Mark Johnson a connu la drogue, la rue, la violence et la prison. A 29 ans, il s’engage dans un processus de réhabilitation, fonde une entreprise d’insertion puis l’association User Voice, qui emploie d’ex-détenus pour en aider d’autres à sortir de la délinquance.
« Les véritables experts sont ceux qui ont connu le système pénal en tant qu’usagers » soutient Mark Johnson, fondateur de User Voice. Depuis 2009, l’association britannique emploie d’anciens délinquants pour mettre en place des dispositifs permettant aux condamnés de participer aux réponses qui les concernent. Le plus emblématique: les Conseils de prison. Ou comment d’ex-détenus animent des groupes de cogestion de la prison et redonnent de l’espoir à leurs pairs.
Vous avez créé l’association User Voice en 2009, dans quel but ?
Pour donner à des personnes en ayant fini avec la délinquance la possibilité de partager leur expérience avec d’autres qui n’en sont pas sorties. Les anciens délinquants ont souvent un désir énorme d’aider les autres à éviter les mêmes engrenages. Ils ont vécu tout le processus, et savent mieux que quiconque ce qu’il faut pour rompre le cycle. Les véritables experts sont à mon sens ceux qui ont connu le système pénal en tant qu’usagers, plus que les professionnels qui passent un diplôme en trois ans. Nous proposons une méthodologie permettant aux personnes concernées d’être connectées avec les décideurs, directeurs de prison, agents de probation ou autres, d’échanger sur un pied d’égalité et de trouver ensemble des solutions.
En quoi ce projet est-il lié à votre expérience personnelle ?
J’ai grandi dans une famille très dysfonctionnelle et violente. J’ai commencé à consommer de l’alcool à 8 ans, de l’héroïne à 11. A 17 ans j’ai été incarcéré pour violences. J’ai ensuite connu la rue, j’étais accro au crack et à l’héroïne, dans un grave état de délabrement physique et psychologique. Heureusement, une équipe d’actions communautaires m’a ramassé et emmené dans une unité de désintoxication, puis en séjour longue durée dans un centre thérapeutique. Dans cet environnement, je me suis trouvé suffisamment en sécurité avec moi-même et avec les autres pour pouvoir d’abord m’effondrer, puis partager mes secrets, mes douleurs. J’ai pu commencer à récupérer et à me reconstruire. Il ne suffit pas de transmettre des techniques d’accès à l’emploi à un toxicomane. Que va-t-il faire le jour où il sera confronté à un problème : aller chercher un emploi ou téléphoner à son dealer ? Dans une prison où je me suis rendu la semaine dernière, les détenus peuvent avoir de la méthadone, mais pas de groupe thérapeutique. Comme activité, on leur propose un cours d’art. L’un d’eux m’a dit: « comment est-ce que l’on peut espérer traiter mon problème avec un foutu cours d’art ? » Ce type de réponse correspond à la psychologie de la classe moyenne, qui ne connaît rien à l’addiction. Dans mon parcours, c’est après avoir pu exprimer et comprendre l’origine de mes problèmes que j’ai pu commencer à m’insérer. J’ai créé une entreprise d’élagage, où j’employais d’anciens toxicos et des sortants de prison. Lorsqu’un problème surgissait, on discutait et on trouvait une solution. C’est de là que viennent les principes de User Voice.
Dont le slogan est : « Seuls les délinquants peuvent stopper la récidive (1 ) ». Pouvez-vous expliquer ce choix ?
Il s’agit de rappeler que personne d’autre que le délinquant lui-même ne peut arrêter la commission d’infractions. User Voice, c’est « la voix de l’usager ». Or, cet usager de la justice pénale n’a jamais l’opportunité de participer ou de réfléchir aux solutions, le détenu est une sorte de récipiendaire docile de la sanction. Pourtant, ceux qui connaissent la misère, qui vivent au quotidien dans le système complexe de services sociaux, de probation, de tribunaux, de prisons, etc., ont une connaissance précise de ce qui fonctionne ou pas. A la différence des services et entreprises qui proposent souvent des réponses visant à assurer leur propre pérennité. Par ailleurs, le système ne sait pas être flexible et apporter une approche individuelle aux problèmes des gens. Environ 86 000 personnes sont incarcérées en Grande-Bretagne, il y a autant de raisons à leur présence derrière les murs. Le monde est obsédé par la solution miracle unique pour répondre à la criminalité. Il n’y en a pas.
Quelle approche critiquez-vous et quelle alternative proposez-vous ?
