Trois ans après sa promulgation, l’application de la loi pénitentiaire « n’est pas à la mesure des espoirs qu’elle avait soulevés » écrivent les sénateurs Nicole Borvo Cohen-Seat et Jean-René Lecerf dans un rapport rendu public le 4 juillet 2012. Loin d’avoir bouleversé le quotidien des dizaines de milliers de personnes incarcérées chaque année en France, l’application effective de la loi du 24 novembre 2009 « se heurte encore à de nombreux obstacles ». Des sénateurs qui jugent aujourd’hui nécessaire que soit redonnée toute leur portée aux principes fondateurs de ce texte.
Ambitieuse était la tâche confiée par les commissions sénatoriales des lois et du contrôle de l’application des lois à Nicole Borvo (groupe communiste) et Jean-René Lecerf (UMP) : celle de dresser un état des lieux, deux ans après sa promulgation, de l’application de la loi pénitentiaire. Au final, le compte n’y est pas pour les parlementaires qui estiment que l’application effective des dispositions de loi « se heurte encore à de nombreux obstacles, […] faute, sans doute, d’une réelle volonté politique » et qui formulent vingt recommandations pour « redonner souffle aux principes fondateurs de la loi pénitentiaire » et la compléter « dans l’esprit et la logique qui avaient animé le législateur en 2009 » (1).
L’« inertie administrative » pointée du doigt
Le retard de l’entrée en vigueur des décrets d’application de la loi en est une illustration éclairante. Intervenue pour les premiers d’entre eux plus d’un an après l’adoption du texte, leur publication s’est en effet échelonnée jusqu’à 2012. Et deux d’entre eux restent toujours en souffrance dans les cartons du ministère, tels celui sur les règlements intérieurs types. Un manque de volonté politique également trahi par l’insuffisance des moyens octroyés pour mettre en œuvre les dispositions relatives aux aménagements de peine pour les peines de prison inférieures ou égales à deux ans : « l’étude d’impact accompagnant la loi estimait nécessaire la création de 1 000 emplois supplémentaires de conseillers d’insertion et de probation. Trois ans après l’entrée en vigueur de la loi, moins du tiers de ces postes ont été effectivement ouverts». L’augmentation importante de la population carcérale ces deux dernières années, résultante des dernières évolutions législatives et d’une politique pénale tendant à ramener à exécution toutes les peines d’emprisonnement ferme, y compris les plus courtes, a également « contrarié les orientations de la loi pénitentiaire » et « contribué à brouiller les objectifs poursuivis par le législateur en 2009 ». Le bilan dressé en matière d’aménagements de peine apparaît ainsi très loin des espérances du législateur de 2009. Les co-rapporteurs plaident pour un développement et une diversification de ces mesures, notamment de la semi-liberté, du placement à l’extérieur et de la libération conditionnelle. Et Jean-René Lecerf d’ajouter : « les chiffres [en matière de récidive pour les personnes qui en bénéficient] sont si éloquents qu’il n’y a pas beaucoup d’hésitations à avoir ! ». Les rapporteurs épinglent aussi sévèrement le dispositif des conseils d’évaluation, venu remplacer des commissions de surveillance « dont l’inefficacité avait été depuis longtemps dénoncée ». Selon eux, le pouvoir exécutif n’a en effet pas tiré les enseignements de l’échec de ces commissions et n’a pas donné aux conseils d’évaluation « une composition allégée qui leur permette d’exercer à la fois un rôle d’évaluation et de proposition ».
