Depuis six mois, le tribunal de grande instance de Bobigny élabore en même temps qu’il expérimente une nouvelle façon de répondre à la délinquance de personnes souffrant de toxicomanie ou d’alcoolisme. Son objectif : lutter contre la récidive en recourant à un programme intensif de soins et d’insertion sociale. Ciblant des multirécidivistes dont le passage à l’acte est directement imputable à l’addiction, le dispositif se pose en alternative à la détention.
Traiter les causes de la délinquance au lieu d’incarcérer, telle est l’ambition de l’expérimentation démarrée depuis mars 2015 à Bobigny, à l’initiative de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) et du ministère de la Justice. « L’objectif principal du dispositif est la prévention de la commission de nouvelles infractions. Les objectifs intermédiaires la réduction de la problématique addictive et la réinsertion », indique le cahier des charges. Qui s’inspire pour partie des programmes de traitement de la toxicomanie de la Cour du Québec à Montréal (PTTCQ).
Pour les multirécidivistes
Les concepteurs du projet ne s’y sont pas trompés. « On sait que l’alcool ou les stupéfiants jouent un rôle dans les passages à l’acte. Incarcérer des personnes qui commettent des délits en lien avec une addiction n’est pas efficace pour prévenir la récidive. C’est ce que les Canadiens appellent « la porte tournante » : on entre en détention, on en sort, on y rentre à nouveau, etc. », relève Danièle Jourdain-Menninger, présidente de la Mildeca. Pour sortir de ce cycle sans fin, le programme cible un public de prévenus qui auraient eu toutes les chances d’atterrir une nouvelle fois derrière les barreaux. Ils sont multirécidivistes. Dans leur cas, un sursis avec mise à l’épreuve « n’est pas suffisant, soit parce qu’une telle mesure, déjà tentée, aurait échoué à éviter une réitération, soit parce que la gravité des faits et de la situation de la personne conduirait le juge, en l’absence du cadre très serré du programme expérimenté, à opter pour une peine d’emprisonnement ferme », pose le cahier des charges. « Ce sont bien des gens pour lesquels on aurait requis une peine de prison », confirme Guillaume Lefevre-Pontalis, vice-procureur de Bobigny.
Un cadre juridique bien pensé
Concrètement, la personne déclarée coupable en première audience fait l’objet d’un suivi probatoire d’une année, avant que le tribunal ne se prononce sur la peine. C’est le principe de l’ajournement de peine avec mise à l’épreuve (AME), mesure préexistante mais peu utilisée dans les juridictions. « L’idée est de mettre à profit cette période d’ajournement pour faire entrer la personne dans un programme thérapeutique dont la finalité est, à défaut de la rendre abstinente, de la sortir de sa logique de récidive », explique Jean-Pierre Couteron, le président de la Fédération addiction, associée à la genèse du projet. Avec en ligne de mire, si aucun incident notable n’est survenu, la possibilité pour une chambre spécifique du tribunal de prononcer une dispense de peine, ou bien une peine de probation, avec une éventuelle poursuite de la prise en charge dans ce cadre. « On examinera les progrès de la personne. On attend d’elle qu’elle n’ait pas réitéré durant la prise en charge, et qu’elle ait au moins posé les gages d’un début de sortie de son addiction et de réinsertion. Il est évident que si la personne a respecté ses obligations et rempli ces objectifs, on s’orientera vers une peine amoindrie, voire une dispense de peine », estime Dominique Pauthe, vice-président du Tribunal de grande instance.
Une évaluation préalable approfondie
L’orientation vers le dispositif revient principalement au Parquet et à l’association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale (APCARS). Pendant la garde à vue ou au moment du déferrement, le Parquet peut demander à l’APCARS qu’une enquête sociale rapide spécifique soit réalisée. L’association peut aussi en prendre l’initiative si une problématique addictive n’a pas été détectée par le Parquet. Un questionnaire spécifique porte sur la consommation de produits psychoactifs, le lien établi par la personne entre cette consommation et ses actes délictueux, son éventuelle « demande de changement » et son intérêt pour une « prise en charge pluridisciplinaire intensive ». Si l’enquête fait apparaître que la personne pourrait entrer dans le dispositif, le tribunal ou le juge des libertés et de la détention la placent sous contrôle judiciaire pendant deux mois afin qu’une évaluation plus approfondie soit effectuée. Une équipe médico-sociale dédiée au dispositif assure alors une évaluation de la dépendance au produit et de son impact sur le quotidien du probationnaire, sur la base de l’Index de gravité de la toxicomanie (IGT), un outil standardisé, validé scientifiquement. En parallèle, le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) est censé évaluer le risque de récidive, le programme étant prévu pour des personnes « présentant un profil de risque élevé ». Les personnels du SPIP concernés (deux conseillers à mi-temps et une cadre) ont été formés par l’universitaire canadien Jean-Pierre Guay « à l’utilisation des outils nécessaires à cette évaluation ». Le SPIP étant le seul acteur du dispositif à ne pas avoir donné suite à notre demande d’interview, le contenu de son intervention n’a pu être davantage éclairci.
