De par sa nature et son fonctionnement, la prison est, fondamentalement, génératrice de violence. Une violence multiforme, dont celle exercée par les surveillants sur les détenus n’est que l’une des nombreuses expressions. Entretien avec la sociologue Antoinette Chauvenet, pour tenter d’en identifier les principaux facteurs.
Quels sont selon vous les principaux facteurs à l’origine des violences de la part des surveillants ?
Ils sont nombreux, mais je ne développerai ici que ceux qui me paraissent les plus importants. Il y a d’abord la contradiction entre les exigences du métier de surveillant et les moyens de les satisfaire. Leur rôle tend à se vider de sa substance. Ça tient à beaucoup de choses : la surpopulation carcérale d’abord qui augmente les tensions, accroît la charge de travail des personnels et réduit les interactions. La bureaucratisation du métier de surveillant va dans le même sens. C’est un métier ingrat et peu reconnu tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Mais c’est aussi un métier aliénant et dévorant. Dans une maison d’arrêt du Nord, j’ai entendu le chef de détention dire que les meilleurs éléments parmi les surveillants qu’il avait dans sa prison s’en allaient les uns après les autres. Ils se donnaient à fond dans leur travail, puis au bout de quelques années, ils considéraient que leur travail était vain, n’avait pas de sens, et ils quittaient l’administration pénitentiaire.
Certains acteurs évoquent aussi l’architecture et la taille des établissements qui déshumanisent les prisons…
Elles entrent en effet en jeu, puisqu’elles vont plus ou moins favoriser la proximité entre surveillants et personnes détenues. Les nouvelles prisons ultra-sécuritaires sont conçues de telle manière qu’elles induisent une distance de plus en plus importante entre détenus et surveillants. Les contacts humains se raréfient, y compris avec les autres acteurs de la détention. À l’époque, j’avais enquêté dans une maison d’arrêt où les travailleurs sociaux avaient leur bureau en plein centre de la détention, toujours ouvert. Les surveillants venaient souvent discuter et la violence des personnels envers les détenus avait largement diminué. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de travailleurs sociaux à proprement parler, il n’y a que les CPIP [conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation], et leurs bureaux sont toujours éloignés des lieux de détention.
La distance instaurée entre personnels et détenus contribue à un plus grand isolement et ne favorise pas l’interconnaissance. Or, la peur augmente avec le fait de ne pas connaître la personne que l’on a en face de soi, et peut amener à des comportements violents. Les uns comme les autres peuvent vite se retrouver pris dans un enchaînement de réactions, où la violence répond à la peur. La méconnaissance de l’autre entraîne aussi ce que j’appelle le « malentendu partagé ». C’est ce phénomène selon lequel chacun croit être seul à ne pas se reconnaître dans l’identité qui lui est assignée, que ce soit celle du détenu dur et méchant ; ou celle du surveillant inflexible et maltraitant.
En quoi ce « malentendu » entretient-il la violence ?
Cela conduit aux faux-semblants, la majorité ayant le réflexe d’endosser ce rôle, avec des comportements qu’ils n’auraient pas dans la vie ordinaire. Or, si tout le monde joue à avoir l’air méchant, cela favorise les violences. Autre conséquence : les surveillants pensent tous qu’ils sont plus « cool » avec les détenus que leurs collègues. La majorité des surveillants surestimant l’hostilité des collègues vis-à-vis des détenus, chacun se montre plus dur qu’il ne le serait en suivant son for intérieur. En outre, ce malentendu n’incite pas à échanger et à construire une culture commune fondée sur les valeurs du dialogue, de l’échange avec les détenus. Résultat, la seule culture commune que les surveillants puissent avoir se construit en cas de danger : ils parlent entre eux du danger, et le seul moment où ils sont solidaires, c’est face au danger. Si bien que la solidarité des surveillants en tant que collectif de travail peut vite se transformer en solidarité des surveillants en tant que collectif de travail peut vite se transformer en solidarité contre les détenus, favorisant les violences commises en groupe, mais aussi l’omerta.
Les directeurs n’ont-ils pas un rôle à jouer pour prévenir ce type de phénomène ?
