L’utilisation de la détention provisoire est encadrée par une série de critères censés garantir qu’il n’y soit recouru qu’en dernier recours et de façon exceptionnelle. Cependant, malléables et extensifs, ces derniers constituent un garde-fou bien insuffisant.
« La détention provisoire n’est pas la norme, loin de là. Est-ce qu’on peut dire pour autant que son usage est exceptionnel ? Je ne crois pas », reconnaît Éric Bocciarelli, juge des libertés et de la détention à Nancy, membre du Syndicat de la magistrature. En 2021, 21 % des personnes renvoyées devant une juridiction de jugement par un juge d’instruction ont ainsi été placées en prison dans l’attente de leur procès[1]. En principe, la détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que s’il est démontré, « au regard d’éléments précis et circonstanciés », qu’elle constitue « l’unique moyen » de répondre à certains objectifs. Parmi eux : conserver les preuves « nécessaires à la manifestation de la vérité », empêcher une pression sur les témoins ou victimes ou une « concertation frauduleuse » avec d’éventuels complices. Elle peut aussi être utilisée pour « protéger » la personne mise en examen elle-même ou garantir son maintien à la disposition de la justice. Elle peut enfin être prononcée pour « mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement », et, en cas de crime, « mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé »[2].
La détention provisoire est donc une mesure de sûreté, poursuivant deux objectifs principaux : garantir la bonne administration de la justice et prévenir tout risque pour la société. Celle-ci ne devant être utilisée qu’en dernier recours, les magistrats doivent théoriquement justifier en quoi un placement sous contrôle judiciaire ou une assignation à résidence avec surveillance électronique, bien moins attentatoires à la présomption d’innocence et aux droits fondamentaux, ne suffisent pas à garantir ces objectifs. L’efficacité de cet encadrement est cependant sérieusement remise en cause.
Des décisions parfois peu motivées
Une étude[3] basée sur l’analyse de plusieurs centaines d’ordonnances de placement en détention provisoire, publiée en 2018, constate en effet que le caractère insuffisant des alternatives n’est que rarement étayé, se déduisant le plus souvent « a contrario des motifs justifiant la détention provisoire ». S’agissant de ces derniers, les auteurs identifient deux approches : certains magistrats s’appliquent à donner des explications spécifiques sur les raisons pour lesquelles chaque critère a été retenu. D’autres se contentent de donner des justifications vagues, à grand renfort de phrases stéréotypées, que les chercheurs ont retrouvées dans un grand nombre de décisions, comme en témoigne un avocat : « Souvent ce qu’on voit, c’est un embrouillamini de rappel des faits, ensuite le magistrat fait référence aux critères légaux avec des formules générales, sans renvoyer à des éléments précis du dossier. Ces pratiques portent atteinte au principe du contradictoire car on n’a aucune prise pour contre-argumenter. » Elles rendent en effet la tâche des avocats d’autant plus ardue que ces derniers se battent contre des critères « par nature très mobiles, voire flous et donc difficilement attaquables », relèvent les auteurs de l’étude.
Des critères flous et malléables
La plupart des critères définis par la loi reposent sur l’évaluation d’un risque (de fuite, de pression sur les témoins, de destructions des preuves, de concertation, de renouvellement de l’infraction – pour laquelle, il faut le souligner, leur culpabilité n’a pourtant pas encore été établie et prononcée). Or, cette opération, prédictive, est par nature arbitraire. « Il est possible d’apprécier ces critères de façons très différentes », reconnaît Eric Bocciarelli. « Un juge peut décider de faire tomber un critère, qu’un autre peut remettre, alors que la situation est la même », témoigne Me Chloé Redon, avocate au barreau de Paris. En outre, « certains critères sont tellement flous qu’on peut y mettre tout ce qu’on veut », relève un autre avocat. Un critère en particulier semble laisser place à des appréciations très subjectives, extrêmement variables d’un magistrat à l’autre : celui visant à « mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public ».