Ajuster les orientations vers le programme
Au terme de cette double-évaluation, les coordinatrices (une cadre du SPIP et une de l’association Aurore) rédigent un rapport remis au tribunal sur l’opportunité de placer le justiciable dans le dispositif. « L’important est de montrer le lien entre l’addiction et le passage à l’acte. Si elle n’est pas le moteur principal de la commission d’infractions, le programme aura moins d’intérêt », souligne le Dr Ruth Gozlan, chargée de mission à la Mildeca. Ce « luxe de moyens dévolus à l’évaluation nous apporte un niveau d’information sur le prévenu auquel nous n’avons jamais accès dans une procédure habituelle », commente le vice-président du tribunal. Le magistrat vérifie aussi à l’audience que la personne est « réellement disposée à entrer dans le pro- gramme ». Il décide alors de l’ajournement du prononcé de la peine et signe ainsi l’entrée de la personne dans le dispositif. Six mois après le lancement de l’expérimentation, huit personnes, sur la cinquantaine attendue en deux ans, l’ont intégrée. Âgées d’une quarantaine d’années en moyenne, elles sont pour la plupart dépendantes à l’alcool depuis de nombreuses années et affichent un casier judiciaire chargé (vols simples, vols avec violence, violences conjugales…). Leur moyenne d’âge apparait peu représentative du public habituel du tribunal. Certains acteurs s’étonnent en outre de l’absence, pour le moment, de personnes dépendantes aux stupéfiants, s’adonnant à des petits trafics. Mais des ajustements ont déjà commencé. « On avait tendance à écarter les profils qui nous paraissaient trop désocialisés, déstructurés psychiquement, analyse Pascal Souriau, chef de service à l’APCARS. On s’est rendu compte qu’on avait peut-être été trop restrictifs, on a travaillé à élargir nos critères de sélection. »
Un programme très intensif
Le probationnaire est pris en charge dans le cadre d’un « double suivi à la fois judiciaire et médico-social intensif et très encadré, à raison de cinq heures par jour, cinq jours par semaine, le tout sur une année complète », explique Katia Dubreuil, chargée de mission à la Mildeca. Un niveau d’accompagnement exceptionnel, comparé à celui réalisé habituellement dans le cadre d’une mise à l’épreuve. Pour Jean- Pierre Couteron, le programme est « beaucoup plus structuré et contraignant que ne peut l’être l’injonction thérapeutique ou l’obligation de soins » pour lesquels « les délais de prise en charge sont longs et le suivi réalisé par le SPIP loin d’être quotidien. Il ne s’agit pas ici d’aller voir un médecin une fois par mois. Il s’agit de respecter un programme, avec des horaires ».
L’association Aurore a été chargée d’assurer la partie médicosociale de l’accompagnement: elle met à disposition une coordinatrice, une psychologue, un médecin et un moniteur sportif, rattachés au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de Gagny. Deux associations culturelles ont également été associées au projet : Le Vent se lève et Les Yeux de l’ouïe. Habituées à travailler avec des personnes sous main de justice, elles prennent en charge l’animation du lieu où se déroule le programme, dans le cadre d’ateliers de création, « dans des activités qui visent la réinsertion des personnes. Il ne s’agit pas de faire de l’occupationnel », souligne le Dr Gozlan.
Soins, activités et insertion
« L’objectif est de proposer un tiers de soin, un tiers d’activités créatives ou sportives et un tiers d’insertion », explique François Hervé, directeur du pôle santé-addiction-précarité de l’association Aurore. « Côté santé, on s’est clairement inspiré du modèle de la communauté thérapeutique. Le groupe permet de mettre en commun des expériences, et d’imaginer collectivement les solutions qui vont permettre de prévenir la rechute », complète François Hervé. «Empathie», «écoute», «identification des besoins », « projet d’accompagnement individualisé et progressif », « alliance thérapeutique » définissent les grands principes de l’accompagnement. Le suivi comprend plusieurs phases, explique Jean-Pierre Couteron. « La première est centrée sur le soin et l’observance thérapeutique. La seconde doit permettre de consolider ce qui aura été engagé, pour permettre la mise en œuvre de la troisième phase, consacrée à la préparation à la sortie du dispositif et à la réinsertion. » Le probationnaire pourra aussi être orienté sur des partenaires extérieurs, suivant les démarches qu’il aura à effectuer.
