Dans une thèse soutenue en octobre 2024 à l’université Sorbonne Paris Nord, l’épidémiologiste Alexis Vanhaesebrouck étudie les facteurs de risque associés au suicide en prison, à partir de données d’une exhaustivité inédite. Ses analyses éclairent d’un jour nouveau la prégnance affolante du risque suicidaire derrière les murs.
Sur quelles données se fondent vos analyses ?
Alexis Vanhaesebrouck : J’ai largement exploité les résultats d’une récente étude coordonnée par Santé publique France, sur l’ensemble des 598 suicides survenus en prison entre 2017 et 2021. En croisant les données de l’administration pénitentiaire avec celles des soignants intervenant en détention, elle donne accès à beaucoup d’informations sur les circonstances de ces suicides et le profil des personnes concernées. Et pour pouvoir comparer avec les autres personnes détenues, j’ai construit une cohorte rétrospective à partir d’une base de données de l’administration pénitentiaire sur l’ensemble des incarcérations en France entre 2017 et 2020.
Quel écart mesurez-vous entre les taux de suicide en prison et en dehors ?
L’étude de Santé publique France montre qu’à âge égal, le risque de suicide est dix fois plus élevé en prison qu’en population générale chez les hommes, et quarante fois plus chez les femmes. La différence est plus importante en France que dans la plupart des pays comparables. Nicolas Bourgoin observait déjà des écarts importants dans les années 1980[1], mais ils se sont encore accentués. Sur les vingt dernières années, c’est principalement parce que le taux de suicide a baissé en population générale, alors qu’il est relativement stable en prison.
À quoi tient un tel écart entre hommes et femmes ? Faites-vous d’autres observations liées au genre ?
Les données sont compliquées à interpréter, car le nombre de femmes incarcérées est réduit. Mais en population générale, les hommes se suicident trois ou quatre fois plus que les femmes, alors qu’en prison, hommes et femmes se suicident à peu près autant. Il y a donc un effet de rattrapage en détention. Ce n’est pas observé qu’en France : une étude internationale de 2024, portant sur 82 juridictions, n’a pas non plus relevé de différence majeure selon le genre dans le suicide en détention[2].
Le risque de suicide est souvent décrit comme particulièrement important au début de l’incarcération. Le confirmez-vous, et pouvez-vous établir un lien avec d’autres facteurs ?
De nombreuses études observationnelles ont en effet montré un nombre élevé de suicides en début d’incarcération[3], mais ces données n’avaient pratiquement jamais été comparées avec ce qu’il se passe au cours du parcours de détention. Mes travaux confirment que le taux de suicide est sept fois plus élevé au cours de la première semaine d’incarcération qu’après six mois. Et ce, même si l’on neutralise d’autres facteurs. C’est particulièrement marqué dans le cas des infractions les plus graves, ce qui peut suggérer un lien avec ce qui précède immédiatement l’incarcération : l’arrestation, le remords, le rejet par l’entourage… Ou encore avec la stigmatisation des auteurs d’infraction à caractère sexuel en prison, par exemple. D’une manière générale, c’est bien sûr un moment marqué par une rupture brutale d’environnement, le fameux « choc carcéral ».
Le risque de suicide particulièrement élevé que l’on observe en maison d’arrêt est entièrement lié au début de l’incarcération et à la détention provisoire. Si l’on neutralise ces facteurs, on ne retrouve plus de différence avec les centres de détention.
Pourquoi vous êtes-vous particulièrement penché sur les facteurs déclencheurs des suicides en prison, plutôt que sur les éventuels facteurs de vulnérabilité préexistants ?
La littérature scientifique sur les facteurs associés au suicide privilégie généralement ceux qui agissent sur le long terme. Les facteurs déclencheurs ou précipitants, par définition plus ponctuels, sont plus difficiles à repérer. L’étude de Santé publique France comprenait justement un questionnaire adressé aux médecins pour savoir si un événement traumatique avait eu lieu la semaine précédant le passage à l’acte. Et pour un grand nombre de personnes, c’était effectivement le cas.