On ne peut pas continuer avec une approche de la résolution des problèmes sociaux qui permet à la classe moyenne éduquée de participer, mais pas aux gens qui subissent ces problèmes. Cela donne un système judiciaire au service des professionnels et des institutions, mais pas des usagers. L’environnement carcéral, c’est un entrepôt humain dans lequel la justice enferme des personnes 23 heures sur 24 en cellule, sans leur donner l’opportunité d’entreprendre une introspection sur le type de pensée illusoire et de comportement qui les a amenés ici. Les gens peuvent y entrer et en sortir dix ou quinze fois, sans avoir été une seule fois questionnés sur ce qui les a amenés à commettre des infractions. Et les efforts colossaux de certains d’entre eux ne sont pas même reconnus. Un type qui a commis des braquages pendant vingt ans, et qui devient réceptif à une aide, arrive à adopter un autre mode de vie, finit par arrêter pendant un an… Si pendant ce temps, il continue à fumer du cannabis et se fait arrêter pour ce motif, la justice le considère comme un échec et un récidiviste. Alors que c’est déjà un succès énorme pour lui. Ce que le système ne sait pas voir. En retour, il va tout envoyer balader, pensant que tout le monde se fout de ses efforts. Quand on retire tout espoir aux personnes, qui ne peuvent se présenter à un emploi sans l’étiquette de délinquant, et qu’on ne porte pas attention à leurs réalisations colossales, on génère de la haine, on cultive les comportements extrêmes. Combien de gamins détestent les travailleurs sociaux… Pourquoi ? Parce qu’ils ne les ont pas écoutés. Pour faire évoluer les services, il faut une représentation démocratique de leurs utilisateurs. C’est pourquoi User Voice est une organisation indépendante des pouvoirs publics, dirigée et dont les actions sont assurées à 85 % par d’anciens détenus. Nous sommes les premiers à avoir d’anciens délinquants qui interviennent dans les coursives des prisons et ont les clés comme les surveillants! Notre simple existence perturbe le système et le met en question. Parce qu’il n’a pas prévu ces mécanismes offrant une plateforme aux usagers.
Votre principale action est de mettre en place des Conseils de prison, de quelle manière ?
Nous intervenons à la demande des chefs d’établissement, qui nous appellent généralement après des incidents graves. La direction de la prison d’Oakwood, près de Birmingham, nous a ainsi contactés suite à des émeutes en janvier 2014.
La mise en place d’un Conseil de prison nécessite une phase préparatoire d’environ trois mois pour assurer la formation du directeur, des personnels, puis des détenus. Ensuite, nous aidons à faire émerger des leaders en organisant des discussions, des consultations, etc. Les candidats constituent des micro-partis thématiques : réinsertion, activités en détention, formation, relations avec le personnel… Ils élaborent un programme, choisissent un porte-parole, mettent en place une équipe de campagne. Les surveillants sont aussi invités à rejoindre les partis.
Les électeurs votent pour un parti, et non une personne, ce qui évite que certains fassent valoir des intérêts particuliers, ou que le personnel choisisse les détenus qui lui conviennent. Les sièges au sein du Conseil sont répartis à la proportionnelle. Par exemple à Pentonville, une des prisons de Londres, le parti « régime de détention et conditions matérielles » a emporté en juin dernier six sièges, les groupes « réinsertion » et « enseignement et formation » respectivement cinq et trois sièges. Toute la prison participe au vote – les détenus, l’encadrement supérieur, les personnels. Des urnes sont installées en détention, c’est un moment génial. Les taux de participation sont toujours élevés, dans les 70 à 80 %. Pour beaucoup, c’est une première occasion d’exercer sa citoyenneté. De nouvelles élections ont lieu tous les six mois ou tous les ans. Les Conseils développés par User Voice depuis 2009 fonctionnent aujourd’hui dans neuf prisons.
Quel est leur rôle ?
Le Conseil se réunit d’une fois par semaine à une fois par mois, selon les besoins. Il est présidé par un personnel d’encadrement, qui tranche si nécessaire et endosse la responsabilité des décisions. Il y a toujours un facilitateur de User Voice. A Maidstone, de nombreux personnels administratifs participent aux réunions, ils consultent régulièrement les membres du Conseil sur les initiatives en cours ou à venir. Les détenus ont un aperçu de la bureaucratie pénitentiaire, ils comprennent un peu mieux les contraintes qui s’imposent au personnel. D’un côté comme de l’autre, on se montre plus patient et compréhensif.