Une « culture pénitentiaire » rétive au changement
L’« interprétation restrictive » par l’administration pénitentiaire de nombreuses dispositions prévues dans la loi, en particulier des droits reconnus aux personnes détenues, est également soulignée. En ce qui concerne le respect de la liberté de conscience et de l’exercice du droit de culte, « les réponses sont encore inadaptées aux besoins de la population pénale » estiment les sénateurs, constatant notamment l’insuffisance d’aumôniers musulmans. Et Jean-René Lecerf de déplorer: « les aumôniers nationaux passent plus de temps à accompagner les personnes détenues aux douches et à les raccompagner ensuite en cellule pour éviter qu’ils ne se fassent frapper ou violer qu’à leur parler de religion ! ». La domiciliation dans l’établissement devait quant à elle permettre de faciliter l’exercice des droits civiques, le bénéfice de l’aide sociale légale et la facilitation des démarches administratives : elle reste pourtant « marginale » en pratique. En mai 2012, seules 275 personnes s’étaient domiciliées dans l’établissement pénitentiaire dans lequel elles étaient détenues, alors que plus de 100 000 personnes sont ou ont été incarcérées dans les prisons françaises depuis l’entrée en vigueur de la loi. Quant à l’obligation faite aux établissements de consulter les détenus sur leurs activités, « il faudrait la mettre en pratique ! » s’insurge le sénateur Lecerf, pointant du doigt « la culture pénitentiaire […] rétive à la consultation des détenus », tout autant qu’à « ouvrir les portes de la prison aux journalistes ». Il dénonce par ailleurs une interprétation « très restrictive » du droit à l’image – qui permet à toute personne d’accepter ou de s’opposer à l’utilisation de son image dans un documentaire ou un reportage – désormais reconnu aux personnes détenues. En matière de droits économiques et sociaux, le bilan s’avère aussi « décevant » : avec un taux d’activité de 39,1 %, masquant de fortes disparités entre établissements pénitentiaires, « l’emploi et la formation ne concernent aujourd’hui qu’une minorité de personnes détenues ». Conscient des efforts déployés par l’administration pénitentiaire, les co-rapporteurs restent néanmoins persuadés que « des moyens d’action existent et que des efforts supplémentaires devraient être accomplis » en la matière.
Maintien des liens avec l’extérieur : des objectifs à minima
Une section entière de la loi de 2009 – neuf articles au total – traite de la vie privée et familiale et des relations avec l’extérieur des personnes détenues. Les sénateurs notent à cet égard que « le choix d’implanter les nouveaux établissements […] à la périphérie souvent lointaine des centres urbains complique beaucoup l’organisation des visites » et alourdit le coût financier pour les familles. Disposition significative si elle venait à voir le jour, « un remboursement forfaitaire des dépenses de transport engagées pour visiter une personne incarcérée dans une prison éloignée » est préconisé par Jean-René Lecerf et Nicole Borvo. La possibilité pour toute personne détenue de bénéficier « d’au moins une visite trimestrielle » dans une unité de vie familiale (UVF) ou un parloir familial, se heurte quant à elle au manque d’unités dans les établissements pénitentiaires. Au 1er janvier 2012, seuls dix-neuf établissements disposaient d’UVF et neuf de parloirs familiaux relèvent les co-rapporteurs, qui ne manquent pas de s’inquiéter des objectifs que s’est fixé le ministère de la Justice en matière de construction de ces unités : ce n’est en effet qu’en 2016 que l’ensemble des établissements pénitentiaires devraient en être dotés, avec des durées prévues d’une demi-journée pour chaque parloir familial et une journée pour chaque visite en UVF. Une visée peu ambitieuse « puisque d’ores et déjà des familles peuvent être reçues jusqu’à trois jours consécutifs dans une UVF ». Si l’accès au téléphone pour l’ensemble des personnes est un progrès significatif apporté par la loi pénitentiaire, « l’équipement se réduit souvent à l’installation d’un ou de plusieurs appareils dans les coursives ou les cours de promenade », là où « seule une cabine permettrait de préserver l’intimité des échanges et de garantir notamment le droit des détenus de correspondre librement avec leur avocat ». Les parlementaires notent « l’effort engagé » en matière d’installation de téléphones mais relèvent également que 26 établissements n’en étaient toujours pas équipés au début de l’année 2012.
La loi pénitentiaire a également prévu pour les détenus les plus démunis une aide en nature (vêtements, matériel de correspondance…) ou en numéraire (aide financière). Les sénateurs estiment « qu’il n’y a pas lieu de privilégier l’aide en nature par rapport à l’aide en numéraire » comme c’est le cas actuellement. Et vont plus loin en reprenant à leur compte une proposition écartée des débats pendant l’examen du projet de loi, plaidant pour l’instauration d’un revenu minimal carcéral qu’ils estiment à 40 euros mensuels et dont le coût pour les finances publiques serait « modique ». Une aide qui « éviterait par exemple que de jeunes détenus qui souhaitent suivre une formation ne soient obligés d’y renoncer » au profit d’un travail en détention, offrant le plus souvent des tâches manuelles peu qualifiantes, répétitives et abrutissantes.