C’est le plus important à mes yeux : la politique des directeurs d’établissement en la matière. J’ai passé six mois dans une maison d’arrêt dans laquelle le directeur avait une politique très ferme de non-violence. Il voulait à tout prix éviter à la fois les violences des détenus entre eux, sur les surveillants, et celles des surveillants sur les détenus. Pour cela, outre qu’il affichait cette volonté, il impliquait son équipe – les chefs de bâtiments en particulier – dans toutes les décisions qui concernaient la marche de l’établissement. La hiérarchie appréciait beaucoup ce directeur, les surveillants aussi, de même que les détenus d’ailleurs. Les agents essuyaient des violences de la part des détenus, mais il y en avait peu en retour. Il faut ajouter que c’était l’établissement où les surveillants manifestaient le plus de satisfaction au travail, insistant sur l’importance du bon contact humain avec les détenus, et où ils avaient le moins peur. C’était aussi l’établissement où la justice au prétoire était la mieux assurée, tant du point de vue des détenus que des personnels : le directeur n’avait pas peur de sanctionner les détenus, mais il savait aussi recadrer ses équipes quand il le fallait, tout comme il savait être présent et les soutenir quand il le fallait.
C’est-à-dire, comment s’y prenait-il ?
Je me souviens d’un jour où il était très inquiet des suites d’une décision qu’il comptait prendre dans une affaire où un détenu avait frappé un surveillant, qui l’avait cogné à son tour. Le directeur a sanctionné le détenu, mais moins que ce qu’attendaient les surveillants. Et il a recommandé qu’une sanction soit prise contre le surveillant. Et surtout, il a pris le temps d’expliquer sa décision à son équipe. Ses arguments : le surveillant, jeune, n’avait pas réagi en vrai professionnel. Il n’avait pas encore acquis les bases du métier. Le lendemain, j’ai entendu les surveillants reprendre les arguments du directeur avec satisfaction. « Ce n’est pas un vrai professionnel » – sous-entendu : « Il y en a qui sont de vrais professionnels ! ». Ça a marché, il n’y a pas eu de protestation.
À l’inverse, j’ai connu un établissement qui fonctionnait très mal. Il y avait une coupure entre direction et hiérarchie. Ils laissaient faire les surveillants. C’est l’établissement où les surveillants avaient le moins de satisfaction à aller au travail. C’est aussi l’établissement où les détenus se plaignaient le plus de violences de la part des surveillants.
Mais la marge de manœuvre des directeurs dépendra aussi du soutien qu’ils penseront avoir de la part de leur propre hiérarchie. Si l’administration centrale hésite à sanctionner, il est clair que les directeurs hésiteront également… J’ai par exemple souvenir d’un directeur furieux parce qu’il avait demandé l’éviction de surveillants stagiaires mais que l’administration était passée outre.
Vos recommandations pour prévenir ce type de violences ?
Il faut absolument agir sur les facteurs conjoncturels de la violence que sont la surpopulation carcérale mais aussi l’augmentation continue de la durée des peines. Une étude menée par Maud Guillonneau et Annie Kensey en 1998* montrait en effet que l’accroissement du nombre de violences en prison était imputable à l’allongement de la durée des peines criminelles. Or, les comportements violents des détenus favorisent les risques de représailles de la part des surveillants. Dans les formations, il faudrait aussi insister sur les méthodes d’intervention, leur inculquer une solide déontologie, et évidemment mettre l’accent sur la sécurité dynamique, basée sur la relation. Ce serait aussi intéressant de les sensibiliser à ce phénomène d’ignorances multiples, ce fameux malentendu partagé, pour leur permettre de le contrer. Ensuite, au sein des établissements, un « débriefing » devrait être systématique après chaque intervention pour analyser les pratiques qui ont été mises en œuvre et pointer ce qui a été mal fait et ce qui a été bien fait. Et notamment quand un surveillant a été frappé par un détenu, parce que certains traînent des histoires terribles et ont de telles rancœurs qu’ils ne peuvent plus travailler correctement et haïssent leur métier.
Propos recueilli par Cécile Marcel et Laure Anelli