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Des femmes et des peines

Natacha Chetcuti-Osorovitz a enquêté plusieurs mois dans le quartier femmes d’un centre de détention. De dizaines d’entretiens menés avec de prisonnières condamnées à de moyennes et longues peines, elle tire une typologie croisant parcours de vie et positionnement par rapport à la peine et aux attentes de l’institution. Un motif récurrent lie ces femmes : la violence liée au genre.

Qui sont les femmes que vous avez rencontrées dans ce centre de détention ?

Natacha Chetcuti-Osorovitz : Les profils des femmes rencontrées sont variés : elles ont entre 25 et 70 ans, et purgent des peines allant de cinq ans de prison à la perpétuité. Elles viennent de classes sociales relativement diversifiées, même si les classes populaires et les étrangères au statut précaire sont très représentées. À partir de la centaine d’entretiens que j’ai pu réaliser, j’ai défini quatre grandes catégories qui se caractérisent par le parcours de vie de ces femmes mais aussi leurs façons de vivre leur peine. Il faut cependant souligner que la question des violences liées au genre transcende cette typologie : la plupart des femmes que j’ai rencontrées en prison ont été victimes de violences masculines, conjuguées parfois à d’autres types de violences, sociales et économiques.

Pouvez-vous détailler votre typologie ?

Pour une première partie des femmes, la prison est vécue comme un lieu et un moment pour soi, une « chambre à soi maudite »(1) en quelque sorte. La peine leur permet de s’extraire de l’environnement familial, conjugal, dans lequel beaucoup d’entre elles ont subi des violences masculines, contre lesquelles elles n’ont pas toujours eu de recours. Bien souvent, leur situation de domination dans le couple s’inscrit dans une continuité biographique, une histoire familiale dans laquelle elles ont pu subir des violences, y compris sexuelles. Le moment carcéral leur permet de s’arrêter sur ellesmêmes. Elles disent « là au moins, je prends soin de moi ». C’est un temps de reconnaissance pour elles, et de reconnaissance des violences vécues. Ces femmes vont souvent se conformer aux attentes de l’administration pénitentiaire et se saisir des demandes du parcours d’exécution de peine, qui repose sur trois notions : culpabilité, responsabilité et réflexivité sur les faits.

Vous parlez des violences subies par ces femmes, pouvez-vous nous en dire plus ?

Il ne s’agit pas forcément de violences physiques. Elles sont parfois plus invisibles, et pas toujours reconnues comme telles par les acteurs de l’expertise du parcours d’exécution de peine (PEP). Par exemple, beaucoup de femmes décrivent des situations de violences liées à la division sexuelle du travail. Assignées à un rôle de pourvoyeuses de services au sein de la famille, corvéables de 4h du matin à minuit, ces femmes étaient au fond désappropriées, dépossédées d’elles-mêmes. Avec cette sensation qu’être une femme, c’est être au service de l’autre. Cette situation de domination dans le cercle familial et parfois même au-delà s’articule souvent à une situation de domination sociale, ces femmes venant généralement de classe populaire ou de petite classe moyenne. Elles ont souvent une timidité, une honte sociale qui les empêche de se penser autrement qu’à la place à laquelle elles ont été assignées en tant que femme. C’est dans ce contexte que s’est construit le passage à l’acte, même si on ne peut pas établir de causalité.

La peine constitue-t-elle un moment de prise de conscience de leur situation de domination ?

Certaines vont en effet remettre en question leur couple, cette position de retrait d’elle-même dans laquelle elles sont. Cela pose d’ailleurs question : s’il faut passer par la prison pour, à un moment donné, être en mesure de remettre en cause ces rapports, cela interroge sur nos structures sociales… En outre, en prison aussi, ce processus peut être entravé : pendant ce parcours de peine, il faut qu’elles jouent le jeu du couple harmonieux si elles veulent négocier une conditionnelle. Donc elles se retrouvent dans une situation paradoxale : à la fois, il faut qu’elles montrent qu’elles prennent conscience de certaines situations d’inégalités sexuées, mais en même temps, si cela entraîne un trop grand bouleversement, cela peut se retourner contre elles…

« Pour certaines, la prison est vécue comme une ‘‘chambre à soi maudite’’. La peine leur permet de s’extraire de l’environnement familial, conjugal, dans lequel beaucoup d’entre elles ont subi des violences. »

Toutes les femmes qui ont subi des violences vivent-elles forcément la prison comme une « chambre à soi maudite » ?

