si le système de justice pénale risque d’être « paralysé », c’est parce que les autorités publiques refusent de dépasser un taux d’occupation de 100% des prisons d’Angleterre et du Pays de Galles. « Si les prisons venaient à manquer de places, les tribunaux seraient contraints de retarder l’incarcération des délinquants », explique en effet la ministre de la Justice britannique. Avec un parc carcéral de près de 90 000 places, les services pénitentiaires estiment par ailleurs que, « pour assurer une bonne sécurité et un service pénitentiaire adéquat », il ne faut pas dépasser 80 000 personnes détenues[4]. Les mesures de libération anticipée constituent donc, d’après Shabana Mahmood, le seul moyen de protéger la société.
Des mesures d’urgence consensuelles
Le recours à ces mesures d’urgence fait l’objet d’un consensus outre-Manche, même si beaucoup, à commencer par la ministre, soulignent qu’elles doivent s’accompagner de réformes plus profondes. Le plus haut responsable des forces de l’ordre britanniques, Gavin Stephens, s’est ainsi réjoui que « le nouveau gouvernement [ait] pris des mesures aussi rapidement sur cette question urgente ». Mark Fairhurst, secrétaire général du POA, principal syndicat d’agents pénitentiaires, a quant à lui qualifié cette initiative de « la moins mauvaise des mesures pour stabiliser nos prisons, espérons au moins pour les douze prochains mois »[5].
Le précédent gouvernement, conservateur, avait lui aussi eu recours à une régulation carcérale. « Nous avons le devoir de veiller à ce que le système pénitentiaire continue à fonctionner de manière sûre et efficace, avec des délinquants détenus dans des conditions sûres et décentes. Cela signifie garantir qu’aucune prison ne dépasse la limite dans laquelle elle est en mesure de fonctionner en toute sécurité », déclarait ainsi Edward Argar, alors ministre de la Santé[6]. En octobre 2023, le ministre de la Justice Alex Chalk avait utilisé le pouvoir qui lui était conféré[7] de « libérer des prisonniers pour des raisons humanitaires » en cas de « circonstances exceptionnelles ». Reprenant le modèle du « Early Jail Release scheme » qui avait eu cours entre 2007 et 2010[8], il avait ainsi déployé le « End of Custody Supervised Licence scheme » (ECSL) pour faire baisser la pression sur la capacité du parc pénitentiaire : les personnes condamnées à moins de quatre ans de prison étaient libérées 18 jours avant leur date de libération automatique (à 50% de la peine pour la plupart des personnes détenues)[9]. Un seuil progressivement avancé à 70 jours en mai 2024[10], donnant lieu à environ 10 000 libérations anticipées[11].
Contraint de constater que les résultats étaient insuffisants pour enrayer la crise, le nouveau gouvernement a proposé de remplacer ce dispositif par un autre : le « SDS40 Early Release scheme », qui consiste à avancer la date d’éligibilité à une libération automatique de 50% à 40% de la durée de la peine. Cette mesure exclut les personnes condamnées pour des infractions à caractère sexuel ou des violences intra-familiales. L’ordonnance gouvernementale a été ratifiée par le Parlement fin juillet, soit deux semaines après l’annonce de la nouvelle ministre de la Justice[12]. Les libérations ont démarré à compter du 10 septembre pour les personnes condamnées à une peine de moins de cinq ans, et à partir du 22 octobre pour celles condamnées à une peine de cinq ans ou plus. Début novembre, le ministère de la Justice annonçait qu’environ 1 900 et 1 200 libérations anticipées avaient respectivement eu lieu sur ces deux journées de libérations « massives », correspondant à l’enclenchement de chaque phase[13]. Avec l’objectif d’atteindre un total de 5 500 libérations[14].
Une surveillance étroite
Le délai entre les premières annonces et la mise en œuvre du plan est expliqué par le temps de préparation nécessaire pour les services de probation. Ces dispositifs relèvent en effet de la libération conditionnelle. Cela signifie d’une part que les personnes sont libérées sous surveillance stricte des services de probation – ce qui peut notamment impliquer le port d’un bracelet électronique ou l’obligation de respecter un couvre-feu –, et d’autre part que le non-respect des obligations peut conduire à une réincarcération pour le reste de la peine.
En parallèle de l’annonce du « SDS40 Early Release scheme », engagement a ainsi été pris de recruter plus de 1 000 agents de probation stagiaires supplémentaires d’ici mars 2025 afin de suivre les personnes libérées. Une annonce dont la réalisation sera centrale dans l’évaluation du dispositif. Tout en estimant que la mesure adoptée était la plus efficace, la directrice de l’ONG Prison Reform Trust, Pia Sinha, avertissait en effet dès mi-juillet : « Pour éviter que la crise carcérale ne se transforme en une crise de la probation, il est essentiel que les services de probation disposent des ressources et soutiens suffisants pour être en capacité de suivre un nombre croissant de personnes en libération conditionnelle. »[15]
En 2010, 3% des quelque 80 000 personnes libérées de manière anticipée pendant les deux ans et demi d’« Early Jail Release scheme » avaient été réincarcérées avant la fin de leur peine pour cause de récidive ou de non-respect des obligations et interdictions associées à la libération[16]. Une donnée que Charlie Taylor explique notamment par le risque, pour de nombreuses personnes libérées de manière insuffisamment préparée, de se retrouver sans domicile fixe[17]. Cet élément est en effet loin d’être négligeable : une personne sortant de prison sur sept est sans abri selon Martin Jones, inspecteur en chef des services de probation[18].