Encore fallait-il savoir s’il y avait une association statistique. C’est l’un des principaux apports des travaux menés sur la cohorte rétrospective que d’étudier l’association entre le suicide et certains événements en détention. De précédentes études démographiques avaient déjà mis en lumière une forte association entre suicide et placement au QD [quartier disciplinaire][4]. Pour ma part, j’ai étudié quatre événements récurrents : le placement au quartier disciplinaire, au quartier d’isolement, l’annonce d’une condamnation à une peine de prison ferme et le transfert dans une autre prison.
Et quelles associations constatez-vous entre ces quatre événements et les suicides en détention ?
L’association la plus forte reste avec le QD : le risque de suicide est multiplié par 20 tout au long du placement au QD. Le jour du placement au QD, le risque de suicide était même multiplié par 40 en 2017-18, et par 120 en 2019-20. Entre les deux, un décret durcissant le régime disciplinaire est entré en vigueur[5].
De manière un peu moins marquée, le risque augmente aussi dans les deux semaines suivant un transfert ou un placement à l’isolement : il est respectivement multiplié par trois et demi et par sept. En revanche, et cela peut sembler contre-intuitif, le risque de suicide a tendance à diminuer dans les jours qui suivent une condamnation à de la prison ferme. On peut supposer que le verdict met fin à une période d’incertitude, permet de se projeter même à très long terme, mais ce ne sont que des hypothèses. Dans une autre étude, une personne détenue témoignait aussi de son soulagement d’avoir pu vider son sac à l’audience[6].
On peut vraiment parler de facteurs de risque, plus que de simples corrélations. Car non seulement l’association statistique entre le suicide et ces quatre événements est assise sur un schéma expérimental solide, mais elle persiste quand on neutralise d’autres facteurs, comme l’âge, le type d’infraction, etc.
Si le risque suicidaire est particulièrement élevé au QD, vous notez que les personnes qui y sont passées ne se suicident pas plus que les autres une fois qu’elles en sont sorties. Quelles conclusions en tirez-vous ?
On pourrait tenter d’expliquer le risque élevé de suicide au QD par le profil des personnes sanctionnées, en supposant qu’elles y sont plus prédisposées que la moyenne. Sauf qu’en effet, on ne retrouve pas d’association « à distance » entre le suicide et un passage au QD. Cette hypothèse perd donc du poids au profit d’explications plus spécifiquement liées aux conditions de détention au QD, et peut-être aux circonstances qui ont précédé le placement, ou au cumul des sanctions : on sait qu’être placé au QD peut entraîner la suppression d’une permission de sortie, d’un aménagement de peine, etc.
Vous soulignez la persistance de cette forte association entre suicide et QD, alors même que c’est un axe important des politiques de prévention mises en place par les pouvoirs publics. Comment l’expliquer ?
Ce lien se maintient en effet à un niveau très élevé depuis longtemps – au moins depuis les années 1980. C’est donc un phénomène bien connu, et la lutte contre l’isolement au QD est l’un des axes du plan national de prévention du suicide élaboré en 2009. Mais malgré cela, le taux de suicide au QD n’a pas baissé en valeur absolue, et il reste beaucoup plus élevé qu’en détention ordinaire. Sans doute les mesures visant à lutter contre l’isolement n’ont-elles pas été appliquées avec la même rigueur dans tous les établissements pénitentiaires : vous avez-vous-mêmes montré que l’accès à la radio au QD n’était pas forcément effectif, par exemple, ou qu’elle n’était pas forcément branchée sur la fréquence voulue, etc[7]. Mais cette persistance interroge plus fondamentalement sur le recours au QD, et suggère qu’il serait temps d’envisager d’autres dispositifs.
Quels liens établissez-vous entre suicide, encellulement individuel et surpopulation carcérale ?
Le risque de suicide est quatre fois plus élevé chez les personnes qui sont seules en cellule – trois fois plus, si l’on exclut le QD et le QI. Mais attention : si certains codétenus peuvent apporter du réconfort moral, cela ne veut pas nécessairement dire que l’on se sent mieux à plusieurs, surtout dans des cellules qui ne sont pas prévues pour.