Non bien sûr. Pour une deuxième catégorie de femmes, qui ont parfois écopé de très longues peines, jusqu’à trente ans, le sentiment qui domine est celui d’une injustice, d’avoir été « mal jugées ». Elles refusent la définition de soi comme auteure de violences puisqu’elles se définissent d’abord comme victimes de violences masculines antérieures. Elles expliquent que le recours à la violence a été, au fond, une réponse à une situation qu’elles ont perçue comme désespérée. Qu’elles étaient dans une position de légitime défense – même si cela ne correspond pas à la définition légale de la légitime défense, puisqu’elles ont agi de façon parfois très décalée dans le temps. Pour ces femmes, la peine ne fait vraiment pas sens. Elles sont dans un mode conflictuel, en opposition constante avec les experts, les acteurs de la pénitentiaire…

Qu’en est-il des deux autres catégories de femmes ?

Pour une troisième catégorie, on peut parler d’une « professionnalisation » de la peine, au même titre que ce que Gilles Chantraine a observé dans les détentions d’hommes. Incarcérées pour trafic de stupéfiant ou association de malfaiteurs par exemple, ces femmes avaient anticipé, intégré le risque d’incarcération au moment de leur passage à l’acte. Familières du milieu, elles connaissent le jargon juridique et carcéral, ce qu’il faut faire pour obtenir un aménagement de peine, etc. Mais à la différence des hommes, pour qui l’incarcération peut constituer un élément de distinction positive et réaffirmer une certaine masculinité – « il a connu la prison, c’est un homme » – le passage en prison n’est pas qualifiant pour ces femmes. Au contraire même : dans la quasi-totalité des récits, il emporte plutôt la perte du statut de femme, vient le remettre en question. Le parcours de ces femmes se distingue aussi de celui des hommes par la place qu’elles ont dans la division sexuelle du travail criminel. La majorité des femmes que j’ai rencontrées occupaient des fonctions moins lucratives que leurs associés masculins. Elles sont souvent à des postes de revente, qui les exposent au harcèlement de la part de la clientèle. Je pense aussi à des femmes impliquées dans le transport international de stupéfiants. Étrangères, sans papiers, elles ont pris le risque d’être emprisonnées loin de leurs proches.

Celles que l’on appelle « mules », très nombreuses dans certaines maisons d’arrêt d’Île-de-France. On les retrouve donc aussi en centre de détention, pour de longues peines ?

Absolument. Elles se retrouvent généralement dans une situation de pauvreté importante en prison, isolées linguistiquement, culturellement mais aussi affectivement. En outre, elles sont peu accompagnées par les professionnels pendant leur détention, parce qu’elles ne maîtrisent pas le français, mais aussi parce qu’on sait qu’à la fin de leur peine, elles seront expulsées. Enfin, on trouve dans cette catégorie les femmes qui s’auto- désignent comme « Roms ». Souvent prises dans des relations de dépendance avec des hommes, elles subissent, au contraire des « mules », un contrôle social important en prison, parce qu’elles sont souvent incarcérées avec d’autres femmes de la même communauté.

La dernière catégorie que vous avez identifiée est très spécifique.

Il s’agit des indépendantistes basques. Pour elles, la peine s’inscrit dans un parcours politique et militant. Il y a donc toujours une nécessité d’action, mais autrement : cela passe par la modification de leurs conditions d’incarcération, mais aussi par la recherche de modes de réorganisation. Ces dernières revendiquent le statut de « prisonnières politiques », que l’État français leur refuse, et auquel il substitue celui de « terroristes ». Avant 2018, cette demande s’accompagnait d’un ensemble de revendications collectives, et notamment le regroupement des prisonnières et leur rapprochement du pays Basque. Cela supposait aussi la levée du statut de DPS – détenue particulièrement signalée, un statut qui entraîne des difficultés concernant les déplacements, notamment pour les extractions médicales. Depuis 2018 et l’établissement du processus de paix, il n’y a plus de position collective pour les prisonnières. Chacune, comme elle peut, doit désormais tout faire pour sortir au plus vite de prison. Souvent, elles ont toutes les preuves d’insertion : promesse d’embauche, attestation de logement, etc., mais ça ne suffit pas. Dans bien des cas, les prisonnières politiques basques sont sous le coup d’une interdiction de territoire français définitif. Cette contrainte rend de facto impossible leur libération conditionnelle.

Recueilli par Laure Anelli

(1) Expression utilisée en référence à l’œuvre de Virginia Woolf, Une chambre à soi, retraduite par Un lieu à soi en 2016.

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