Un accompagnement criminologique peu défini
Côté justice, le contenu de la prise en charge n’est pas précisément défini. A la différence des programmes canadiens – et même de certains dispositifs en France (cf. stage sécurité routière en encadré) – une méthodologie d’accompagnement au plan criminologique n’a pas été définie et choisie préalablement à l’expérimentation. Néanmoins, les conseillers de probation ont été rapidement formés par deux spécialistes aux méthodes évaluées à l’étranger comme les plus efficientes pour le suivi des auteurs d’infraction souffrant d’addictions. Pour autant, leur rôle ne se distingue pas clairement de celui des juges de l’application des peines (JAP), tel que défini dans le programme. Le probationnaire est en effet convoqué une fois par mois par un JAP, pour un entretien qui doit permettre de faire le point sur son évolution, sur ses avancées comme sur les aspects qui méritent encore d’être travaillés. Une sorte de supervision, en somme. Et ces magistrats-là ont bien intégré la rechute comme faisant partie du processus. « Les formations que nous avons reçues dans le cadre de l’expérimentation nous ont permis de comprendre que le processus de sortie de l’ad- diction n’était pas linéaire. Il peut y avoir des rechutes. Nous, ce qu’on regarde, c’est l’évolution générale », explique Aïda Chouk, vice-présidente chargée de l’application des peines. Ainsi, le sevrage n’est pas forcément déterminant de la réussite du programme. « On ne prétend pas avoir trouvé un traitement miraculeux qui traiterait totalement l’addiction de ces personnes, explique Jean-Pierre Couteron. En revanche, on peut travailler sur certains déficits de la personne, sur des dynamiques comportementales et psychiques et sur des démarches d’insertion, pour faire qu’à défaut de résoudre totalement son addiction, celle-ci n’entraîne plus un passage à l’acte délictueux. » En d’autres termes, « s’il est présomptueux de dire « cette personne ne boira plus », il ne l’est pas forcément de dire « on va travailler sur le fait qu’elle ne reprenne plus le volant si elle vient à se réalcooliser », résume le psychologue clinicien.
Un programme en construction permanente
Assumée, la construction empirique a été privilégiée au choix de méthodes. Et le contenu de l’accompagnement n’a pas été dès le départ conçu sur la base de modèles éprouvés, bien qu’existants. « L’ambition de cette expérimentation est de parvenir à modéliser un programme complet et structuré, des outils utilisés pour évaluer la situation des personnes aux méthodes de suivi et activités proposées. On modélise en même temps que l’on teste avec les acteurs des terrains pour construire l’intervention la plus pertinente et efficace, avant de formaliser les processus que l’on aura validés », explique Katia Dubreuil (Mildeca). Si elle a l’avantage de permettre aux acteurs de terrain de contribuer activement à la conception du dispositif, une telle approche peut néanmoins soulever des questions. Comment modéliser un suivi sur la base des pratiques de quelques professionnels ? Le même suivi pourra-t-il être assuré par d’autres professionnels moins engagés, moins motivés que ceux volontaires pour une expérimentation ? Pourquoi ne pas définir d’emblée une méthode d’accompagnement, sur la base des nombreux travaux sur « ce qui marche » le mieux en matière de prévention de la récidive des auteurs d’infractions ayant une problématique d’addiction ? Le Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) est chargé d’une première évaluation « d’implantation », qui portera sur les conditions de mise en œuvre du dispositif et sur « sa capacité à atteindre le public visé » (rapport final prévu en janvier 2017). L’évaluation de l’impact du programme sur la récidive et l’insertion des publics visés sera pour sa part menée « quelques années » après l’inclusion des premiers justiciables, leurs « trajectoires sociale et pénale » ne pouvant être examinées « au terme de quelques mois de prise en charge » (cahier des charges, annexe 1). « Il faut laisser le temps à l’expérimentation de se mettre en place, avant de vouloir en évaluer les effets », estime la présidente de la Mildeca.