Les études qualitatives rapportent des effets contrastés sur la santé mentale, variables selon les individus et les conditions de détention. Ce qui est sûr en revanche, c’est que la promiscuité limite la possibilité matérielle de passer à l’acte. Mais si l’on en est à promouvoir l’encellulement à plusieurs pour lutter contre le suicide, cela pose des questions de santé publique : se préoccupe-t-on vraiment de la santé mentale des personnes détenues, ou l’essentiel est-il de les maintenir en vie à tout prix ?
Globalement, je ne trouve pas d’association statistique entre suicide et surpopulation.
La littérature internationale n’observe pas non plus de résultats convergents. Cela dit, après six mois d’incarcération, je retrouve un risque de suicide plus élevé en cas de surpopulation. C’est un résultat fragile, qui doit encore être confirmé, reproduit, mais il ouvre des pistes. Je fais l’hypothèse qu’avec le temps, la personne identifie peut-être mieux les moments où elle peut se retrouver seule pour passer à l’acte. Tandis que la dégradation de la santé mentale liée à la surpopulation persiste sans doute, voire s’accentue.
Quels futurs axes de recherche pourraient permettre de mieux comprendre la réalité du suicide en prison ?
Il serait utile de prendre en compte davantage de facteurs, comme les caractéristiques propres des établissements pénitentiaires. Ou encore de s’intéresser au milieu ouvert : on a des données sur les personnes écrouées, mais quid de celles qui sont en sursis probatoire, en TIG [travaux d’intérêt général], etc. ? Au Royaume-Uni, le risque de suicide est au moins aussi élevé chez les personnes en probation qu’en détention[8] : c’est très inquiétant.
Des études internationales mettent aussi en relief une augmentation du taux de suicide à la sortie de prison[9]. En France, on sait que la mortalité globale des sortants de prison est plus importante qu’en population générale[10], mais on ne sait pas ce qu’il en est pour le suicide en particulier. Cela pose la question de la stigmatisation et de la désadaptation des personnes détenues : comment retrouve-t-on une place dans la société quand on sort de prison ?
Propos recueillis par Odile Macchi et Johann Bihr
Cet article a été publié dans le Dedans Dehors N°124 : Dix fois plus de suicides en prison qu’à l’extérieur
[1] Nicolas Bourgoin, Le suicide en milieu carcéral, Population, 48(3), 1993.
[2] Adrian P. Mundt, Pablo A. Cifuentes-Gramajo, Gergő Baranyi, Seena Fazel, “Worldwide incidence of suicides in prison: a systematic review with meta-regression analyses”, The Lancet, 29 mai 2024.
[3] Alexis Vanhaesebrouck, Thomas Fovet, Maria Melchior, Thomas Lefevre, “Risk factors of suicide in prisons : a comprehensive retrospective cohort study in France, 2017-2020”, Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, 9 avril 2024.
[4] Géraldine Duthé, Angélique Hazard, Annie Kensey, « Suicide des personnes écrouées en France : évolution et facteurs de risque », Population, 69(4), 2015.
[5] Décret n° 2019-98 du 13 février 2019 modifiant les dispositions réglementaires du code de procédure pénale relatives au régime disciplinaire des personnes détenues (NOR : JUSK1823639D).
[6] Gilles Chantraine, Par-delà les murs, Presses Universitaires de France, 2004.
[7] Au cœur de la prison : la machine disciplinaire, OIP, 2024.
[8] Jake Phillips, Nicola Padfield, Loraine Gelsthorpe, “Suicide and community justice”, Health & Justice, 6(1),ao.t 2018.
[9] Ted R. Miller, Lauren M. Weinstock, Brian K. Ahmedani et al., “Share of Adult Suicides After Recent Jail Release”, JAMA Network Open, 7(5), mai 2024.
[10] Aline Desesquelles, Annie Kensey, “The death toll of French former prisoners”, European Journal of Epidemiology, 32(10), octobre 2017.