Après la crise, un nécessaire changement en profondeur
La ministre de la Justice britannique estime de son côté avoir réussi à « éviter la crise immédiate », tout en soulignant travailler en parallèle à un examen en profondeur des peines prononcées – une étude indépendante a été commandée fin octobre –, mais également à la poursuite du plan de construction de 20 000 nouvelles places de prison[19]. Elle reconnaît pourtant par ailleurs qu’avec une population carcérale qui augmente d’environ 4 500 personnes par an, « le niveau actuel de la demande nécessiterait la construction de trois méga-prisons par an », et que, « quelle que soit la vitesse à laquelle nous construisons, la demande croissante dépassera l’offre »[20]. Le secrétaire général du syndicat POA, Mark Fairhurst, note également que construire de nouvelles prisons, qui « seront vite remplies », n’est « pas la solution »[21]. Son syndicat estime en effet que les autorités « incarc[èrent] beaucoup trop de gens », et qu’il faudrait plutôt privilégier les peines alternatives, investir dans la rénovation des prisons existantes et augmenter les moyens des services de probation et de réinsertion.
En attendant, en France, l’administration pénitentiaire prévoit 164% d’occupation dans les maisons d’arrêt et quartiers dédiés en 2025[22]. Mais les pouvoirs publics persistent à refuser toute mesure d’urgence, en dépit des appels répétés et toujours plus nombreux des organisations œuvrant autour de la prison. Dernier en date, le Défenseur des droits a appelé début novembre les autorités à « examiner sérieusement et rapidement la mise en place d’un mécanisme contraignant de régulation carcérale »[23].
S’il y a bien une leçon à tirer du Royaume-Uni, c’est que même dans un pays qui sur-incarcère[24], élargir les dispositifs d’aménagement de fin de peine n’a rien de fantaisiste : c’est une question de volonté politique. Faut-il en déduire que si la surpopulation ne cesse d’empirer chez nous, c’est parce que les gouvernements successifs estiment que les droits humains des personnes incarcérées sont secondaires – voire que les traitements inhumains ou dégradants pour lesquels la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme font partie intégrante de la peine ?
par Prune Missoffe et Kilian Owczarek
[1] Ministry of Justice, “Lord Chancellor sets out immediate action to defuse ticking prison ‘time-bomb’”, 12 July 2024.
[2] Cécile Ducourtieux, « Au Royaume-Uni, des milliers de condamnés sont libérés par anticipation pour faire de la place dans les prisons », Le Monde, 10 septembre 2024.
[3] Robyn Vinter, “‘Prisons need reform’: service lets down those who need help, freed inmates say”, The Guardian, 10 September 2024.
[4] Paul Ropartz, « Surpopulation carcérale : le Royaume-Uni libère par anticipation 1700 détenus », Le Figaro, 12 septembre 2024.
[5] Cécile Ducourtieux, op. cit.
[6] “End of Custody Supervised Licence: Extension”, UK Parliament, 8 May 2024.
[7] Par l’article 248 du Criminal Justice Act de 2003.
[8] Voir notamment The Guardian, “First early release’s prisoners freed today” (29 June 2007) et “Gordon Brown set to end early jail release scheme” (14 February 2010).
[9] Alex Chalk, “The Government’s approach to criminal justice”, Oral statement to Parliament, 16 October 2023.
[10] Alex Chalk, “Update on Foreign National Offenders, Prisons and Probation”, Statement, 11 March 2024 ; UK Parliament, op.cit.
[11] Ministry of Justice, op. cit.
[12] ‘Criminal Justice Act 2003 (Requisite and Minimum Custodial Periods) Order 2024’, UK Parliament, 30 July 2024.
[13] “Transparency Data – Standard Determinate Sentences 40% (SDS40)”, 7 November 2024.
[14] “Criminal Law”, UK Parliament, 25 July 2024.
[15] Prison Reform Trust, “Emergency measures to tackle prison capacity crisis announced”, 12 July 2024.
[16] Ministry of Justice Statistics bulletin, “End of Custody Licence releases and recalls – January 2010 – England and Wales”, 26 February 2010. 2580 personnes réincarcérées dont 1198 pour récidive pendant la période de fin de peine exécutée hors les murs et 1382 pour non respect des obligations et interdictions liées à la libération anticipée
[17] Robyn Vinter, op. cit.
[18] AFP, « Royaume-Uni : face à des prisons engorgées, 1 750 détenus libérés de façon anticipée », Sud Ouest, 10 septembre 2024.
[19] “Early Release Scheme”, House of Commons, 5 November 2024.
[20] “Sentencing Review and Prison Capacity Package”, Written Statement, 22 October 2024.
[21] Cécile Ducourtieux, op. cit.
[22] Administration pénitentiaire, Projet annuel de performances, Annexe au projet de loi de finances pour 2025.
[23] Défenseure des droits, « Les droits des personnes détenues : un constat alarmant nécessitant des réponses urgentes », 7 novembre 2024.
[24] 136 personnes détenues pour 100 000 habitant.es au 31 janvier 2023. Source: Marcelo F. Aebi & Edoardo Cocco, “Prisons and Prisoners in Europe 2023: Key Findings of the SPACE I survey”, juin 2024.