« Je ne suis pas très à l’aise pour vous le définir. Moi je le retiens très peu, seulement dans des affaires vraiment sordides, ou qui suscitent un émoi particulier. Quand les faits sont très graves, est-ce que la société est prête à accepter que cette personne soit laissée en liberté ? À mon sens, c’est pour ces situations particulières que ce motif existe », se risque éric Bocciarelli. « La pratique est d’énormément utiliser le trouble à l’ordre public, qui est une notion extensive. Pour moi, il s’utilise lorsqu’il y a des répercussions dans la société, qu’on en parle dans la presse, localement ou nationalement, et que laisser le suspect en liberté ne serait pas accepté. Par exemple le triple meurtre sur la voie publique, le policier qui se fait percuter et qui décède… » considère Sébastien Colombet, juge d’instruction au Mans, représentant de l’Association française des magistrats instructeurs (Afmi). La loi précise pourtant que ce trouble « ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l’affaire ». « Pour d’autres magistrats, ce critère va englober les affaires d’inceste, quand bien même l’affaire ne s’est pas ébruitée, en considérant qu’il y a là une atteinte aux valeurs de la société », rapporte encore Sébastien Colombet. Une magistrate exerçant à Marseille évoque de son côté un règlement de compte en pleine rue qui risqueraient d’entraîner des représailles ; un autre un important réseau de proxénétisme avec des dizaines de victimes. « Souvent, le recours à ce critère est justifié, à tort, par la seule gravité de l’infraction, relève Me Chloé Redon. Or, il n’est possible d’y recourir qu’en matière criminelle : dans ces cas-là, l’infraction est toujours grave par principe ! »
Au total, « on a une liste de critères qui permettent de prononcer de la détention provisoire dans à peu près toutes les situations », concède Eric Bocciarelli. Une malléabilité et une extensivité qui laissent place à certaines dérives.
Derrière des critères « de façade », des motivations inavouées
Une magistrate estime que certaines détentions provisoires sont parfois prolongées dans le but inavoué de voir l’affaire jugée dans des délais « acceptables ». « Dans le contexte actuel d’engorgement des tribunaux, un dossier dans lequel l’accusé n’est plus détenu, c’est un peu un dossier mort (lire page 19). Ce n’est pas vraiment un motif de détention provisoire, mais inconsciemment, ça joue. Donc si un dossier présente un caractère de gravité suffisant, c’est la détention provisoire qui prime. » Aussi, derrière des arguments habillés de pragmatisme se cachent en réalité des considérations morales. « Est-il logique de remettre en liberté une personne alors qu’elle risque de prendre une peine de huit à dix ans d’emprisonnement ? Dans la culture et dans l’opinion, elle doit rester en prison. Ce n’est pas un critère de l’article 144, mais c’est quelque chose qui est plus ou moins ancré dans l’esprit d’un certain nombre de personnes », souligne un autre magistrat. « Dans bien des cas, on bascule dans des motivations de façade : la détention n’est pas véritablement liée aux critères fixés par la loi mais à la gravité de l’infraction, regrette Sarah Massoud, juge des libertés et de la détention à Bobigny et membre du Syndicat de la magistrature. On va invoquer, convoquer des critères parce qu’on estime que de toute façon, le prévenu va être condamné à six ou sept ans, et qu’il est préférable qu’il reste détenu, vu les délais excessifs. On est dans de la détention pré-peine. »
[1] Pour le reste, 45 % avaient été placées sous contrôle judiciaire, 1 % sous assignation à résidence sous surveillance électronique mobile et 33 % ne faisaient l’objet d’aucune mesure de sûreté (Chiffres clés de la justice 2022).
[2] Article 144 du code de procédure pénale.
[3] A. Derbey et S. Raoult, Faut-il avouer pour sortir de détention provisoire ? Étude de 117 trajectoires de détention à Marseille, Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux, n° 12, 2018.