Un taux d’incarcération record, des conditions de détention particulièrement indignes, une grande majorité de prisonniers mélanésiens… La prison en Kanaky-Nouvelle-Calédonie interroge les impasses de la politique pénale et carcérale française autant que les tensions de la société calédonienne. De la place centrale de l’enfermement dans l’histoire coloniale aux dizaines de prisonniers transférés dans l’Hexagone à la suite de l’insurrection de mai 2024, c’est un sujet brûlant qu’explore ce dossier.
Avec la construction d’un nouveau centre pénitentiaire d’ici 2032, la Nouvelle-Calédonie comptera, proportionnellement, « trois fois plus » de places de prison que l’Hexagone : c’est ce qu’a annoncé l’ancien directeur de l’administration pénitentiaire Laurent Ridel lors de l’officialisation du projet, en février 2024[1]. Les 720 places promises correspondent peu ou prou au nombre de personnes déjà détenues dans l’archipel, qui s’entassent aujourd’hui sur quelque 520 places théoriques. Mais cette déclaration résonne singulièrement dans un territoire dont la France a longtemps fait une « colonie pénitentiaire ». La prison est en effet omniprésente dans l’histoire calédonienne récente, depuis la « prise de possession » française en 1853 jusqu’au passage derrière les barreaux d’une génération de militants indépendantistes dans les années 1980 (voir Une terre de très grande punition). Elle est revenue au premier plan du débat public avec l’émotion suscitée par l’incarcération dans l’Hexagone, à 17 000 km de chez eux, de sept responsables indépendantistes en juin 2024 (voir Elle témoigne : « Je ne sais pas quand je vais pouvoir revoir mes enfants »).
Au-delà même de cette séquence particulière, la Nouvelle-Calédonie fait figure de territoire de tous les records en matière carcérale : sur le podium des condamnations pour conditions de détention indignes, la prison de Nouméa, alias « Camp-Est », est la première à avoir fait l’objet de recommandations en urgence du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), et la seule à ce jour à en avoir occasionné deux. C’est donc là que se livre une partie du combat pour rendre effectifs les recours contre l’indignité des conditions de détention à l’échelle française (voir Recours contre les conditions de détention indignes : le laboratoire calédonien).
Le scandale persistant du Camp-Est
Les travaux qui ont fini par être engagés ces dernières années, en réponse aux injonctions des tribunaux, ont permis quelques améliorations matérielles, mais les personnes détenues n’en continuent pas moins de décrire des conditions de vie dantesques (voir p.24 et p.30) : « Les matériaux ont changé, mais l’espace de vie est toujours le même », résume Monsieur A., enfermé dans un container maritime transformé en cellule de fortune. « On est quatre, dont deux par terre. Depuis cinq ans que je suis ici, j’ai toujours dormi sur un matelas au sol. » Il décrit la rouille, la promiscuité, la chaleur « comme dans un four » en été, le passage des « souris, cafards, fourmis » et autre « mille-pattes ». Et conclut : « Parfois j’ai l’impression d’être un animal dans un zoo. »
Le nouveau centre de détention ouvert début 2023 à Koné, en province Nord, ne peut qu’offrir un contraste saisissant avec ce reliquat du bagne (voir Koné la vitrine) : encellulement individuel à 90%, accès nettement plus développé au travail, aux activités et aux formations… Mais la nouvelle prison est réservée à 120 personnes triées sur le volet, quand celle de Nouméa en enferme près de 600 – soit 200 de plus que sa capacité théorique. Car contrairement aux promesses initiales, l’ouverture du centre de détention de Koné n’a pas mis fin à la surpopulation du Camp-Est : elle a simplement permis d’incarcérer plus de monde.
Pour « remplacer cette horreur qu’est le Camp-Est », c’est donc un autre établissement pénitentiaire qu’a promis l’ancien garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti[2]. S’il est mené à terme, ce projet représentera d’après lui « le plus gros investissement de l’État en Nouvelle-Calédonie[3] ». En attendant, les dispositifs d’insertion et d’accompagnement continuent de faire cruellement défaut pour prévenir les infractions et prendre en charge autrement leurs auteurs, dont une magistrate souligne que « la grande majorité sont à problématique sociale » dans ce territoire marqué par une forte précarité (voir Deux fois plus de prisonniers que dans l’hexagone). Si le recours aux peines alternatives s’est largement développé ces dernières années, il a surtout contribué à placer davantage de personnes sous le contrôle de la justice, sans que des moyens adéquats ne permettent de les accompagner à la mesure des besoins et de prévenir la récidive. De ce point de vue, comme du point de vue des politiques pénales, la dynamique ressemble à celle de l’Hexagone, dans une version exacerbée par des inégalités accrues et des moyens moindres pour y faire face.