Le rôle des Conseils n’est pas tant de pointer les problèmes que de coconstruire des solutions. Les décisions peuvent être des choses aussi simples qu’un nettoyage approfondi des par- loirs, ou l’autorisation de conserver un ouvre-boite en cellule. Ça peut paraître stupide, mais après des années à acheter des boites de conserve sans disposer d’un ouvre-boite, c’est une frustration en moins ! Les Conseils travaillent aussi sur l’organisation des visites, l’accès à l’éducation, etc. Toute la prison est impliquée, pas juste les détenus, ou seulement le personnel. C’est la raison pour laquelle nous parlons de Conseil de prison, et non de détenus. Le travail du Conseil permet de développer un sens de la communauté, de définir des buts communs et de collaborer pour les atteindre.
Pourquoi cette manière d’impliquer les détenus vous semble-t-elle pertinente pour préparer leur sortie de prison ?
Les compétences et attitudes développées en participant aux Conseils sont utiles pour des emplois futurs, ou pour faire son chemin dans la société : responsabilité individuelle et travail d’équipe, écoute et compréhension d’autres points de vue, communication et argumentation. Dans une étude sur le modèle proposé par User Voice (2), Bethany E. Schmidt a souligné que la participation aux Conseils aide les détenus à construire une identité positive et productive. C’est une façon de ne pas être réduit au statut de détenu ou de délinquant, de s’affirmer comme une personne utile. Or, la recherche sur les processus de sortie de délinquance (désistance) montre l’importance de permettre aux délinquants d’acquérir une place dans la communauté par d’autres biais que des activités illégales. En développant un rôle basé sur des attributs positifs plutôt que sur des déficits, l’estime de soi est renforcée, on a l’impression de servir à quelque chose.
L’impact des Conseils de prison sur la détention a-t-il été évalué ?
L’évaluation fait partie du cahier des charges. En douze mois d’existence du Conseil à Aylesbury, les violences contre les surveillants ont diminué de 70 %. A Albany, les plaintes des détenus ont été réduites de 37 %. A Parkhurst, une prison connue pour sa violence, le recours à l’isolement a chuté de 160 à 47 jours par an. En abordant les problèmes au plus près de leur origine, en permettant aux usagers d’exprimer leurs frustrations et en les impliquant au lieu de laisser la bureaucratie élaborer ses propres solutions, on réduit le recours à des réponses très punitives et très coûteuses. Bethany Schmidt, qui a enquêté sur les Conseils pendant trois mois dans trois prisons n’a cessé d’entendre de la part des détenus, des employés de User Voice et du personnel pénitentiaire que les Conseils sont positifs pour tout le monde. Les relations s’améliorent nettement, il y a plus de confiance, moins de tensions et d’anxiété. Et les détenus se sentent plus en sécurité.
Quel est l’objet des formations assurées par d’anciens détenus de User Voice en amont de la mise en place des Conseils ?
Elles permettent de constituer le groupe de personnes qui vont former les partis et se porter candidats. Une quarantaine de détenus suivent une première session de six formations. Ceux qui confirment leur engagement ont des formations complémentaires, notamment pour les préparer aux élections : comment faire campagne, présenter ses arguments… Côté personnels et encadrement, nous expliquons longuement ce que nous allons faire, les bénéfices qu’ils y trouveront à long terme dans leur travail quotidien. La plupart du temps, cela suffit à les convaincre. Si ce n’est pas le cas, nous sommes très clairs sur le fait qu’un Conseil ne peut fonctionner que si tout le monde y participe. Notre rôle est d’expliquer le processus, à eux de s’en saisir et d’en tirer le plus de bénéfices possible. S’ils n’en retirent rien, ce sera par manque d’implication, nous ne pouvons pas faire les choses à leur place.
En quoi est-ce important que ce soient d’anciens détenus qui mettent en place et animent ces Conseils ?
Quiconque a affaire au système de justice pénale ressent une défiance à l’égard de ceux qui représentent le pouvoir, c’est une constante ! Avoir vécu la même expérience que ceux aux- quels nous parlons nous donne du crédit. Nous bousculons la représentation de l’intervenant qui agit plus dans son propre intérêt qu’au service de la personne. Le simple fait de rencontrer quelqu’un qui a réussi à sortir de la délinquance est une aide considérable pour celui n’ayant pas encore suivi ce chemin. Parce que voir, c’est croire. Le parcours des intervenants de User Voice prouve qu’il peut y avoir une autre vie en dehors de la prison. Et pas selon une définition « classe moyenne » de ce qu’est une vie réussie, mais selon leur propre définition. Pour beaucoup de détenus, en particulier les longues peines, rencontrer un pair qui n’est pas sorti de prison complètement démoli est porteur d’espoir, montre la possibilité d’un futur. De telles occasions sont pourtant très rares.
L’intervention d’anciens détenus en milieu carcéral pose-t-elle des problèmes à des autorités ou des personnels pénitentiaires ?