Une administration qui « souhaiterait que la loi […] puisse être modifiée »
La mise en œuvre de certaines dispositions demeure enfin « très problématique ». Il en est ainsi des fouilles intégrales, dont l’usage a été strictement encadré par la loi de 2009 : trois ans plus tard, la plupart des établissements pénitentiaires ont maintenu des régimes de fouilles à nu systématiques, notamment après les parloirs. « L’administration pénitentiaire […] souhaiterait que la loi pénitentiaire puisse être modifiée afin d’autoriser le recours aux fouilles intégrales dès lors que les personnes détenues auraient un contact avec l’extérieur », déplorent les sénateurs qui « ne sauraient accepter un tel retour en arrière » et réaffirment clairement que « le recours aux fouilles intégrales […] doit répondre aux principes de nécessité et de proportionnalité – elles ne peuvent revêtir le caractère systématique que présentent les pratiques actuelles ». Ils préconisent, afin de concilier principes de sécurité et de respect de la dignité de la personne, l’installation de scanners à ondes millimétriques, « permettant de visualiser les contenus du corps et de repérer la présence à la fois de substances illicites ou d’objets dangereux sans que la personne détenue ait besoin de se dévêtir ». L’investissement important que représenterait l’équipement de ce type de matériel s’avère « pleinement justifié au regard des enjeux qu’il représente tant vis-à-vis des personnels que des personnes détenues », estiment les rapporteurs.
En matière disciplinaire, ils rappellent sans détours que « le rôle dévolu au chef d’établissement au sein de la commission de discipline n’est pas conforme au principe d’impartialité commandé par la Cour de Strasbourg », et préconisent que soit « à minima » conféré aux assesseurs, personnes extérieures à l’établissement siégeant en commission de discipline, une voix délibérative. Le sénateur Lecerf rappelle enfin que la prise en charge des troubles psychiatriques, qui concernent 10 % des détenus « pour lesquels la peine [n’a] aucun sens et qui [n’ont] pas leur place dans ces établissements » n’a pas été traitée par la loi pénitentiaire. Constatant qu’« une grande loi sur la santé mentale rest(e) à prendre », il estime que cette situation « explique en partie le nombre élevé de suicides que l’on constate dans ces établissements ». Des suicides sur lesquels il n’existe toujours pas « de statistiques fiables et sures ». Le nombre de personnes qui mettent fin à leurs jours lors d’une permission de sortir ou qui décèdent à l’hôpital des suites d’une tentative de suicide en cellule « n’est pas comptabilisé », relèvent les sénateurs qui en profitent pour prendre le contre-pied de la politique de prévention menée par l’administration pénitentiaire : « le problème n’est pas d’empêcher le suicide des personnes détenues mais de leur donner une raison de vivre ».
Devant les limites intrinsèques de la loi de 2009 et les nombreux obstacles apparus dans sa mise en œuvre, les sénateurs sonnent la mobilisation générale de l’ensemble des acteurs, « services publics de l’État, collectivités locales, entreprises, représentants de la société civile et citoyens », estimant que « la réussite ou l’échec de la loi pénitentiaire n’engage pas seulement la responsabilité de l’administration pénitentiaire mais celle de la société tout entière ». Sans réelle conviction que cela suffise, d’autant que « l’adhésion à la loi des personnels pénitentiaires reste mitigée ». Et le sénateur Lecerf, devant l’immensité du chemin qu’il reste encore à parcourir, de rappeler que l’« on juge une société à l’état de ses prisons » et d’implorer : « je souhaiterais, pour la France, qu’on nous laisse encore un petit délai ! ».
Samuel Gautier
(1) Jean-René Lecerf et Nicole Borvo Cohen-Seat, Loi pénitentiaire : de la loi à la réalité de la vie carcérale, Rapport d’information n°629 (2011-2012), 4 juillet 2012.