Brûlant mois de mai
L’insurrection qui a éclaté le 13 mai 2024, après des mois de manifestations pacifiques contre le projet de loi sur l’ouverture du corps électoral calédonien, a révélé l’ampleur des tensions qui traversent l’archipel. Au total, d’après le procureur de la République de Nouméa Yves Dupas, les événements se sont soldés par 2530 gardes à vue et 243 incarcérations. Des chiffres qui, rapportés à la population de l’Hexagone, équivaudraient à plus de 610 000 arrestations et près de 59 000 emprisonnements (voir p.35). Les entrées en détention au Camp-Est n’ont cependant pas explosé en mai-juin, ni dans les mois suivants : qu’elles se soient étalées dans le temps ou qu’un certain nombre de peines aient été aménagées, elles sont restées dans la moyenne annuelle[4]. Il faut dire que le système carcéral était déjà engorgé par une surincarcération chronique (voir p.17) et que des mutineries, les 13 et 14 mai, ont laissé des dizaines de cellules hors d’usage pendant plusieurs mois, réduisant la capacité du Camp-Est et accentuant encore la suroccupation des autres bâtiments. Fin mai, une trentaine de personnes détenues ont donc été transférées vers Koné, où le taux d’occupation a temporairement dépassé 100%. Et dans les semaines et les mois suivants, une soixantaine de prisonniers ont été transférés dans l’Hexagone et répartis dans différents établissements pénitentiaires – des opérations menées dans la plus grande opacité, sans que les personnes n’aient visiblement été prévenues plus de quelques heures à l’avance, ni que leurs proches n’aient été informés (voir Expédiés à l’autre bout du monde du jour au lendemain). Bon nombre de ces prisonniers se retrouvent démunis et isolés, face à la difficulté de maintenir un lien avec leur famille à 17 000 km de distance (voir « On fait comment pour rentrer chez nous »).
Si ces transferts vers l’Hexagone ont très peu fait parler d’eux, ils font écho, dans une certaine mesure, au placement en détention provisoire en métropole des sept responsables de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) accusés d’avoir « commandité » les violences. Cet éloignement a ravivé les blessures encore ouvertes du passé : une telle mesure n’avait pas été employée depuis le précédent pic de tension en 1988, et une partie de l’opinion calédonienne n’y voit rien d’autre que des « déportations », dans la droite ligne de l’exil imposé à de nombreux rebelles kanak depuis la colonisation.
Plus largement, les événements de mai-juin 2024 auront encore accentué la défiance d’une partie de la population à l’égard de l’institution judiciaire – défiance que nourrit depuis longtemps le recours massif à la prison dans l’archipel, qui frappe particulièrement les Kanak (voir « Quatre-vingt dix pour cent de prisonniers Kanaks »). Reconstruire la confiance prendra du temps et dépendra largement du chemin qu’empruntera la société calédonienne pour définir son avenir institutionnel et panser les blessures de la colonisation. Mais un moindre recours à l’enfermement, le développement de réelles alternatives et un investissement massif dans les politiques d’insertion pourraient bien faire partie de la solution.
Par Johann Bihr
Cet article est paru dans la revue de l’Observatoire international des prisons – DEDANS DEHORS n°125 – Kanaky – Nouvelle-Calédonie : dans l’ombre de la prison
[1] Cité dans Baptiste Gouret « “En Nouvelle-Calédonie, nous aurons les meilleures structures pénitentiaires de France” », Les Nouvelles calédoniennes, 22 février 2024.
[2] Cité dans Anthony Tejero, « À Koné, le centre de détention est un “exemple” pour l’Hexagone », Les Nouvelles calédoniennes, 23 février 2024.
[3] Cité dans Baptiste Gouret, op. cit.
[4] Les chiffres de l’administration pénitentiaire font état de 85 entrées en détention au Camp-Est en janvier 2024, 70 en février, 99 en mars, 62 en avril, 53 en mai, 62 en juin, 67 en juillet, 80 en août, 73 en septembre, 57 en octobre, 90 en novembre, et 57 en décembre. S’y ajoutent quelques mises sous écrou suite à des transferts, qui s’interrompent en mai-juin-juillet. Toutes les entrées en détention à Koné sont des transferts de personnes déjà incarcérées.