Objet : La politique du garde des Sceaux constitue un danger pour la justice et l’État de droit
Monsieur le Premier ministre,
En juin dernier, nos organisations se réunissaient en conférence de presse pour dénoncer une dérive répressive sans précédent orchestrée par votre ministre de la justice, Gérald Darmanin. Interdiction des activités dites « ludiques » ou « provocantes » en prison, participation des personnes détenues aux frais de leur incarcération, expulsion massive des personnes étrangères au mépris de tout droit à la réinsertion, rétablissement des peines planchers, retour des quartiers de haute sécurité : la liste des actes et des annonces de ce premier semestre 2025, pour ne citer qu’eux, était déjà vertigineuse. Un vertige dû notamment au décalage avec les enjeux réels auxquels font face les institutions judiciaire et pénitentiaire.
Quelques mois plus tard, notre inquiétude est plus vive que jamais face à un ministre qui s’enlise dans un populisme pénal décomplexé. Cette stratégie politique, consistant à instrumentaliser l’opinion publique, convoquer le « bon sens » et ériger le « respect des victimes » en élément marketing pour réformer coûte que coûte, produit aujourd’hui des effets très concrets sur la prise en charge des personnes détenues. Elle se traduit d’abord par une restriction sans précédent des activités autorisées dans le cadre des permissions de sortir, mise au calendrier par voie de circulaire le 3 novembre dernier. L’évasion survenue le 14 novembre au planétarium de Rennes – activité organisée conjointement par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) et l’Éducation nationale – a accéléré cette dynamique. L’incident a suscité la colère de Gérald Darmanin, qui est allé jusqu’à limoger le directeur de l’établissement. Depuis, les annulations se succèdent, y compris pour des permissions déjà accordées par décisions de justice. Certaines directions interrégionales des services pénitentiaires imposent désormais aux agents un contrôle strict sur les avis soumis aux juges, réduisant encore davantage les possibilités d’activités pourtant essentielles à la réinsertion. Rappelons à cet égard que le Conseil d’État, en censurant une instruction ministérielle de février 2025, a considéré que les activités, mêmes « ludiques », concouraient pleinement aux missions du service public pénitentiaire. Ainsi, le garde des Sceaux choisit-il, en récidiviste patenté, d’ignorer l’application d’un droit dont il est le garant.
Mais cet excès d’autoritarisme se manifeste aussi dans des choix budgétaires résolument centrés sur la sécurité. L’annonce du plan « zéro portable », qui implique 29 millions d’euros pour sécuriser six établissements, contraste fortement avec les 14 millions prévus en 2026 pour les mesures de placement à l’extérieur sur l’ensemble du territoire. Alors que l’investissement dans des dispositifs d’aménagement de peine a fait la preuve de son efficacité en matière de réinsertion et de réduction de la récidive, priorité est donc donnée à des mesures d’affichage plutôt qu’à une politique pénale constructive et ambitieuse.
À bien des égards, le tour de vis général que déploie votre ministre prend pour prétexte une criminalité qui opérerait depuis l’intérieur des établissements et qu’il choisit d’incarner par l’image de 700 détenus « extrêmement dangereux » – sans aucune précision sur les méthodes permettant d’objectiver cette dangerosité. Cette catégorisation sert de support à une communication outrancière et alarmiste qui réduit la complexité d’un phénomène social à quelques individualités. Sous couvert de lutte contre le trafic de stupéfiants – objectif louable s’il était davantage tourné vers la prévention –, une telle mise en scène fait de la construction d’un imaginaire figuratif le moteur de l’action publique.