Pluridisciplinarité et coordination
Ce qui représente d’emblée une avancée, c’est le travail en commun et en cohésion des différents professionnels intervenant auprès des probationnaires. Le partenariat justice-santé-social « a été pensé à tous les niveaux de l’expérimentation, qu’il s’agisse du comité opérationnel, composé des personnes mettant en œuvre l’expérimentation, ou du comité de pilotage, constitué des représentants institutionnels des différents services impliqués », expliquent Katia Dubreuil et Ruth Gozlan. En outre, des sessions de formations pluridisciplinaires communes ont été organisées en amont du démarrage du pro- gramme. « C’est vraiment une bonne chose que ces formations aient été communes: on dispose tous du même niveau d’information. Nous avons beaucoup appris sur les problématiques d’addiction. Cela nous a aussi permis de nous rencontrer, d’échanger », témoigne Aïda Chouk avec enthousiasme. En cela le dispositif rappelle les « juridictions résolutives de problèmes » apparues aux États-Unis à la fin des années 1980. Ces juridictions spécialisées (drogues, violences familiales…) ont pour caractéristiques la collaboration de l’ensemble des professionnels entre eux et autour du juge, une intervention judiciaire « humaine et thérapeutique », l’utilisation de mesures et sanctions « non éliminatoires »… Professeure de droit et criminologie, Martine Herzog-Evans rapporte que « les résultats de ces juridictions ont été spectaculaires sur la récidive, la soumission aux obligations et l’amélioration des problèmes d’addiction »(1).
Laure Anelli et Sarah Dindo
(1) Martine Herzog-Evans, Moderniser la probation française, l’Harmattan, 2013
Stages sécurité routière : l’art de la méthode
La surprise vient du ministère de l’Intérieur. Plus précisément de la délégation à la sécurité et à la circulation routière. Dans un arrêté du 21 juillet, une nouvelle génération de stages de sensibilisation à la sécurité routière apparaît. Avec un contenu précisément défini, reposant sur des études menées au niveau européen sur l’efficacité de ces dispositifs. Exposant clairement ses références théoriques (modèle de prévention des comportements à risque de Pro-chaska et Di Clemente, autorégulation du comportement de Carver et Sheier…), le stage a pour objectif la prévention des comportements à risque, à travers « l’auto-réflexion du conducteur en vue d’initier une stratégie personnelle de changement ». Ces stages, qui peuvent être imposés à des auteurs d’infractions routières, à titre de sanction ou d’obligation dans le cadre d’une peine de probation, conservent pour principal défaut leur courte durée (quatorze heures, sur deux jours). Néanmoins, le déroulé élaboré, enseigné dans le cadre de formations obligatoires à l’ensemble des animateurs, représente une innovation majeure en termes de méthode. Facile à dispenser, ne dépendant pas de la qualité de tel ou tel professionnel, fonctionnant sur un modèle commun et reproductible. Il est amené à remplacer le stage de première génération au fur et à mesure de la formation des animateurs, jusqu’au 1er janvier 2018 où seul le stage deuxième génération pourra être dispensé.
Concrètement, après un tronc commun de cinq heures sur les facteurs généraux de l’insécurité routière, les participants sont orientés vers un module « vitesse » ou « produits psychoactifs », à l’issue d’un entretien avec un psychologue. Le module « produits psychoactifs » commence par une séquence de libre expression sur les représentations de chacun à propos des produits et de leurs usages. La deuxième séquence porte sur les « attentes » des participants à l’égard des produits : analyser les raisons de sa consommation, « prendre conscience que la même substance peut produire différents effets et qu’un effet recherché peut être obtenu par différents moyens ». Cette phase se clôt par une « auto-évaluation » de ses pratiques : repérer les usages à risque ou nocifs, identifier les « seuils de sécurité », réfléchir à ce qui amène à conduire après avoir consommé… Une deuxième phase d’« analyse des influences » consiste à confronter ses opinions à celles des autres, afin notamment de prendre conscience de « l’influence du groupe » sur son propre comportement. Plusieurs séquences sont ensuite consacrées à l’acquisition de techniques pour développer ses capacités d’affirmation, de communication et son sentiment d’efficacité. La troisième phase d’« ajustement » permet à la personne de faire le point sur son niveau de motivation à changer de pratiques, de repérer son « comportement cible » (souhaité), de réfléchir à des moyens alternatifs pour répondre à ses besoins (de plaisir, notamment), d’apprendre des techniques de gestion du stress, et de mettre en place des stratégies personnelles favorisant l’attention aux autres et « l’intégration de la loi comme protectrice ».
Version consolidée du 21 juillet 2015 de l’arrêté du 26 juin 2012 fixant les conditions d’exploitation des établissements chargés d’organiser les stages de sensibilisation à la sécurité routière.