Dans un premier temps, de nombreux surveillants sont méfiants, voire hostiles. Ils pensent que les détenus auront trop de pouvoir, vont prendre le contrôle de la détention, que leur autorité en sera affaiblie, que leurs propres besoins ne seront pas reconnus. Comme dans une famille dysfonctionnelle, ils nous reprochent de parler avec les détenus, alors que le directeur n’adresse pas même la parole aux surveillants. La période préparatoire sert à répondre à cette anxiété. Les plus sceptiques sont généralement convaincus lorsqu’ils voient les résultats des Conseils. Ils s’aperçoivent que les détenus se préoccupent en premier lieu de questions quotidiennes assez basiques, ils constatent l’amélioration de l’ambiance et des relations, la baisse du niveau de frustrations et d’insécurité.
Intervenez-vous aussi en milieu ouvert auprès des services de probation ?
Oui. En 2011, le London Probation Trust nous a demandé de mettre en place des Conseils d’usagers dans quatre quartiers de Londres, pour améliorer la qualité et l’efficacité de leur travail avec les probationnaires. Ce projet a pris de l’ampleur et nous intervenons à présent dans une vingtaine de services à travers le pays. Les Conseils proposent des changements qui peuvent être aussi simples que l’aménagement d’une salle d’attente, ou suggérer des formations en psychologie pour les agents de probation. Il y a eu une grande première récemment dans un service : vingt membres des Conseils ont été engagés comme agents de probation de premier niveau. Par ailleurs, nous sommes reconnus comme centre de formation pour les animateurs des programmes de soutien par les pairs (ex condamnés) organisés par les services de probation.
« L’usager de la justice pénale n’a jamais l’opportunité de participer ou de réfléchir aux solutions, le détenu est une sorte de récipiendaire docile de la sanction »
Nous travaillons avec eux à concevoir et perfectionner ces programmes.
Menez-vous des actions à la sortie de prison ?
Nous venons d’ouvrir un centre en face de la prison de Pentonville, dont plus de 7 500 détenus sont libérés chaque année. Très souvent sous méthadone, physiquement dépendants, ils sortent avec l’équivalent de cinquante euros, sans même le contact d’un médecin. Nous avons donc ouvert cet endroit où ils peuvent aussitôt se poser. Différents services sont réunis : un psychiatre propose des consultations, ainsi que des conseillers en économie domestique, d’autres pour la recherche d’emploi, refaire ses papiers d’identité, ouvrir un compte en banque, etc. Un open space est dédié aux thérapies alternatives, telles que yoga, acupuncture, relaxation, psychothérapies de groupe. On peut aussi y organiser des réunions et séminaires. Il y a un café internet, gratuit et ouvert à tous. Le centre est dirigé démocratiquement par les usagers anciens délinquants, élus parmi les membres de l’un des Conseils de Londres. Le groupe de pilotage comprend également des représentants de la communauté. Parallèlement, nous avons démarré depuis quelques mois un projet permettant aux membres d’un Conseil de prison de prolonger cette expérience après leur libération, au sein d’un Conseil communautaire, avec le soutien de pairs pendant une période de transition.
A votre initiative, des jeunes délinquants ont été reçus au ministère de l’Intérieur par un groupe de travail sur la prévention de la délinquance. Qu’ont-ils demandé ?
Nous avions organisé pendant trois ans des ateliers pour permettre à des jeunes de donner leur point de vue sur ce qu’ils vivaient. Pour beaucoup d’entre eux, c’était la première fois qu’on leur donnait la parole et surtout qu’on les écoutait. Il en est ressorti que la plupart n’avaient reçu aucun soutien pour faire face à des problèmes tels que la violence ou la négligence parentale. Leur contact avec les services publics était mauvais, en particulier avec les travailleurs sociaux et la police. Lors de la rencontre au ministère, ils ont restitué ces conclusions et ont demandé des actions sur des questions précises : le casier judiciaire, qui fait d’une infraction de jeunesse une condamnation à perpétuité. Ou la suspension des aides financières pour les études supérieures lorsque vous êtes condamné. Ils ont également parlé de ce qui les avait amenés en prison, de leurs erreurs mais aussi du besoin d’une conception plus humaine du travail social, fondée sur la relation plutôt que sur une approche punitive.
Recueilli par Barbara Liaras et Sarah Dindo
(1) « Only offenders can stop re-offending ».
(2) Bethany E. Schmidt, « User Voice and the Prison Council Model: A Summary of Key Findings from an Ethnographic Exploration of Participatory Governance in Three English Prisons », Prison Service Journal n°209, septembre 2013.