Comme l’a récemment écrit le sociologue Laurent Bonelli, les tournants punitifs sont « une dramaturgie dans laquelle les mots comptent plus que les actes et l’annonce de lois ou de réformes plus que leurs conséquences réelles. Avec la complicité intéressée de médias, elle valorise les postures martiales » et oblige « à renouveler régulièrement les « menaces » à l’ordre social ou national. Après les « bandes », la « violence des mineurs », la « radicalisation », il semble que ce soit désormais le tour du « narcotrafic ». »[1]
La séquence du mercredi 26 novembre sur RTL est à ce point éloquente sur la méthode de votre ministre qu’elle mérite de s’y arrêter. Invité pour réagir à la récente permission de sortir accordée pour des motifs professionnels à une personne détenue du quartier de lutte contre la criminalité organisée (QLCO) de Vendin-le-Vieil, Gérald Darmanin s’est dit choqué « comme tous les Français », tout en « respectant la décision de justice », avant d’annoncer son intention de modifier la loi pour rendre impossible l’octroi de telles permissions aux détenus « extrêmement dangereux ». Puis, à la question du journalise visant à savoir si, « avec la loi actuelle, Mohamed Amra pourra, dans quelques mois quand il aura droit à des libérations, aller faire un peu de shopping, se retrouver dans la nature, appeler ses copains », Gérald Darmanin rétorque froidement : « exactement ». N’en jetez plus. À l’ère de la post-vérité, cette réponse assourdissante tiendra lieu de fondement justificatif à son projet de réforme. Si nous savons combien l’État de droit recule à mesure que s’étend le droit d’exception, le procédé dépasse ici l’entendement. Car cette énième loi de circonstance, pensée dans la précipitation à la suite d’un fait divers qui n’en est même pas un, ne se contentera pas d’ériger un cas isolé en principe, pénalisant des milliers de personnes au mépris du travail de tous les acteurs du terrain. Elle s’appuiera, ni plus ni moins, sur de la désinformation. Mohamed Amra, impliqué au premier chef dans l’assassinat de deux surveillants pénitentiaires lors de son évasion au péage d’Incarville en mai 2024, n’est pas encore jugé. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité et ne sera donc probablement pas permissionnable avant de très nombreuses années. Quant à laisser entendre que les permissions de sortir serviraient à « aller faire un peu de shopping », c’est dire, compte tenu des conditions strictes qui encadrent leur délivrance, la conception que le ministre se fait du respect de l’autorité judiciaire.
Monsieur le Premier ministre, c’est avant tout votre garde des Sceaux qui, avec de telles méthodes, apparait comme « extrêmement dangereux ». Nulle semaine n’est épargnée par son lot d’annonces démagogiques, qui fragilisent toujours un peu plus l’exécution des peines en brouillant ses maigres repères. La justice pénale, et au-delà la société tout entière, ne peuvent se satisfaire d’un responsable politique qui assume des mensonges éhontés, empoisonne le débat public, alimente le mythe d’une justice laxiste, conteste l’indépendance des juges, creuse la méfiance envers l’institution et diffuse un climat de suspicion généralisée parmi celles et ceux qui la font vivre. Votre ministre est en roue libre. Votre devoir est de le rappeler à l’ordre.
Contact presse : Sophie Deschamps – 07 60 49 19 96 – sophie.deschamps@oip.org
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Organisations signataires :
- A3D (Avocats pour la défense des droits des détenus)
- ACAT France
- Act Up Sud-Ouest
- Anaec (Association nationale des assesseurs extérieurs en commission de discipline des établissements pénitentiaires)
- Anciens du Genepi et de Rebond
- Arapej 41
- CGT Insertion Probation
- La Cimade
- Le Cri
- Emmaüs France
- FNUJA (Fédération nationale des unions de jeunes avocats)
- Lire C’est Vivre
- La Lucarne d’Ariane
- Observatoire international des prisons – section française
- Possible
- Rebond (Réseau d’Étudiant·e·s Bénévoles Organisé·e·s Nationalement en Détention)
- SAF (Syndicat des avocat.es de France)
- SM (Syndicat de la magistrature)
- Snepap FSU
- SNPES PJJ FSU
[1] Laurent Bonelli, « Narcotrafic, un ennemi commode », Le Monde Diplomatique, novembre 2025.
